Extrait du dossier pédagogique
réalisé par les Grignoux et consacré à
Rosetta
de Luc et Jean-Pierre Dardenne
Belgique, 1999, 1h31
Le dossier pédagogique dont on trouvera un extrait ci-dessous s'adresse aux enseignants du secondaire qui verront le film Rosetta avec leurs élèves (entre quinze et dix-huit ans environ). Il contient plusieurs animations qui pourront être rapidement mises en œuvre en classe après la vision du film.
À propos de Rosetta, on parlera facilement de réalisme [1], ou de cinéma du réel, ou même de cinéma-vérité, désignant par là la volonté des auteurs du film, les frères Dardenne, de rendre compte d'un état du monde habituellement ignoré au cinéma, ainsi que leur refus d'une fiction qui obéirait essentiellement aux exigences de l'imagination.
Cette notion de réalisme, défendue et valorisée par de nombreux théoriciens du cinéma (comme André Bazin ou Barthélemy Amengual [2]), peut cependant s'appliquer à des films et à des réalisateurs extrêmement différents (Stroheim, Rossellini, Welles, Ken Loach, Wenders, Bergman, Godard?) et risque, par sa malléabilité même, de ne pas éclairer véritablement une œuvre comme Rosetta. Ce film en effet n'est évidemment pas un documentaire pris sur le vif et est le produit d'une mise en scène délibérée, d'après un scénario imaginé par les frères Dardenne et interprété par des acteurs qui, s'ils n'étaient pas tous professionnels, n'en étaient pas moins pleinement conscients de jouer un rôle.
En outre, parler de manière générale de réalisme ne suffit sans doute pas à donner un sens véritable aux multiples choix de mise en scène des Dardenne, notamment pour des jeunes spectateurs habitués aux formes cinématographiques dominantes, illustrées essentiellement par les productions américaines: quelle est en effet la pertinence de cette représentation de la réalité? pourquoi montrer longuement, comme c'est le cas dans Rosetta, des gestes quotidiens, banals, apparemment sans importance? pourquoi s'attarder par exemple sur le personnage qui referme consciencieusement sa baraque à gaufres? Si, dans la vie, ce geste dérisoire ne retiendrait même pas notre attention, pourquoi devrions-nous nous y intéresser au cinéma?
La réponse habituelle à ce type de questions (qui sont plutôt lancées par de nombreux spectateurs comme des objections critiques) consiste à opposer le cinéma «commercial» recherchant l'effet essentiellement affectif à un cinéma plus «exigeant» qui, dans sa quête de la vérité, privilégierait la réalité brute, sans coupe, une représentation directe du monde où même les temps morts, vides, insignifiants ont leur place. Ce genre de réponse, qui peut prendre des formes extrêmement sophistiquées [3], risque cependant d'insatisfaire tous ceux qui ne sont pas animés par la même volonté de distinction ou de rejet à l'égard du cinéma réputé «commercial» (ou américain, ou populaire): pourquoi faire différent si cette différence débouche seulement sur l'insignifiance, le dérisoire ou l'ennui?
Il serait faux cependant de conclure que tous ceux qui apprécient un film comme Rosetta (et notamment le jury du festival de Cannes qui a attribué à ses auteurs la Palme d'or) sont seulement guidés par le désir plus ou moins snob de se distinguer d'un cinéma du plaisir immédiat. Il nous paraît plus exact d'affirmer que les interprétations habituelles d'un cinéma comme celui des frères Dardenne en termes de volonté réaliste sont en fait insuffisantes et qu'elles ne rendent pas vraiment compte des mécanismes d'interprétation complexes que les spectateurs de Rosetta doivent mettre en œuvre pour comprendre un tel film et finalement y trouver une forme de plaisir ou de satisfaction. L'on peut d'ailleurs supposer que c'est la complexité de ces mécanismes qui rend leur explicitation particulièrement difficile, ainsi d'ailleurs que le dialogue entre ceux qui adhèrent à ce genre de cinéma et ceux qui y sont insensibles notamment parce qu'ils n'en maîtrisent pas le mode de fonctionnement caché (on pense notamment aux jeunes spectateurs que la renommée induite par la Palme d'or va confronter à un film qui rompt avec leurs normes habituelles de réception).
Dans une séquence comme celle où Rosetta referme soigneusement la porte et les volets de sa baraque à gaufres, tous les spectateurs voient et entendent sans doute la même chose (même s'il est possible qu'ils y prêtent une attention différente). Certains en revanche trouveront dans ce geste une «résonance» qu'il n'aurait pas dans la réalité où il serait précisément perçu comme insignifiant. Autrement dit, contrairement à ce que pose une idéologie simpliste du «réalisme», le film demande au spectateur une autre attitude que celle qu'il adopte face à la réalité. Et la «résonance» que l'on peut trouver dans le simple geste de Rosetta ne provient pas de la pure représentation d'un fragment de réalité (qui est d'ailleurs l'objet d'une mise en scène toujours plus ou moins artificielle [4]) et doit nécessairement résulter des rapports qu'il entretient avec le reste du film. C'est donc la capacité du spectateur à élaborer des relations de sens entre cette séquence et le contexte filmique où il s'inscrit, qui lui permet de trouver une «résonance» particulière à ce geste en apparence dérisoire. Mais le film des frères Dardenne se distingue de la production cinématographique courante par le caractère largement implicite de ces relations de sens qui sont pour l'essentiel laissées à la charge du spectateur, ce qui explique (en partie [5]) les différences de réaction au sein du public. En même temps, on peut vraisemblablement supposer que cette élaboration signifiante est un processus qui reste largement inconscient chez le spectateur qui perçoit des effets de sens sans pouvoir nécessairement remonter à leur véritable origine.
Deux phénomènes permettent néanmoins de vérifier empiriquement ces hypothèses théoriques sur le comportement du spectateur. D'une part, il est facile de voir que l'effet d'une séquence dépend des relations de sens avec le contexte filmique où elle apparaît, en isolant (dans une expérience mentale) la séquence en cause de ce contexte: si l'on me montre l'extrait où Rosetta referme sa baraque à gaufres sans que j'aie vu l'ensemble du film, il est clair que son geste m'apparaîtra dans sa réalité prosaïque sans aucune «résonance» particulière. D'autre part, il est possible par la discussion avec les spectateurs d'expliciter les relations de sens qu'ils ont pu élaborer lors de la vision du film et donc de tester des hypothèses interprétatives pouvant rendre compte de la «résonance» d'une scène particulière, c'est-à-dire des effets de sens que produit son insertion dans le contexte filmique.
Dans l'animation qui suit, l'on essaiera de montrer aux élèves qu'il faut adopter une attitude active d'interprétation vis-à-vis d'un film comme Rosetta, qu'il est également possible de construire des relations de sens entre des éléments filmiques qui peuvent paraître à première vue en être dépourvus, et enfin qu'on peut par la discussion entre spectateurs parvenir à une compréhension plus fine et plus complète d'un tel film.
[1] Par exemple le quotidien Libération en commentant le palmarès du Festival de Cannes.
[2] André Bazin, Qu'est-ce que le cinéma? Paris, Cerf, 1985 (1ère éd.: 1958) et Barthélemy Amengual, Du réalisme au cinéma. Paris, Nathan, 1997.
[3] C'est le cas par exemple des ouvrages de Gilles Deleuze consacrés au cinéma (L'Image-mouvement. Paris, Minuit, 1983 et L'Image-temps. Paris, Minuit, 1985) qui, malgré de multiples nuances, ne sont à notre avis qu'une rationalisation philosophique autour de l'opposition élémentaire et largement impensée entre cinéma commercial américain et cinéma d'auteur européen.
[4] Bien entendu, il y a également une vérité du geste l'actrice fait le geste, fait l'effort, accomplit réellement l'acte de Rosetta de la même façon qu'il y a une vérité de la prise de vue, du cadrage, de la lumière, de la couleur (dans Rosetta par exemple, le refus de saturer les couleurs de manière plus ou moins artificielle comme c'est la tendance dans la photographie d'une grande partie du cinéma actuel), mais si cette vérité justifie notre croyance au caractère réaliste du film, elle ne saurait à elle seule faire échapper la scène à l'insignifiance.
[5] Il est clair que des raisons idéologiques interviennent également dans les différentes réactions des spectateurs et des critiques.
Par la discussion entre spectateurs, expliciter le sens multiple d'une série d'éléments du film
On espère faire prendre conscience aux jeunes spectateurs de la nécessité de construire des relations de sens entre les différents éléments filmiques, en s'appuyant sur un exemple particulièrement significatif: il s'agit du mal de ventre de Rosetta qui est évidemment un élément de fiction imaginé par les réalisateurs (qui sont également les scénaristes) et sur lequel leur mise en scène revient à plusieurs reprises. On peut donc commencer par demander aux jeunes spectateurs pourquoi, à leur avis, les réalisateurs ont inscrit ce détail (qui a fait l'objet de la consigne 10 dans l'animation précédente) dans leur fiction, quelle importance cet élément a dans l'histoire (et, s'il n'en a apparemment pas, pourquoi il y est quand même), quel est l'effet que l'on ressent en tant que spectateur devant ce malaise ou cette douleur que manifeste à plusieurs reprises Rosetta.
Même si ces premières questions ne récoltent que des réponses assez médiocres ou peu pertinentes, il devrait être possible, pour l'animateur, de dégager un certain nombre de traits sous la forme d'un réseau d'oppositions et d'équivalences sémantiques. Ainsi, ce malaise répété contraste avec l'énergie que manifeste par ailleurs la jeune fille: c'est une faiblesse inattendue chez elle, qui la rend plus vulnérable et sans doute plus proche du spectateur. Ce contraste se renforce encore si l'on se souvient de la manière dont Rosetta accepte sans rechigner de porter des sacs de vingt-cinq kilos de farine qui sont manifestement trop lourds pour elle: au travail, même si celui-ci est pénible, elle semble forte, solide, invulnérable, ses crises douloureuses se manifestant toujours à un moment où elle est désuvrée.
La manière dont elle soigne cette douleur est également inattendue puisqu'elle se sert d'un sèche-cheveux qu'elle se passe lentement sur le ventre. Ici aussi, un contraste s'établit entre la chaleur du sèche-cheveux et l'atmosphère froide, automnale, de l'ensemble du film, si l'on se souvient notamment de la scène où Rosetta est projetée par sa mère dans l'étang. Cette dimension où s'oppose la chaleur et le froid peut évidemment s'entendre également au sens moral ou psychologique: les relations entre Rosetta et sa mère sont très peu «chaleureuses», et le sèche-cheveux apparaît alors comme un substitut de cette chaleur maternelle absente.
Enfin, cette douleur apparaît comme associée à la sexualité puisqu'elle est sans doute liée aux règles de la jeune fille. La scène où Rosetta danse avec Riquet est à cet égard très significative puisque c'est au moment où le jeune homme s'approche un peu trop d'elle qu'elle est prise de douleurs et qu'elle s'enfuit sans explication. Ces crises semblent ainsi manifester un refus de la sexualité qui transparaît au moins à une autre occasion du film: à la caravane, la première fois où l'on voit Rosetta utiliser le sèche-cheveux sur son ventre, elle reproche brutalement à sa mère de ne penser «qu'à boire et à baiser». Dans tout le film en effet, la sexualité n'est montrée qu'à travers le personnage de la mère (si l'on excepte précisément la scène avec Riquet) et apparaît comme particulièrement médiocre et misérable (puisqu'associée à la prostitution). Dans ce contexte très négatif, le spectateur peut percevoir les douleurs de Rosetta comme une espèce refus de la sexualité (incarnée par sa mère) mais également peut-être d'une part de sa féminité: on remarquera que Rosetta a beaucoup de traits d'un «garçon manqué», ce qui s'exprime notamment par sa recherche obstinée d'un «vrai travail» à une époque où les femmes (peu qualifiées) sont de plus en plus repoussées vers des emplois précaires ou vers leur «foyer». On se souviendra qu'elle refuse notamment la proposition de Riquet de faire des gaufres en contrebande, ce qui l'aurait mise sous sa dépendance. Rosetta veut exister par elle-même et surtout ne pas dépendre d'un homme, ce à quoi semble la condamner «naturellement» son sexe. Ses règles douloureuses peuvent alors être comprises comme exprimant son refus d'une condition féminine exclue du monde du travail.
D'autres interprétations sont encore possibles, par exemple celle qui soulignerait le passage à l'âge adulte que signifient les règles pour une jeune fille. Rosetta est jeune, très jeune même, et pourtant elle se conduit comme une adulte obstinée à trouver du travail, dirigeant sa «maisonnée» avec autorité, s'occupant de sa mère complètement infantilisée En même temps, elle est renvoyée à «l'infériorité» de son âge dès la première scène du film où elle est licenciée parce que sa période d'essai est terminée: le passage à l'âge adulte est douloureux mais également bouché, refusé, fermé par le monde qui l'entoure
Ces associations sémantiques, on le voit bien, ne sont pas purement «logiques» et forment des réseaux complexes et parfois même contradictoires; chaque spectateur peut en outre être plus sensible à certaines de ces associations plutôt qu'à d'autres; enfin, l'explicitation de ces relations, plus ou moins heureuse, plus ou moins maladroite, peut donner l'impression de «forcer le trait» par rapport à des impressions qui restent en fait beaucoup plus confuses. Il reste que, d'un point de vue pédagogique, un tel travail d'explicitation est indispensable si l'on veut parvenir à une meilleure compréhension du film par tous les jeunes spectateurs, tout en laissant à chacun le droit d'adhérer plus ou moins complètement aux interprétations proposées. Un schéma, comme celui proposé ci-dessous, permettra enfin de visualiser facilement l'organisation en réseau sémantique des différents traits dégagés par la discussion.
Après avoir commenté avec l'ensemble des participants ces séquences où Rosetta manifeste cette douleur au ventre, on peut proposer aux élèves de se répartir en petits groupes (quatre ou cinq pour l'ensemble de la classe) qui pourront procéder de la même manière pour d'autres éléments du film.
On peut ainsi leur demander de discuter les points suivants:
Comme l'exercice est sans doute difficile, chaque groupe pourra choisir dans la liste précédente les deux ou trois éléments qui lui paraissent les plus significatifs.
La question que devront se poser les participants est donc: pourquoi les réalisateurs ont-ils mis en scène cet élément avec une insistance particulière?
Pour y répondre, ils pourront en outre s'aider des sous-questions suivantes:
Construire un réseau sémantique implique que l'on se distancie d'une lecture «naïvement» réaliste du film Rosetta a mal au ventre parce qu'elle a ses règles et qu'on le comprenne comme un «texte» construit de manière à produire des effets de sens plus ou moins explicites: cette douleur s'inscrit comme un trait parmi d'autres dans l'ensemble du portrait de Rosetta. C'est pour faciliter cette démarche un peu inhabituelle que l'on propose aux jeunes spectateurs de rechercher d'abord les éléments qui entrent en contraste ou en opposition avec l'élément examiné, les relations de contraste ou d'opposition étant en effet plus aisément perçues que les relations de similarité. On insistera également sur la nécessité de généraliser certains traits pour parvenir à déterminer leur sens: ainsi, parler d'un passage difficile à l'âge adulte pour le mal de ventre de Rosetta consiste à donner un sens tout à fait général à un événement qu'on ne pourrait certainement pas interpréter de cette manière dans la vie réelle. Si de telles interprétations peuvent provoquer des résistances chez les jeunes spectateurs, il n'en reste pas moins que ce travail d'association est, comme on l'a vu, la condition indispensable pour donner un sens aux événements mis en scène.
Lorsque chaque groupe aura terminé son travail sur les deux ou trois éléments filmiques qu'il aura retenu, il pourra confronter ses interprétations avec celles proposées ci-dessous. Ces interprétations produites par des spectateurs adultes ne doivent pas être comprises comme étant la «bonne réponse» aux questions posées mais sont plutôt conçues comme un moyen de prolonger la discussion, de débloquer certains débats et de relancer l'interprétation.
Pour terminer, on invitera d'ailleurs chacun des groupes à venir exposer à l'ensemble de la classe les interprétations qu'il aura élaborées par ses propres moyens ou en utilisant certains des textes repris dans l'encadré ci-dessous.
Quelques éléments de réponse1. Ce geste de Rosetta aura sans doute marqué beaucoup de spectateurs puisqu'il se répète à plusieurs reprises (quatre fois en fait) sans que cette répétition n'apporte apparemment aucune information nouvelle par rapport à la première fois. Cette insistance oblige donc le spectateur à s'interroger sur la signification de ce geste apparemment banal et pourtant souligné par la mise en scène. Rosetta change de chaussures et met des bottes quand elle rentre au camping: il s'agit donc pour elle de protéger ses «bonnes» chaussures, celles qu'elle utilise à l'extérieur du camping et notamment au travail. Le camping apparaît ainsi immédiatement comme un lieu salissant, boueux, dont il faut se protéger. À ce propos, on se souviendra de la «bagarre» avec Riquet qui vient annoncer à Rosetta qu'il y a du travail pour elle: dans ce corps-à-corps tendu mais peu violent (Riquet ne veut pas se battre), c'est la boue, masquée d'abord par l'herbe, qui soudain tache les vêtements de la jeune fille. C'est également dans la boue, dans une terre humide que la jeune fille doit plonger ses doigts pour relever ses fils de pêche. Mais si Rosetta doit vivre pour l'instant «dans la boue», elle refuse pourtant de se résigner à y rester contrairement à sa mère qui, elle, y «prend racine» et plante des fleurs autour de la caravane où elles vivent, ce que la jeune fille lui reproche d'ailleurs violemment. Dans ce contexte, les bottes apparaissent comme une protection contre la boue (ce qu'elles sont effectivement) mais également contre tout ce que l'univers du camping représente et que déteste Rosetta. Toute la séquence qui montre Rosetta franchir la route, entrer dans le sous-bois, mettre des bottes, se glisser à travers le grillage accentue ainsi fortement l'impression d'une limite, d'une barrière entre deux mondes, le monde «normal» et celui rejeté du camping, limite qui est moins réelle que mentale: c'est Rosetta qui sépare nettement ces deux univers, comme son geste de mettre des bottes le souligne à plusieurs reprises, et c'est ce qui explique sa colère lorsqu'elle s'aperçoit que Riquet est parvenu à la rejoindre au camping. 2. L'action de Rosetta est surprenante: pourquoi s'en prend-elle violemment à Riquet qui ne lui veut aucun mal puisqu'il vient au contraire lui annoncer qu'il y a du travail chez son patron? On comprend cependant assez rapidement la réaction de Rosetta qui ne veut pas que l'on sache qu'elle habite dans un camping. Lorsqu'elle ira à un bureau d'embauche où on lui demandera son adresse, elle affirmera par exemple que le Grand Canyon est un manège. Dans le même esprit, elle reproche à sa mère de planter des fleurs alors qu'elle ne compte pas s'installer définitivement là-bas. Si l'on se souvient des précautions qu'elle prend pour ne pas se faire voir quand elle rentre au camping, on comprend qu'elle fait tout pour qu'à «l'extérieur», on ne sache pas où elle habite. Et pourquoi elle ne supporte pas que Riquet vienne la trouver dans cet endroit. Mais si l'on comprend la colère de Rosetta, la violence de son geste peut paraître excessive: elle se jette sur Riquet, le précipite par terre, roule avec lui dans la boue Il faut alors se souvenir d'autres scènes du film où apparaît ce caractère excessif de la jeune fille: ainsi, lorsqu'elle refuse par deux fois son licenciement, s'enfermant dans un cagibi ou un vestiaire (d'où la sortiront des policiers), s'accrochant désespérément à un sac de farine malgré les cris de son patron. D'autres scènes de lutte avec sa mère reviennent également en mémoire (même si c'est sa mère qui la précipite dans l'étang). Mais l'on comprend également rapidement que ce caractère excessif de Rosetta est aussi l'effet de la situation où elle vit: si elle tient tellement à son emploi, c'est évidemment parce que tout le monde lui en refuse un («il n'y a pas de travail» lui dit-on à plusieurs reprises) et qu'elle est toujours la première sacrifiée. Son entêtement violent est donc à la mesure de l'«hostilité» du monde où elle vit. De manière générale, on perçoit bien que, pour Rosetta, il ne s'agit pas seulement de trouver du travail mais beaucoup plus profondément de «ne pas tomber dans le trou». Et le camping symbolise certainement pour elle ce trou proche du néant où elle ne veut pas disparaître. On remarquera d'ailleurs que plus le film avance, moins la violence paraît excessive, plus elle paraît normale: lorsque le patron expulse Riquet de la baraque à gaufres, ils en viennent presque naturellement aux mains, et, quand Riquet à mobylette se met à harceler Rosetta, sa colère nous paraît tout à fait compréhensible. Autrement dit, plus nous nous habituons à ce monde celui où Rosetta est obligée de vivre , plus la violence qui y règne nous paraît «normale», «naturelle». Ainsi, lorsqu'à la fin du film, nous assistons aux préparatifs du suicide de Rosetta, ce geste sans doute nous surprend mais, en même temps, il nous paraît aller de soi. Dans la situation de Rosetta, une telle issue tragique semble effectivement la seule réponse possible à la violence du monde où elle vit et où elle a renoncé finalement à se battre. 3. Les sacs sont évidemment très lourds (vingt-cinq kilos si l'on calcule bien), trop lourds pour une jeune fille comme Rosetta. Pourtant elle ne se plaint pas, elle qu'on a pourtant vue à la caravane accablée par la douleur au ventre; elle ne rechigne pas non plus à l'effort alors qu'on verra dans une scène ultérieure le patron fatigué, comme épuisé par le travail physique qu'il vient de fournir. Cette scène va ainsi contraster avec celle où elle porte sa mère saoule dans la caravane et où le geste est négatif, synonyme d'échec (puisqu'elle ne parvient pas à faire «sortir» sa mère de l'alcoolisme), ainsi bien sûr qu'avec la séquence finale où Rosetta s'écroule finalement sous le poids de la bonbonne de gaz. Ces charges ont donc un double sens, physique mais également moral (on pourrait dire que c'est le poids de l'existence qui accable la jeune fille). On peut également remarquer que la farine que transporte Rosetta est évidemment blanche: si l'on se souvient que, dans la première séquence du film, la jeune fille travaille dans une usine ou un atelier de textiles (?) où les ouvrières doivent porter des vêtements blancs immaculés, on sera frappé par cette association entre le travail, la blancheur et la propreté en général, ce qui contraste avec le caractère boueux, terreux du camping où elle doit résider. Même si ce contraste est faiblement accentué, il suffit à faire ressentir presque physiquement pourquoi Rosetta tient tellement à son travail (on voit moins bien Rosetta s'accrocher à une machine sale ou graisseuse comme elle le fait à son sac de farine.) 4. Il est difficile de dire ce que Rosetta observe à ce moment: plus tard, on pourra sans doute conclure qu'elle surveillait le petit trafic de gaufres de Riquet. On retrouve en tout cas la même attitude à plusieurs reprises, notamment lorsqu'elle observe le patron à travers la vitre: ici aussi, dans l'après-coup, on conclura sans doute qu'elle hésitait avant d'entrer dénoncer (à la fin de la conversation tout de même) le trafic de Riquet. On peut également rapprocher ces épisodes d'une scène au début du film où Rosetta aperçoit, par en-dessous, un type qui se rend dans la caravane de sa mère: elle les surprendra bientôt tous les deux en train de boire et accusera le type d'entretenir l'alcoolisme de sa mère. Observer, faire le guet, donne donc une supériorité (toute relative) à Rosetta (en particulier lorsqu'elle regarde le patron à travers la porte vitrée). À l'inverse, il lui arrivera de se faire surprendre, par le gardien du camping, lorsqu'elle rentrera par l'ouverture clandestine dans le grillage. On se souviendra alors des précautions prises par Rosetta pour rentrer chez elle elle vérifie si elle n'est pas observée comme lorsqu'elle commence sa journée à la baraque à gaufres elle ferme la porte avec du fil de fer. Cette double attitude observer, être observé parcourt donc tout le film et est l'expression de rapports sociaux inégalitaires et pervertis: il faut surprendre les autres, les surveiller pour découvrir leurs ruses et leurs faiblesses, les dominer pour ne pas se faire dominer par eux. Rosetta apparaît donc comme un animal à l'affût comme si la vie était une jungle où règne le chacun-pour-soi et où il faut «manger ou être mangé»: c'est littéralement son attitude à l'égard de Riquet qu'elle sacrifie pour prendre sa place, après avoir découvert sa petite magouille. 5. L'argent est montré dans le film avec une insistance inhabituelle: Rosetta sort de sa pochette des billets soigneusement pliés, elle donne un billet à sa mère pour qu'elle paie l'eau puis le lui réclame lorsqu'elle la surprend avec le gardien du camping, elle reçoit du patron une enveloppe marquée à son nom avec l'argent pour sa caisse, elle sort et range des billets ou de la monnaie dans sa baraque à gaufres... L'argent est donc compté, négocié (lors de la vente de vêtements), calculé, manipulé avec soin parce qu'il est évidemment difficile à gagner et qu'il faut le dépenser à bon escient. Mais il est également pour Rosetta un signe de liberté, de fierté, d'indépendance: alors que sa mère troque, mendie de l'alcool ou du poisson, Rosetta veut elle de l'argent «honnêtement» gagné, l'argent devenant le symbole du travail, d'une vie normale, d'une égalité dans les rapports sociaux. On travaille pour avoir de l'argent, on paie pour avoir l'eau: en payant en toute clarté (contrairement à sa mère qui «s'arrange» avec le gardien), elle acquiert un droit, elle devient pleinement un individu qui a des droits (l'eau!) et qui peut les revendiquer. Ainsi, quand Rosetta manipule de l'argent dans la baraque à gaufres, on peut déceler (indirectement) dans son geste une véritable jouissance à prendre, donner, rendre ces billets et ces pièces qui sont le signe qu'elle mène une existence «normale», libre, indépendante, en pleine égalité avec ceux qui l'entourent. Alors que dans notre société, l'argent est souvent perçu comme quelque chose d'un peu indécent (on «n'étale» pas son argent), que cet argent devient de plus en plus abstrait (avec toutes les formes de paiement électronique), le film des frères Dardenne lui donne une valeur inhabituelle, presque sensuelle, le transformant en symbole matériel (ce papier soigneusement plié) de la vie normale que veut mener Rosetta. 6. Le geste est assez peu frappant puisque, Riquet étant tombé dans l'eau, il faut à présent tordre ses vêtements. Pourtant, si l'on compare cette scène au reste du film, on s'aperçoit que c'est le seul moment où Rosetta «fait» quelque chose avec quelqu'un, agit de conserve avec une autre personne: chacun d'un coté de la veste, ils la tordent pour l'essorer, la veste faisant le lien entre eux deux. Dans toutes les autres scènes du film, on a vu Rosetta agir seule, travailler seule, se débrouiller seule.. Même lorsqu'elle a dansé avec Riquet, ils dansaient de manière désaccordée jusqu'à ce que la jeune fille s'enfuie sans explication. Dans la solitude de Rosetta, ce geste consistant à tordre le vêtement mouillé apparaît ainsi comme un geste de solidarité, d'humanité à l'égard de Riquet, alors même qu'elle vient (sans doute) d'essayer de le noyer. Mais c'est une touche à peine appuyée que les événements qui suivent (la dénonciation de Riquet par Rosetta) vont rapidement effacer de la mémoire des spectateurs. Pourtant, le geste final de Riquet, venant relever Rosetta, geste magnifié par la coupe finale abrupte, apparaît, si l'on se souvient de ce détail, comme une réponse au geste de Rosetta, comme un redoublement de ce qui fut pratiquement le seul signe d'humanité dans l'ensemble du film. On remarquera enfin que cette «humanité» (si le terme est exact) ne s'exprime pas par des mots mais par un geste physique, une image visuellement significative (la torsion du vêtement comme un nœud reliant les personnages), ce qui correspond pleinement aux choix esthétiques des réalisateurs: l'image est préférée aux paroles, et les corps, les gestes, les mouvements sont montrés bruts, sans commentaires, porteurs néanmoins d'une charge de sens sans doute confuse mais bien perceptible si l'on y prête suffisamment attention. 7. Voilà typiquement un geste banal qui serait impitoyablement coupé dans un film d'action! Pourtant il sollicite notre attention et se relie de multiples manières au portait de Rosetta dressé par le film ainsi qu'à la situation qu'elle est en train de vivre. Le geste est méticuleux, il est même difficile puisque Rosetta ne parvient pas immédiatement à glisser la barre double dans les crochets de fer: on retrouve donc dans ce geste à la fois le sérieux de la jeune fille, son caractère appliqué, sa volonté de bien faire son travail (affirmé dès la première séquence). En outre, c'est un geste matériel, physique, qui consiste à manipuler une barre de fer dont la dureté, la résistance contrastent tout de même (même si c'est plus faiblement que dans le cas des sacs de farine) avec les traits fragilité, douceur habituellement associés (même si c'est peut-être à tort) à une jeune fille. En même temps, cette barre est destinée à fermer la baraque à gaufres, c'est-à-dire à la protéger du vol et des déprédations: une menace sans doute ténue, assourdie pèse sur Rosetta et sa baraque, la menace de Riquet qui doit songer à se venger (on se souviendra de cet autre geste de Rosetta consistant à fermer soigneusement avec du fil de fer la porte de la baraque à travers laquelle elle avait elle-même précédemment observé Riquet), mais aussi celle plus diffuse d'un environnement social appauvri, misérable, à la déglingue. On ferme soigneusement une baraque minable (sa porte est trouée, rafistolée, il n'y a même pas de frigo pour les boissons) où il n'y a pratiquement rien à voler parce que le monde qui l'entoure est sans doute encore plus misérable. Par contraste, le geste de Rosetta devient plus protecteur, plus attentionné, plus précautionneux: ce que l'on a une baraque à gaufres, un travail mal payé , il faut en prendre soin, l'empêcher de se dégrader encore plus, le protéger contre la déglingue générale. Le geste, souligné par la caméra, devient un acte fort, celui qui empêchera Rosetta de «tomber dans le trou», qui lui permet d'exister, le contraire de l'abandon, du laisser-aller, de l'espèce d'état de survie où se trouve sa mère au camping. 8. Pour le spectateur attentif, ce geste de Rosetta a une «résonance» étonnante, il apparaît comme suspendu, comme un moment très fort mais dont il est extrêmement difficile de démêler la signification. Encore une fois, les frères Dardenne explicitent très peu, ne délivrent que des indices ténus dans un moment que l'on devine, on ne sait pas trop bien pourquoi, important sans en percevoir totalement le sens: Rosetta, comme à son habitude, ne dit rien, n'explique rien de ce qu'elle pense Tout le contexte va bien sûr dramatiser cet épisode: Rosetta a dû affronter Riquet qui l'a pourchassée à la gare des bus; avant de manger son œuf, elle va téléphoner à son patron pour le prévenir inexplicablement qu'elle ne viendra plus travailler; bientôt, on la verra ouvrir le gaz et préparer son suicide. Pourtant, il ne faut pas attendre cette issue tragique pour que cette petite scène exerce sa fascination sur le spectateur. En fait, on n'a jamais vu Rosetta manger dans la caravane (on l'a vue en revanche manger des gaufres à la baraque): or, cette fois, non seulement elle mange, mais elle prend son temps comme si elle y trouvait un réel plaisir. La scène est donc inhabituelle, inattendue, non seulement parce que jamais Rosetta n'a mangé au camping, mais aussi parce que ce lieu a toujours été associé au malheur (la mère alcoolique, prostituée), à la souffrance (les douleurs au ventre), à la déréliction (la honte d'habiter un camping). En outre, dans sa quête obstinée de travail ou d'argent, on ne l'a jamais vue ni prendre son temps ni prendre un moment de plaisir (elle mangeait ses gaufres, non pas comme une pâtisserie mais plutôt comme un en-cas rapidement avalé). En même temps, ce plaisir inhabituel, même s'il est à peine visible, apparaît comme très pur: l'œuf est cuit dur, mangé sans aucun accompagnement ni sauce ni pain. Le goût de l'œuf est pur mais également faible (ce n'est pas une nourriture corsée, épicée) et en outre extrêmement banal. Il s'agit donc bien d'un plaisir minime mais que la caméra des frères Dardenne accentue comme un cérémonial juste avant qu'on ne comprenne qu'il s'agit du dernier repas de Rosetta, de la dernière ou de la suprême jouissance de la jeune fille dans un monde qui lui a toujours refusé le moindre de ses plaisirs. 9. Cette scène se signale évidemment à l'attention du spectateur par la coupe brutale qui définit la fin du film. Toute l'action de Rosetta qui porte sa bonbonne de gaz en tire un éclat particulier, encore accentué par le fait que cette action se déroule en temps «réel», c'est-à-dire sans coupe qui accélérerait toute la scène: rien de l'effort de Rosetta ne nous est épargné, ni de ses pleurs et de son épuisement progressif. En cela, la scène contraste nettement avec celle où on la voyait transporter jusqu'au pétrin des sacs de farine sans se plaindre ni être apparemment marquée par l'effort. Ainsi, le geste de Rosetta est pleinement matériel la bonbonne pèse lourd, la jeune fille est marquée par l'effort mais il est également symbolique et signifie évidemment qu'elle est accablée, vaincue finalement par les difficultés de l'existence (cette bonbonne doit d'ailleurs servir à organiser son suicide). Dans le même registre, le tournoiement de Riquet à mobylette est une trouvaille cinématographique qui conjoint également plusieurs dimensions, physique et morale: d'un côté, le bruit de la mobylette, qu'on voit à peine, est très caractéristique et particulièrement crispant avec ses montées et descentes brusques, traduisant parfaitement le harcèlement que Riquet fait subir à Rosetta, mais, en même temps, cet agacement physique a aussi une dimension morale et n'est si fort que parce qu'il exprime aussi le remords de Rosetta qui vient de téléphoner à son patron pour lui dire qu'elle ne viendrait plus travailler (décision qui n'a de sens que si la jeune fille est rongée peu ou prou par la culpabilité). La force de cette séquence dépend donc de sa mise en scène (qui insiste sur l'effort physique de Rosetta) mais également de la manière dont le spectateur investit tout le souvenir qu'il a du film, toute l'histoire passée de Rosetta: ce n'est que par cet effort de remémoration que la chute de Rosetta devient l'échec de toute une vie, semble provoquée par le poids d'une bonbonne auquel se serait ajouté celui d'une existence lourde comme une chape de plomb, dont toutes les issues sont bouchées si ce n'est la mort seule. Enfin, le geste de Riquet inattendu, à peine visible mais souligné par la coupe brutale de la fin du film, devient par le même mécanisme le signe à la fois simple et puissant d'une solidarité humaine soudain retrouvée. 10. Rosetta donne bien sûr son nom au film. Mais ce prénom, qui, comme tous les prénoms, sert à désigner, à appeler le personnage, est mis remarquablement en évidence par les paroles de la jeune fille lorsqu'elle est sur le point de s'endormir chez Riquet: « Tu t'appelles Rosetta. Je m'appelle Rosetta. Tu as trouvé du travail. J'ai trouvé du travail. Tu as trouvé un ami. J'ai trouvé un ami. Tu as une vie normale. J'ai une vie normale. Tu ne tomberas pas dans le trou. Je ne tomberai pas dans le trou. Bonne nuit. Bonne nuit»... Le caractère trop évident de ces phrases ne doit pas étonner le spectateur, car ce qu'elles rappellent d'abord, c'est combien il a été difficile pour Rosetta de trouver du travail et de parvenir ainsi à mener une vie normale. Dans ce contexte, l'allusion au prénom même de la jeune fille prend un relief inattendu, ce qu'on pourrait traduire de manière un peu maladroite de la manière suivante: «même son prénom, Rosetta n'est pas vraiment certaine de le posséder, de le garder, de le faire reconnaître». Avoir un nom, se faire un nom, être quelqu'un, être autre chose qu'un simple numéro sont autant d'expressions qui permettent de comprendre que notre identité est, malgré les apparences (tout le monde a un nom), quelque chose de fragile, d'incertain, quelque chose que l'on peut perdre quand précisément on «tombe dans le trou». Le travail et le nom ce qu'on peut appeler l'identité sociale sont donc fortement liés par les paroles de Rosetta mais également par la scène de vente de gaufres qui commence par le geste de la jeune fille déchirant une enveloppe portant son prénom et où se trouve l'argent de la caisse: pour travailler, il faut un nom, mais pour avoir un nom c'est ce que nous fait comprendre toute la destinée de Rosetta , il faut du travail. (On se souviendra également à ce propos de l'ambiguïté qui entoure le nom du «Grand Canyon» qu'une personne croit être un manège mais que le patron sait être un camping: certains noms sont peu honorables, et ce que Rosetta veut, c'est pouvoir porter le sien avec honneur, ce qui n'est possible que si elle a du travail.) Ainsi, lorsque Rosetta vend ses gaufres, on ne peut que remarquer comment son tablier est orné par son prénom brodé en fil rouge par sa mère: exister, avoir un nom, travailler sont indissolublement liés par ce détail mineur mais très significatif. |
On trouvera à la page suivante une animation complémentaire au dossier pédagogique consacré à Rosetta.