Extrait du dossier pédagogique
réalisé par Les Grignoux et consacré au film
Sorry, We Missed You
de Ken Loach
Grande-Bretagne, 2019, 1h 40
Ce dossier pédagogique consacré à Sorry, We Missed You – du nom de la formule figurant sur l'avis de passage déposé en cas d'absence du destinataire d'un colis – propose aux enseignants qui verront le film de Ken Loach avec leurs élèves à partir de 13 ans environ plusieurs animations à mener en classe après la projection. Ces activités se donnent pour objectif principal d'approfondir le propos du film en revenant sur les situations mises en scène. Il s'agira entre autres de mesurer la force qu'elles recèlent, d'analyser en quoi elles sont révélatrices des pressions qui s'exercent sur Ricky ou, plus largement, des tensions qui traversent le monde du travail tel qu'il évolue aujourd'hui et des répercussions qu'une telle mutation engendre pour l'individu mais aussi, à travers la cellule familiale, pour la société dans son ensemble.
Le réalisateur britannique Ken Loach et son scénariste Paul Laverty ont une nouvelle fois allié leurs talents pour nous livrer un film à la fois sombre, percutant et très critique à l'égard de notre société ultralibérale. L'objectif principal de l'animation proposée ici est d'amener les participants à en analyser la progression dramatique : comment arrivent-ils à nous faire partager la pression subie par les personnages du film, en particulier par son protagoniste principal, Ricky ? quels procédés utilisent-ils pour nous faire prendre conscience de l'écart qui existe entre son rêve de départ et la réalité de terrain à laquelle il va se trouver confronté ? comment interpréter la fin de Sorry, We Missed You ?… Autant de questions qui guideront l'approche développée ci-dessous tout en amenant les participants à se remémorer le film et structurer les souvenirs qu'ils en ont gardés.
L'activité sera réalisée de préférence en petits groupes. Avec les plus jeunes, elle pourra toutefois également se dérouler en grand groupe.
Dans un premier temps, invitons les participants à décrire les première et dernière scènes du film et à réfléchir à la question suivante : comment passe-t-on de cette première scène, pleine de rêves, à la scène finale, qui montre une réalité très dure, désespérée et sans issue, en parfait contraste avec les représentations que Ricky avait au départ du métier de livreur ? Plus précisément, demandons-leur de se remémorer tous les événements et situations du film qui révèlent cet écart entre les espoirs de Ricky et ce qui va réellement se passer pour lui, entre la vie qu'il imaginait et celle que lui apporte son nouveau statut de chauffeur pour une plateforme de livraison.
L'enseignant pourra illustrer l'exercice en évoquant la première difficulté que Ricky rencontre : il ne dispose pas des 1000 £ à avancer pour l'achat d'un van et seule la vente de la voiture d'Abby permet de résoudre cette situation problématique. Or ce choix a évidemment des répercussions pour Abby, pour qui la voiture représente un outil de travail très important. Désormais, elle doit effectuer ses visites à domicile à pied et en bus : ses journées, déjà longues et éprouvantes, le sont plus encore et elle doit gérer l'éducation et le quotidien des enfants à distance, par téléphone. Le nouveau métier de Ricky devait permettre d'améliorer ses conditions de vie personnelles et familiales, mais ça commence finalement très mal…
Invitons ainsi les participants à se souvenir des situations génératrices de tension qui, tout au long du film, impactent – physiquement, psychologiquement, relationnellement, économiquement…– la vie de Ricky et la vie familiale en général.
Si, à certains moments, les élèves éprouvent des difficultés de remémoration, l'enseignant pourra éventuellement débloquer les souvenirs en se référant à la liste des événements et situations présentée dans l'encadré n°1.
Encadré n°1. La vie quotidienne de Ricky
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Si l'on tient compte de tous événements qui rythment le quotidien de Ricky, on observe qu'ils n'ont pas tous le même degré de gravité ni le même impact. Certains sont déterminants en ce qu'ils ont des répercussions dramatiques mais ils ne sont pas toujours directement liés au travail. Par exemple, l'agression violente que Ricky subit à la fin du film ou encore les événements liés à la conduite de son fils – qui s'est battu à l'école, qui a volé des bombes de peinture, obligeant ses parents à se déplacer à l'école puis au poste de police – auraient pu se produire même s'il avait eu un tout autre parcours professionnel. Or de tels événements, en plus des conséquences physiques et psychologiques qu'ils impliquent (stress, fatigue, blessures, tracas, tristesse, peur…) ont un impact financier très important pour la famille déjà endettée : comme Ricky le dit lui-même, Seb leur a coûté 500£ en une seule journée, dont 100£ pour son remplacement, que Maloney a dû organiserà sa place ; après l'agression qu'il a subie, il doit rembourser 500£ pour les passeports volés et non remboursés par l'assurance et 1000£ pour le scanner – le«gun» – détruit par les voleurs…
Moins graves, la contravention qu'il reçoit pour avoir mal garé son van ou, plus tard, la disparition des clés de contact qui l'empêche de partir au travail lui coûtent néanmoins de l'argent (le montant de la contravention d'une part, la somme de 100£, en plus des revenus liés aux prestations qu'il ne pourra pas accomplir d'autre part).
Ainsi, dans le prolongement de la première situation donnée en exemple – Ricky vend la voiture d'Abby pour pouvoir avancer la somme nécessaire à l'achat d'un van –, tous ces événements plus ou moins graves ont donc des répercussions financières importantes pour l'ensemble de la famille. En quelque sorte, elles sont pour les réalisateurs un moyen de montrer comment s'établit un premier écart entre la promesse d'une vie meilleure et la réalité qui se cache derrière.
Au début du film, lorsqu'il parle de ses emplois précédents, Ricky se plaint entre autres de conditions de travail pénibles : travailler à l'extérieur par tous les temps, effectuer des travaux lourds comme les travaux de terrassement lorsqu'il était dans le secteur de la construction, avec des collègues avec qui il s'entend plus ou moins bien… Il envisage le métier de chauffeur-livreur comme une libération au regard de toutes ces contraintes qu'il n'aura plus à subir. Or bien des situations du film révèlent qu'il va en être tout autrement et que les contraintes liées à son nouvel emploi sont au moins aussi pesantes : le premier jour, un collègue de travail lui fournit une bouteille en plastique vide, un détail qui en dit long sur la pression du temps puisque la charge de travail est telle qu'il n'aura même plus l'opportunité de faire une pause pour uriner. Le bip sonore qui retentit à chaque fois que son véhicule se trouve à l'arrêt plus de deux minutes est encore un autre détail révélateur de la pression permanente qu'il subit.
Compte tenu d'une telle pression du temps, les aléas de la tournée, souvent anodins en soi, prennent systématiquement une dimension stressante (ainsi les fausses adresses ou les adresses difficiles à trouver, comme lorsque Ricky se retrouve dans un terrain vague, les clients récalcitrants ou agressifs à qui il a à faire…) dans la mesure où ils retardent à ses dépens le programme de livraisons de la journée.
Enfin, contrairement à ce qu'il pensait au départ, Ricky doit composer avec des collègues soumis aux mêmes pressions que lui et entre lesquels se sont établis des rapports de concurrence, comme l'indique la scène où Ricky propose de reprendre la tournée de Freddy, plus difficile mais plus rentable, au grand mécontentement de ce dernier qui en a été dépossédé par Maloney en raison de contretemps trop fréquents. Et lorsque Maloney et Freddy en viennent aux mains, les collègues interviennent pour les séparer en se rangeant du côté du responsable, la rivalité remplaçant clairement ici les liens de solidarité.
Lors de son entretien avec Maloney dans le première scène du film, Ricky manifeste son envie de devenir enfin son propre patron. Maloney confirme qu'avec son nouveau travail, ce sera bien le cas : «Tu ne travailles pas pour nous, tu travailles avec nous. Maître de ta destinée, Ricky !». Or de nombreuses situations du film montrent qu'il ne dispose en réalité d'aucune autonomie : ce n'est pas lui mais le «gun» qui définit son itinéraire en fonction des heures précises de livraison, encodées dans l'appareil, contrôle ses temps d'arrêt… Il lui est impossible de se libérer à temps pour se rendre à l'école,où il est attendu pour parler du comportement violent de Seb ; lorsqu'il annonce à Maloney qu'il doit quitter le travail pour aller rechercher son fils au poste de police, ce dernier lui impose une sanction, en plus des 100£ que lui coûtera son remplacement… Lorsqu'il demande une semaine de congé pour s'occuper de ses problèmes familiaux, Maloney lui rappelle que c'est sa propre affaire : s'il souhaite des congés et qu'il ne trouve pas lui-même un remplaçant, il devra lui verser 100£ par jour pour qu'il l'organise à sa place. Maloney lui parle entre autres de la concurrence et de la compétitivité, précisant que «c'est le gun qui décide qui vit et qui meurt.» Ainsi le patron a désormais pris le visage d'une machine, impersonnelle et impitoyable…
Une situation en particulier révèle de façon flagrante sa totale dépendance vis-à-vis de la plateforme de livraison qui l'emploie. Ricky, qui a pris l'initiative d'emmener sa fille Liza pour effectuer sa tournée, est convoqué par Maloney : il n'avait pas le droit de prendre une telle décision… Et lorsque le père de famille lui répond «C'est mon van, mon assurance, ma fille… Je pensais que c'était aussi mon affaire ?», le responsable du dépôt évoque la plainte qu'il a reçue d'un client : oui, c'est son affaire «mais c'est notre franchise !», une réponse qui met définitivement fin aux illusions d'autonomie et de liberté que Ricky se faisait au départ.
En décrivant le parcours de Ricky, le réalisateur donne du monde du travail tel qu'il évolue actuellement une représentation particulièrement pessimiste et critique. Avec l'ubérisation de la société, le salariat et tous les avantages qui lui sont liés en matière de protection du travailleur (contrat de travail, couverture sociale en cas de maladie ou de perte d'emploi, temps de travail limité, revenus réguliers et garantis, congés payés, retraite assurée…) cèdent peu à peu la place à un emploi qui masque sa grande précarité et ses multiples risques et contraintes derrière l'image alléchante de métiers sans patrons et susceptibles de procurer de gros revenus. Dans Sorry, We Missed You, une telle dénonciation se trouve encore renforcée par le tracé parallèle du parcours professionnel d'Abby, l'épouse de Ricky. Comme elle l'explique à Molly, l'une de ses patientes âgées, Abby, auxiliaire de vie à domicile, travaille sous «contrat zéro heure». Autrement dit, comme son mari, elle est payée à la prestation et sans salaire minimum garanti. Depuis la vente de sa voiture, elle perd énormément de temps en trajets, qu'elle effectue désormais à pied et en bus à ses propres frais. Ses journées de travail s'en trouvent considérablement rallongées, atteignant près de 14 heures – soit presque le double d'une journée de travail normale –, une confidence qui portera Molly à se demander où est passée la journée de 8 heures. Par ailleurs, comme on le comprend lorsqu'elle téléphone à sa responsable, la nature de ses tâches, déjà très lourdes et fatigantes, l'oblige de surcroît à prester des heures supplémentaires, que l'employeur refuse de lui payer tout en refusant également de l'en décharger.
De manière générale, les situations professionnelles de Ricky et d'Abby sont ainsi fort semblables. Bien qu'ils travaillent sans répit tous les deux au détriment de leur vie privée, intime et familiale, leurs revenus respectifs, maigres et instables, ne suffisent pas à résorber leurs dettes, les obligeant à un rythme encore plus intense qui les conduit au-delà de leurs limites physiques et psychologiques. Et c'est cette situation intenable que vient souligner la dernière scène du film, montrant Ricky au volant de son van au lendemain de son agression alors que son état laisse deviner qu'il sera incapable d'assurer le chargement des colis et leur livraison, une situation sans issue pour cet homme qui espérait une vie meilleure.