Palme d'or au Festival de Cannes 2024
Le nouveau film du cinéaste américain Sean Baker raconte une jeune travailleuse du sexe se transformant en cendrillon des temps modernes lorsqu’elle rencontre le fils d’un oligarque russe. La Palme d’Or du Festival de Cannes 2024 !
Après Los Angeles (Starlet, Tangerine), Orlando (The Florida Project) et Texas City (Red Rocket), c’est à Brooklyn (non loin du quartier russe de Brighton Beach tant filmé par James Gray) que Sean Baker a décidé cette fois de poser ses trépieds. Si Anora ne révolutionne pas son cinéma, il constitue une nouvelle pièce de choix à accrocher dans sa belle galerie de « hustlers ». Un terme qui signifie quelque chose comme « personne débrouillarde luttant pour gagner sa vie », quand il ne s’utilise pas, plus prosaïquement, pour dire « prostituée ».
La protagoniste éponyme est une « danseuse exotique » dont s’énamoure un gosse d’oligarques russes après s’être payé ses services dans un strip club. Lors d’un voyage à Las Vegas, le trust fund baby pourri gâté déclare sa flamme à sa compagne tarifée et, plus vite qu’il ne faut pour l’écrire, l’épouse. C’est le début des ennuis, l’heure et demie suivante étant rythmée par les efforts déployés des trois hommes de main des riches parents pour faire annuler la maudite union.
À partir d’un vocabulaire filmique de gangster movie new-yorkais largement labouré par Scorsese, Lumet ou plus récemment par les frères Safdie, Sean Baker impose son propre style, à la fois hystérique (dans la bouche) et doux (dans le regard), filmant notamment des scènes d’engueulades interminables et très drôles. Il se passe au fond très peu de choses dans Anora, mais ce très peu devient beaucoup dans les mains d’un portraitiste aussi généreux que Baker.
Sa plus belle idée est néanmoins d’avoir imaginé une bande de nervis nuls, incapables d’exécuter la moindre tâche sans se prendre les pieds dans le tapis — qui ne jureraient d’ailleurs pas chez les frères Coen. Peu à peu, une forme de solidarité en pointillés se dessine entre l’un des sbires russes (l’excellent Youriy Borissov, vu dans Compartiment N°6) et la jeune danseuse (démente Mikey Madison). Tous deux comprennent que dans ce monde ultracapitaliste et cynique, il et elle sont les perdant·es de l’histoire. Et que tant qu’à faire, autant être deux pour perdre.
Fidèle à son éthique, Sean Baker ne les juge pas, gardant ses flèches pour celleux qui les exploitent. Surtout, dans un dernier plan qu’on ne révélera pas, le cinéaste fait accéder son personnage principal, Ani, à quelque chose qu’elle n’a pas eu jusqu’à présent : juste un peu d’amour, un geste gratuit auquel répond un autre geste gratuit. C’est peut-être le plus beau plan qu’il ait jamais filmé.
d’après JACKY GOLDBERG, Les Inrocks