Un dossier pédagogique
réalisé par les Grignoux et consacré au film
Le Colonel Chabert
d'Yves Angelo
Ce dossier consacré au Colonel Chabert est aujourd'hui épuisé. Il est ici reproduit dans son intégralité.
(La totalité du dossier se trouve sur cette page : chaque ligne du sommaire renvoie à l'endroit exact de la page.)
On peut lire la nouvelle de Balzac, le Colonel Chabert, ou voir le film qu'en a tiré Yves Angelo, sans connaître précisément le contexte historique où ils s'inscrivent. Ce contexte permet cependant de mieux comprendre cette oeuvre et les nombreuses allusions qu'elle contient ainsi que certaines différences entre le texte de Balzac et l'adaptation contemporaine d'Angelo. On essayera dès lors de préciser dans les pages qui suivent à destination d'un public d'adolescents les points essentiels de l'histoire qu'il faut connaître à ce propos.
C'est en 1832 que Balzac rédige le premier état du Colonel Chabert qui s'appellera d'abord la Transaction. Le texte sera plusieurs fois remanié jusqu'en 1844, changera de titre, s'intégrera dans les «Études de moeurs», une des sections de la Comédie humaine, ce vaste ensemble qui rassemble, sous une forme ordonnée voulue par Balzac lui-même, ses principaux romans.
Ces romans et notamment le Colonel Chabert ne décrivent cependant pas l'époque contemporaine, celle où a vécu et surtout écrit Balzac. Balzac a écrit l'essentiel de son oeuvre (la Comédie humaine) sous la monarchie de Juillet, celle du roi Louis-Philippe, dont le régime était né de la révolution de 1830; mais la plupart de ses romans se déroulent à l'époque immédiatement antérieure, la Restauration, qui dura de 1815 à 1830. La visite du colonel Chabert chez l'avoué Derville se passe ainsi en 1818 (1816 dans les premières éditions), c'est-à-dire dans les toutes premières années du règne de Louis XVIII. L'action du roman débute cependant encore plus tôt puisque la carrière du colonel se déroula pour l'essentiel sous le consulat (1799-1804) puis l'Empire napoléonien (1804-1815) et qu'il mourut, du moins officiellement, à la bataille d'Eylau en février 1807.
Or, historiquement, ces époques et les régimes qui les caractérisaient étaient fort différents d'un point de vue politique et social, différences qui étaient présentes à l'esprit de Balzac et qui transparaissent dans son oeuvre en général et dans le Colonel Chabert en particulier.
Essayons à présent de caractériser ces époques dans l'ordre chronologique.
La figure presque légendaire de Napoléon masque souvent l'origine historique de l'Empire qu'il a essayé de fonder. L'Empire est une conséquence inattendue des soubresauts de la Révolution française qui débute en 1789.
La Révolution, on le sait, a mis fin à l'Ancien Régime qui se caractérisait en particulier par une inégalité de statuts qui distinguaient les ordres privilégiés, le clergé et la noblesse, du Tiers État. L'Ancien Régime se définissait également comme une monarchie absolue qui ne reconnaissait pas ou peu de limites à sa souveraineté (même si, dans les faits, ses pouvoirs étaient effectivement limités) et ne tirait donc pas sa légitimité d'une forme quelconque de volonté populaire mais bien de l'histoire (incarnée par l'hérédité) et de la sacralité.
La Révolution proclamera, elle, l'égalité des citoyens mettant fin ainsi à la hiérarchie des ordres et la liberté consistant notamment à fonder la souveraineté (c'est-à-dire le pouvoir politique) sur la volonté du peuple : une assemblée (l'Assemblée constituante puis l'Assemblée législative, puis la Convention) issue du vote est censée représenter cette volonté populaire.
Cette assemblée sera cependant incapable de définir une forme de pouvoir politique stable, passant de la monarchie constitutionnelle (1789-1792) à la République, oscillant entre la dictature de la Terreur et la semi-anarchie du Directoire. Finalement, Napoléon Bonaparte, militaire victorieux et populaire, devenu Consul puis Empereur, va prendre le pouvoir et instaurer un régime politique autoritaire qui réduit notamment la liberté de la presse ainsi que le rôle du pouvoir législatif (incarné alors par le Sénat et le Corps législatif qui se contentèrent d'entériner les décisions de l'Empereur).
D'un point de vue social (et non plus seulement politique), cette période fut marquée par un grand renouvellement : les anciennes élites, le clergé et la noblesse, avaient vu souvent leurs biens confisqués, avaient été contraintes à l'exil ou l'avaient volontairement choisi, avaient enfin perdu l'essentiel de leur pouvoir et de leur puissance économique et sociale. Inversement, beaucoup de personnes avaient profité de ces bouleversements, certains pour s'enrichir comme les acquéreurs de biens nationaux (c'est-à-dire les biens de l'Église ou des émigrés confisqués et mis en vente souvent à bas prix), d'autres pour prendre les places ou les postes qui s'ouvraient tous les jours dans les sphères d'un pouvoir en ébullition. Ce fut donc une époque de «parvenus», marquée par quelques carrières fulgurantes, dont la plus extraordinaire fut celle de Napoléon lui-même (et par la même occasion de toute sa famille), petit officier d'artillerie devenu Empereur des Français.
Et le colonel Chabert fait évidemment partie de ces parvenus. C'est sans doute un héros militaire, un homme courageux prêt à mourir sur le champ de bataille, mais ce courage, cet héroïsme lui valent aussi une carrière exceptionnelle, de l'argent, des honneurs, un château, un titre, ce «million» enfin qu'il laissera à sa femme après sa mort supposée et qu'il viendra lui réclamer dix ans plus tard [1].
Fulgurante ascension sociale du colonel Chabert mais aussi de sa femme qu'il a, dit-il, prise au Palais-Royal lieu de prostitution réputé à l'époque. Tous ces parvenus, qui vont masquer plus ou moins bien leurs origines, vont alors devoir trouver leur place dans la régime qui se met en place en 1814 et 1815 après la défaite de Napoléon, son abdication et le retour des Bourbons, les rois de France.
Malgré son nom, la Restauration ne constitue pas un retour à l'Ancien Régime. La Royauté n'est plus absolue, et Louis XVIII doit accepter une Charte (c'est-à-dire une Constitution écrite) qui reconnaît en fait les grands principes constitutionnels issus de la Révolution : si le roi détient le pouvoir exécutif, le pouvoir législatif appartient à deux chambres, Chambres des Pairs et des députés (les députés étant élus sur une base censitaire, et les Pairs nommés par le roi), ce qui permet une renaissance de la vie parlementaire. En outre, la liberté de la presse est à ce moment beaucoup plus grande que sous l'Empire. Enfin, il n'est pas question de rétablir les anciennes hiérarchies de statuts, et si les nobles émigrés reviennent en France avec Louis XVIII après l'abdication de Napoléon, leur noblesse n'est plus qu'un titre honorifique qui ne donne droit à aucun privilège social.
Socialement, la situation de la France de la Restauration est donc ambiguë. Les anciennes élites (ou leurs héritiers) sont de retour avec le roi mais ont perdu une grande part de leurs privilèges ainsi souvent que de leurs biens (confisqués par la Révolution). Par ailleurs, les «parvenus» de la Révolution et du régime napoléonien sont en grande partie restés en place au prix souvent de leur soumission symbolique à la royauté restaurée : l'exemple le plus célèbre est celui de Talleyrand, membre de l'Assemblée constituante en 1789, ministre de Napoléon jusqu'en 1807, négociateur du traité de Vienne (qui décidera du sort de la France après la chute de Napoléon), ministre enfin de Louis XVIII au début de la Restauration.
Le destin de la femme du colonel Chabert illustre bien les ambiguïtés de l'époque : ancienne prostituée d'après les dires de son mari, elle accède aux sphères de l'élite impériale grâce à la carrière militaire de son mari. Après la mort supposée de ce dernier, elle va alors se remarier avec le comte Ferraud, un héritier de l'ancienne aristocratie, resté fidèle à Louis XVIII pendant tout l'Empire [2]. Balzac indique qu'une des raisons de ce mariage, contracté sous l'Empire, fut que «Mme la comtesse Chabert avait su tirer un si bon parti de la succession de son mari, qu'après dix-huit mois de veuvage elle possédait environ quarante mille livres de rente», alors que «M. Ferraud était, lors de la mort du comte Chabert, un jeune homme de vingt-six ans, sans fortune, doué de formes agréables». Mais Balzac note aussi combien ce mariage, motivé en partie par des raisons financières, fut mal vu dans le faubourg Saint-Germain, le quartier privilégié de l'ancienne aristocratie. Pour celle-ci, Mme Ferraud n'était qu'une «parvenue» dont on ne soupçonnait d'ailleurs sans doute pas le passé de prostituée, ce qui aurait constitué le sommet de l'infamie.
Avec la Restauration, ce mariage apparut alors de plus en plus inégal, surtout lorsque le comte commença à ambitionner la charge de Pair de France (c'est-à-dire qu'il deviendrait membre de la chambre des Pairs), réservée aux fidèles du roi: marié à une femme dont l'ascension sociale devait tout à la Révolution et à l'Empire, il devait alors clairement songer, comme on le lui conseille au début du film, à s'en séparer pour pouvoir épouser une quelconque jeune héritière du faubourg Saint-Germain.
Au premier retour du Roi, le comte Ferraud avait conçu quelques regrets de son mariage. La veuve du colonel Chabert ne l'avait allié à personne, il était seul et sans appui pour se diriger dans une carrière pleine d'écueils et pleine d'ennemis.[3]
A ces différences d'origine s'ajoutaient en outre des différences sociales. Même si ce n'est pas indiqué dans le film, Balzac remarque que la comtesse Ferraud restait dans certaines de ses manières une parvenue, ce qui ne pouvait que heurter les milieux de l'ancienne aristocratie qui avaient reçu, malgré les soubresauts de la Révolution, une éducation soignée, pleine de nobles raffinements.
Puis, peut-être, quand il [le comte Ferraud] avait pu juger froidement sa femme, avait-il reconnu chez elle quelques vices d'éducation qui la rendaient impropre à le seconder dans ses projets.
Ce contraste est encore plus net si l'on compare ce revenant qu'est le colonel Chabert et le comte Ferraud et ses semblables. Chabert, à qui Gérard Depardieu donne toute sa stature, fut d'abord un soldat avide de jouir de la vie (comme on le voit lors d'un bref retour en arrière où on le voit boire joyeusement après avoir fait sans doute l'amour à sa femme), un homme de guerre dont tous les exploits furent accomplis sur le champ de bataille, un homme enfin qui ne devait sa réussite qu'à lui-même et à son courage personnel. Ferraud en revanche vit dans la paix retrouvée dont il espère retirer les dividendes : c'est dans les salons et leurs sourdes négociations qu'il fait sa carrière. Il est entièrement traversé par les ambiguïtés de son époque, regrettant un mariage qui est devenu une tare, n'osant pas le rompre franchement et mentant à sa femme lorsqu'elle l'interroge sur ses discussions au salon. La comtesse présente d'ailleurs les mêmes ambiguïtés, jouissant seule de sa fortune, traitant à sa guise de ses affaires, essayant de régler dans le secret le problème né de l'encombrant retour de son premier mari.
Aux charges victorieuses ou mortelles de l'Empire ont succédé de sombres négociations, des transactions douteuses, le règne enfin des lois et de ceux qui les servent ou s'en servent, les hommes de loi, les avoués comme Derville. Revenant d'entre les morts, le colonel Chabert a aussi changé d'époque, ce dont il ne se rend pas bien compte et dont il va être la victime. Ces différences d'époques peuvent être résumées ainsi :
L'Empire | La Restauration |
---|---|
La guerre | La paix |
La gloire militaire | Les charges honorifiques conférées par le roi |
Le champ de bataille | Les salons |
La force et la virilité | Les compromis et les compromissions |
Le règne des armes | Le règne de la loi et des hommes de loi |
Le pouvoir politique concentré dans les mains d'un seul homme : l'Empereur |
Un pouvoir partagé entre le Roi et les Chambres |
Des bouleversements sociaux | La domination sociale du faubourg Saint-Germain |
Le triomphe des «parvenus» | Le retour des émigrés |
Des passions franches et avouées | Des passions cachées derrière les apparences de la civilité |
Cette transformation historique vers une société pacifiée, où le pouvoir absolu (celui du roi ou de l'empereur) cédait progressivement la place à une vie parlementaire et au règne des lois et de la Constitution (la Charte), n'apparaissait cependant ni évidente ni inéluctable sous la Restauration elle-même. Il y avait en particulier un écart très net entre la réalité de cette société (qui mélangeait, comme on l'a vu, héritiers de l'ancienne aristocratie et nouveaux venus issus des soubresauts révolutionnaires) et l'idéologie dont se réclamait le régime, celle d'une «restauration» d'un ordre ancien et pourtant aboli.
Charles X, successeur de Louis XVIII, crut notamment pouvoir revenir vers une forme de monarchie absolue en négligeant l'opposition de la Chambre de députés (dominée depuis 1827 par les libéraux) et en procédant à un véritable coup d'État (suspension de la liberté de la presse, dissolution de la chambre, modification de la loi électorale dans un sens favorable aux ultraroyalistes ) : ces ordonnances provoquèrent immédiatement en juillet 1830 une insurrection parisienne qui se transforma en révolution et entraîna la chute de Charles X.
Le règne de Louis-Philippe qui lui succéda alors, n'entraîna pas de véritable transformation politique ou sociale : il confirmait en fait les grands principes qui avaient fondé la Restauration, c'est-à-dire une monarchie constitutionnelle, garantissant les libertés fondamentales (notamment celle de la presse) et permettant l'exercice d'une vie parlementaire réelle bien que sévèrement limitée par le suffrage censitaire. La Révolution de 1830, qui avait duré trois jours à peine, avait cependant été nécessaire pour clarifier cet état de choses et signifier qu'aucun retour en arrière n'était désormais plus possible. L'écart entre la réalité et l'idéologie du régime avait à présent disparu.
Décrivant sous Louis-Philippe la société de la Restauration dans la Comédie humaine, Balzac en connaît donc l'issue historique : il sait en particulier que cette société n'a jamais été ce qu'elle a prétendu ou voulu être, c'est-à-dire un retour vers l'Ancien Régime ou du moins vers une forme de monarchie absolue (que, politiquement, lui-même regrette). Dès lors, il montre déjà à l'oeuvre dans cette société d'avant 1830 tous les germes d'une évolution qui n'apparaîtra clairement qu'après 1830, c'est-à-dire le triomphe de la loi sur la force brutale, le règne des compromis et des mensonges, l'hypocrisie, les passions sourdes obligées de se cacher, les petitesses, les faux-semblants, ces «cancers moraux» enfouis sous le luxe des apparences, toutes ces astuces juridiques enfin et ces ruses sentimentales qui vont permettre à la comtesse Ferraud de mieux enterrer le colonel Chabert que ne l'avaient fait les Russes à Eylau. Chabert capable d'enfoncer les lignes ennemies ne pourra pas lutter à armes égales avec la comtesse qui use de manières et de stratagèmes au plus haut point éloignés de sa morale rude et simple (sinon simpliste) de soldat.
L'histoire du Colonel Chabert est ainsi pour Balzac l'occasion de décrire de façon beaucoup plus large une évolution historique et sociale dont le sens n'était apparu de façon décisive qu'après 1830: cette évolution menait d'un monde fait de grandeur, d'héroïsme, de simplicité et de magnificence vers un univers pacifié, soumis à un carcan juridique (les règles juridiques pour Balzac s'opposent à la Justice au sens fort du terme, qui exigerait que Chabert soit immédiatement rétabli dans tous ses droits [4]), où les passions humaines bridées ne peuvent plus désormais s'exprimer que souterrainement, dans le mensonge et l'hypocrisie, et où des hommes comme Chabert qui ne savent se battre qu'avec des armes sont devenus inutiles et sortiront finalement vaincus de ces affrontements feutrés, se déroulant dans les salons du faubourg Saint-Germain ou dans les cabinets des avoués.
[1] Sous l'Empire, pouvoir militaire signifiait pouvoir social, c'est-à-dire argent et honneur. Il suffit de comparer avec les héros de la première ou de la seconde guerre mondiale pour voir qu'il n'en va pas toujours ainsi et en quoi cette situation était exceptionnelle. (Après la première et la seconde guerre mondiale, les anciens combattants s'en sont pris au contraire aux «planqués», aux «profiteurs de guerre», c'est-à-dire aux civils qui étaient supposés s'être enrichis, contrairement aux soldats n'ayant rien retiré matériellement de la guerre.)
[2] Honoré de Balzac, Le Colonel Chabert dans La Comédie humaine III. Paris, Gallimard (La Pléiade), 1976, p.347-349.
[3] Op. cit., p. 349.
[4] C'était un des arguments avancés par Balzac en faveur d'un roi absolu: celui-ci ne se perdrait pas dans des arguties juridiques et serait capable de juger au-dessus des lois et donc de rendre justice à un homme comme Chabert. L'argument mérite évidemment d'être discuté.
L'histoire du colonel Chabert, telle qu'elle est racontée par Balzac ou mise en scène par Yves Angelo, permet de saisir, à travers ce cas exceptionnel, l'importance des liens qui nous unissent aux autres hommes et dont nous ne pouvons nous défaire ou pire être privés sans perdre une partie même de notre identité la plus intime. Qu'est-il arrivé en effet à Chabert et que demande-t-il à son retour en France?
Blessé et laissé pour mort à Eylau, il a perdu, non pas la vie, mais ce qu'on appelle son identité sociale, c'est-à-dire qu'il n'existe plus comme être vivant pour tous ceux qui l'on connu ou qui ont entendu parler de lui. Cette identité, qui suppose que l'individu soit reconnu par les autres hommes être ce qu'il est, être ce qu'il croit ou prétend être, est évidemment extrêmement importante puisque c'est d'elle que dépend en définitive tous les avantages liés à ce qu'on appelle la position sociale: considéré comme mort, le colonel Chabert n'a plus aucun droit ni sur ses biens ni sur sa femme ni sur la société qui l'accueillait jusque-là et qui à présent le rejette sans même le voir. L'avoué Derville lui-même est tout à fait conscient de cet état de fait et il s'assure d'abord que le pauvre hère qu'il a devant lui n'est pas un imposteur ou un fou. Et pour obtenir ces assurances, il va demander des témoignages suffisamment certains c'est-à-dire confirmés par des autorités officielles supposées sans parti pris pour redonner au colonel Chabert cette identité dont il est à présent privé: l'identité sociale ne peut donc être reconstruite que sur la base de la reconnaissance d'autres hommes (dans ce cas des témoins), l'individu ne pouvant jamais seul affirmer qu'il est ce qu'il est.
Ainsi, ce que demande Chabert, c'est sans doute moins sa fortune - il est capable de se contenter de peu -, ni même sa place dans la société - les temps ont changé et il sait qu'il n'est en définitive qu'un soudard - que cette reconnaissance sociale qui lui permet d'être vraiment ce qu'il croit être: c'est cela qu'il exige de sa femme, yeux dans les yeux, qu'elle admette qu'il est bien celui qu'elle a connu comme son mari.
Le cas exceptionnel du colonel Chabert fait apercevoir une réalité qui est souvent méconnue, à savoir que nous avons un besoin extrême de la reconnaissance des autres hommes: autrement dit, l'homme n'est pas un être solitaire mais un être fondamentalement social. Cette importance du lien social est en fait plus facilement aperçue dans des situations extrêmes comme celle de la mort sociale (Chabert) ou de l'isolement total (notamment en prison) ou encore de ce qu'on appelle le «lavage de cerveau».
L'isolement total a été pratiqué à différentes époques et à différents endroits (notamment en Belgique au 19e siècle) dans des prisons à l'encontre de prisonniers jugés particulièrement récalcitrants: on espérait ainsi soit les soumettre soit les soustraire à l'influence néfaste des criminels (ou jugés comme tels) les plus endurcis. Mais, loin de favoriser la méditation ou le recueillement intérieur comme on l'avait parfois prédit [5], cet isolement extrême provoque un nombre accru de maladies et de troubles psychosomatiques, ainsi que des tentatives de toutes sortes de la part des prisonniers pour communiquer entre eux (notamment en frappant sur les canalisations) même sans but réel d'évasion.
Le lavage de cerveau traduit également l'extrême sensibilité des individus aux influences d'autrui: ces techniques consistent généralement à isoler le sujet de son groupe d'appartenance habituel (par exemple, dans le cas d'un prisonnier de guerre, de ses compatriotes, et, dans celui d'un prisonnier politique, de ceux qui partagent les mêmes opinions) et de restreindre au maximum la communication avec les autres prisonniers tout en le soumettant à un endoctrinement constant destiné à affaiblir ses convictions par des critiques répétées puis finalement à l'amener à adhérer aux opinions de ses adversaires. Ayant perdu tout contact avec leur milieu habituel, confrontés uniquement aux jugements des adversaires, nombreux sont les prisonniers qui changent effectivement d'opinion et adhèrent sincèrement à des thèses qu'ils rejetaient jusque-là. (Isolement extrême, privations de toutes sortes, humiliations constantes favorisent évidemment ce renversement d'opinion.)
Ces situations tendent à prouver que nos opinions personnelles ne dépendent pas uniquement de nous-mêmes mais sont fortement influencées par notre entourage, et, en particulier, que l'opinion que nous avons de nous-mêmes est soumise à cette influence. Des observations courantes confirment facilement cet état de fait. Si l'on reprend le cas du colonel Chabert, son courage militaire qui lui fait charger l'ennemi à cheval et affronter une mort probable peut nous sembler, à nous qui vivons à une époque beaucoup plus pacifique, exceptionnel sinon même étrange et dangereux (au moins pour lui-même): pourtant des milliers et des millions d'hommes sont allés en diverses circonstances comme lui à la mort, et, à moins de croire qu'ils aient été tous fous, il faut bien admettre que c'est le climat d'exaltation héroïque de ces époques troublées qui explique en grande partie de tels comportements. Pour ne pas perdre l'honneur et l'estime de soi, pour garder la considération des autres hommes qui peuvent, à certains moments, juger que de tels sacrifices sont nécessaires, la plupart des hommes sont prêts à affronter la mort. Dans le cas de Chabert, aventurier et parvenu dont le sort était lié à celui de l'Empereur, ce courage signifiait en outre gloire et célébrité, formes supérieures et particulièrement prisées de la reconnaissance sociale.
Des expériences menées par des psychologues scientifiques ont également confirmé l'importance que nous accordons à notre entourage et à la présence des autres hommes en général. Ainsi, dans des situations angoissantes (par exemple avant un examen scolaire), les individus préfèrent le plus souvent attendre en groupe qu'isolés [6]: pour expliquer cette réaction (puisque l'attente ne change en rien la situation), il faut supposer qu'ils souhaitent communiquer leurs impressions ou leurs avis pour diminuer l'angoisse qu'ils ressentent.
De façon plus générale, on remarquera que, dans beaucoup de situations, il nous est difficile de nous forger une opinion en nous basant uniquement sur les données objectives, et que nous nous déterminons alors surtout en fonction des réactions de ceux qui nous entourent: nous aurons notamment tendance à nous référer à ceux dont les opinions sont proches des nôtres ou dont nous reconnaissons généralement l'autorité. De nombreux exemples confirment cette observation, ne seraient-ce que les discussions d'après-spectacle où se forgent souvent des opinions qui n'étaient pas arrêtées jusqu'à la fin même de ce spectacle. Mais l'on peut également penser à des situations de panique (comme l'exode des populations civiles en Belgique et en France en mai 40) provoquées par de vagues rumeurs: la peur des uns augmente la peur des autres, tandis que la présence d'un leader explique alors souvent seule qu'un groupe ait choisi une solution plutôt que l'autre (par exemple rester plutôt que fuir).
D'autres expériences confirment l'importance que nous donnons à la présence d'autrui et qui nous fait réagir différemment que si nous étions seuls. Ainsi, lorsqu'on demande à des sujets d'effectuer une tâche susceptible d'erreurs, on s'aperçoit qu'ils réalisent plus correctement cette tâche en présence d'experts qui pourraient les évaluer (même si cette évaluation est sans conséquence) que lorsqu'ils sont seuls ou en présence d'individus censés être neutres [7] : autrement dit, dans une telle situation, les sujet se sentent jugés et essaient d'améliorer leurs performances même s'ils n'en tirent aucun profit. Cet état de fait est bien connu de tous les sportifs qui reconnaissent par exemple que les matches joués sans la présence d'un public sont peu stimulants.
On remarquera cependant que, si nous accordons une grande importance à la présence et à l'opinion d'autrui, cela ne signifie pas que notre comportement soit nécessairement moutonnier ni que nous imitions aveuglément le comportement ou les attitudes de nos pairs. Au contraire, il arrive très souvent que nous essayions de nous différencier des autres, de nous distinguer d'eux (par exemple en émettant des opinions paradoxales) et d'en tirer ainsi le sentiment de notre singularité [8]. Mais si nous nous forgeons de cette façon une identité personnelle, celle-ci ne se réalise que par comparaison ou par référence à un groupe d'appartenance. C'est par comparaison avec d'autres que nous nous définissons nous-mêmes. Et lorsque nous cherchons à nous distinguer de nos pairs, nous nous attendons aussi à ce que cet essai de singularisation soit reconnu comme tel par ceux-ci.
Dans cette perspective, la nouvelle de Balzac présente une originalité supplémentaire dans la mesure où l'identité de Chabert est l'objet d'une double dénégation: sa femme refuse de reconnaître qui il est, mais les temps nouveaux, ceux de la Restauration, refusent également d'admettre la gloire de Napoléon et de ceux qui l'ont suivi dans son épopée. Né de la défaite de l'Empereur (notamment à Leipzig et à Waterloo), le nouveau régime déniait la grandeur du précédent, transformant ses soldats et ses serviteurs en laissés-pour-compte, nostalgiques d'une époque révolue (si l'on excepte les nombreux opportunistes qui ont réussi à se replacer). Le soldat de Napoléon n'est plus à ce moment qu'un soudard, un bravache, un querelleur qui ne pense qu'à croiser le fer alors que tous autour de lui ne pensent qu'à vivre en paix.
C'est sans doute aussi cela que, dans son long combat pour récupérer ses droits, Chabert comprend peu à peu: son époque est révolue, et ce pour quoi il s'est battu, ce pour quoi il a vécu, n'existe plus, n'a plus de sens. Il ne cherchera donc pas à retrouver sa véritable place dans la société, préférant en définitive vivre avec d'anciens compagnons d'armes aussi pauvres et déclassés que lui.
Le sens même des événements que nous vivons ne nous appartient donc pas entièrement et dépend aussi pour une large part des valeurs de la société qui nous entoure mais qui évolue sans que nous puissions nécessairement maîtriser cette transformation: le courage des soldats peut ainsi devenir folie téméraire, la gloire vantardise, l'héroïsme sacrifice inutile, le patriotisme boucherie sanglante, et les hommes ne plus comprendre ce pour quoi ils ont vécu (on peut à ce propos comparer l'état de l'opinion avant et après les deux guerres mondiales pour apercevoir comment le sens même de certains mots a changé en quelques années sinon en quelques mois).
Si la reconnaissance sociale des autres hommes est ainsi une dimension essentielle de notre propre personnalité, l'on soulignera pour terminer l'importance de certains cadres sociaux dans la constitution même de notre identité la plus intime. Si Chabert est bien convaincu d'être ce qu'il est, c'est-à-dire un colonel d'Empire blessé et laissé pour mort au combat à Eylau, c'est qu'il se fie d'abord à sa propre mémoire. La conscience de notre identité repose ainsi pour une part essentielle sur la mémoire de ce que nous avons vécu, de ce que nous avons été et sommes encore. Or la mémoire de soi-même, qui constitue la base même de notre identité, est fortement structurée par des cadres sociaux [9] et soumise à travers eux à une régulation sociale externe.
Tout le monde est bien conscient que le langage que nous parlons est l'objet d'un apprentissage; mais avec lui, nous apprenons aussi des systèmes de chronologie comme le système des dates, des repères temporels comme des événements célèbres ou des moments particuliers (comme les fêtes). Ces cadres varient d'ailleurs selon les sociétés (tout le monde ne compte pas les années d'après l'ère chrétienne) et sont diversement fixés dans la mémoire collective comme dans la matérialité: l'invention de l'écriture en particulier a permis la constitution d'une histoire objective (au moins partiellement), c'est-à-dire fixée sur le papier, le parchemin, la pierre... Pour nous souvenir de ce que nous avons vécu, nous faisons alors immédiatement appel à ces cadres qui nous permettent de situer cet événement par rapport à d'autres, d'établir une chronologie, d'étager nos souvenirs.
Sans ces cadres, les événements se mêlent rapidement de manière confuse, et il devient difficile de les situer les uns par rapport aux autres et même de les distinguer de rêves ou de faits imaginaires: dans ces exercices de remémoration, nous faisons d'ailleurs très souvent appel à des témoins extérieurs pour confirmer ou infirmer ce que nous croyons être notre passé. La mémoire ne consiste donc jamais en un pur souvenir, en une pure sensation qui serait revenue du passé, et s'accompagne toujours d'une activité de comparaison et de réflexion consistant à replacer ce souvenir dans un contexte qui va nous permettre de décider s'il s'agit par exemple d'un fait réel ou d'un produit de l'imagination, d'un événement ancien ou relativement proche, d'une impression unique (de quelque chose que nous n'avons vu ou ressenti qu'une seule fois) ou d'une synthèse d'une plus longue période de temps (comme les souvenirs qui s'agrègent d'un lieu où l'on a longuement vécu).
Bien entendu, la reconstruction que nous opérons n'est jamais qu'approchée ou approximative, et les repères que nous fournissent les «cadres sociaux de la mémoire» sont souvent insuffisants pour nous permettre de fixer avec précision notre passé:mais, dans ce cas, l'impression que nous croyons remontée du passé flotte de manière indéterminée, oscillant entre rêve et réalité, entre l'authenticité du passé et une éventuelle reconstruction ultérieure.
Un simple détail comme la date de naissance suffit à faire prendre conscience de l'importance de ces cadres sociauxpour la constitution de nos souvenirs et de notre identité personnelle: dans notre société, cette date est extrêmement importante, déterminant notamment l'âge de la majorité ou celui de la retraite, fixée sur notre carte d'identité ou notre passeport, certifiée officiellement par un acte de naissance. Au cours de notre existence, nous devrons écrire cette date sur de multiples documents, mais elle sera également l'occasion de fêtes ou de réjouissances à notre anniversaire.
Or dans beaucoup de sociétés, économiquement mais aussi administrativement moins développées, cette date, qui est cependant reconnue par un système de calendrier, peut avoir beaucoup moins d'importance, ne pas servir à déterminer l'identité sociale des individus et ne pas être fêtée chaque année: dans un tel contexte, beaucoup de gens ne connaissent donc pas leur âge ou l'oublient ou se trompent dans leur calcul, qu'ils se fient à leurs propres souvenirs ou à ceux de témoins erronés. La même «instabilité» concernant la date de naissance de nombreux individus apparaît dans des époques troublées de guerre ou d'exode où les documents officiels disparaissent et où les individus peuvent être éloignés ou séparés de leur groupe d'appartenance: dans ces situations, l'on constate également que des doutes apparaissent rapidement sur un fait apparemment aussi facile à déterminer qu'une date de naissance.
Dans la même perspective, l'on comprend l'importance dans nos sociétés de toutes les dates officielles ou solennelles ainsi que des commémorations ou anniversaires qui les accompagnent souvent : naissance, baptême éventuel, passage d'un cycle d'enseignement au cycle supérieur, majorité légale, cérémonie de mariage, dates «symboliques», facilement mémorisables (l'an deux mille [10], l'année de « nos» vingt ans, 33 ans, l'âge du Christ, le « cap» de la quarantaine ), mais aussi dates historiques (la guerre 40-45, Mai 68, mai 81 ) que nous avons vécues directement ou indirectement, tous ces événements constituent sans doute plus sûrement notre histoire personnelle que la simple accumulation de nos souvenirs.
Ainsi, ces souvenirs ne sont jamais purement «intérieurs», et ils se lient toujours à des références extérieures, s'inscrivent dans des cadres temporels que nous héritons de la société, s'articulent indirectement aux souvenirs des autres hommes. A l'inverse, être rayé de l'histoire humaine comme l'a été le colonel Chabert après sa mort supposée, condamne l'individu à perdre sa mémoire, à se perdre lui-même s'il ne parvient pas à se faire reconnaître pour ce qu'il est et à retrouver sa place dans la mémoire sociale. L'histoire du colonel Chabert est donc celle qu'il raconte à l'avoué Derville, cette histoire qui pourrait être celle d'un mythomane mais qui sera suffisamment convaincante pour que l'avoué la croie et redonne vie à celui que l'on croyait mort.
Seules des expériences extrêmes comme celles du colonel Chabert sont sans doute capables de nous faire apercevoir l'importance que nous accordons plus ou moins inconsciemment à la reconnaissance sociale de notre entourage et des autres hommes en général. Dans une perspective pédagogique, on pourrait alors demander aux élèves de comparer l'histoire racontée par Balzac avec d'autres récits qui mettent en cause de la même manière l'identité sociale d'un personnage. On peut par exemple songer au Robinson Crusoé de Daniel Defoe (1719) et à la manière dont ce naufragé reconstitue un environnement social (notamment un calendrier) en l'absence même d'autres hommes. Un film de science-fiction de Ridley Scott, Blade Runner (1982), pose en revanche la question des rapports entre l'identité personnelle et la mémoire : dans ce film, un savant a implanté sur des robots que rien ne distingue des êtres humains (et qui sont appelés des « répliquants») des souvenirs qui ne sont pas les leurs. Cette fiction amène naturellement le spectateur à se poser la question : et si mes souvenirs n'étaient pas à moi? et sans souvenirs, suis-je encore moi? Les usurpations d'identité comme dans M. Ripley de Patricia Highsmith permettent également de voir que nos souvenirs ne nous appartiennent pas en propre mais sont partagés avec d'autres, mais que ce contrôle social est également limité. Ces récits et bien d'autres devraient permettre de construire une typologie (sommaire) des situations et de mieux prendre conscience de l'importance des liens qui nous lient aux autres hommes et qui participent à notre identité profonde.
[5] On trouve de telles affirmations sur la vertu de l'isolement carcéral notamment chez un romancier comme Eugène Sue (Les Mystères de Paris, 1843).
[6] Pour une description du protocole d'expérience, cfr Jacques-Philippe Leyens, Psychologie sociale. Bruxelles, Mardaga, 1979, p.23-25. Un grand nombre de réflexions de ce chapitre sont inspirées de cet ouvrage.
[7] Jacques-Philippe Leyens, Op. cit. p.32-33.
[8] On remarquera que notre société valorise précisément la singularité et juge négativement le «conformisme». D'autres sociétés (par exemple les sociétés paysannes) insistent en revanche beaucoup plus sur le respect des rôles établis et la soumission à l'autorité du groupe.
[9] Sur ce point, cfr Maurice Halbwachs, Les Cadres sociaux de la mémoire. Paris, PUF, 1925 (rééd. Paris-La Haye, Mouton, 1976).
[10] Un film d'Alain Tanner réalisé en 1976 a pour titre très significatif Jonas qui aura 25 ans en l'an 2000. Ce titre un peu paradoxal (puisqu'il consistait à définir l'identité d'un nouveau-né par un futur non encore advenu) souligne bien l'importance symbolique qu'ont prise les dates dans notre civilisation: nous sommes sensibles à certains chiffres (notamment les chiffres ronds) et nous leur donnons une importance en soi, déterminant notre propre destinée ou nos souvenirs par rapport à ces repères symboliques. Qui n'a pas fait le calcul «Quel âge aurais-je en l'an 2000»?