Extrait du dossier pédagogique
réalisé par Les Grignoux et consacré au film
Le Jeune Ahmed
de Jean-Pierre et Luc Dardenne
Belgique, 2019, 1h24
Ce dossier pédagogique consacré au Jeune Ahmed s’adresse aux professeurs de l’enseignement secondaire qui verront ce film avec leurs élèves à partir de 13 ans environ. Il propose plusieurs animations à mettre en œuvre en classe après la projection. Celles-ci ont pour objectifs principaux de sensibiliser les élèves aux dimensions psychologique et morale du film ainsi qu’au portrait humaniste que les réalisateurs dressent du jeune adolescent. Elles consisteront en divers exercices d’interprétation, entre autres des comportements d’Ahmed et des caractéristiques de mise en scène cinématographique, dont l’objectif sera de dégager le sens du film. L'extrait ci-dessous porte plus particulièrement sur le portrait du personnages principal qui est montré de façon énigmatique de façon notamment à surprendre les attentes spontanées des spectateurs.
Toute la mise en scène du Jeune Ahmed se construit autour de son personnage principal – un adolescent de 13 ans radicalisé –, qui apparaît dans toutes les scènes du film sans exception. Autrement dit, pendant les quelques semaines qui définissent le temps diégétique de son histoire, la caméra ne le quitte pas d'une semelle, procédant forcément à de nombreuses ellipses et sans jamais montrer un lieu, un moment, une action susceptible d'apporter une information ou un point de vue extérieur sur son histoire, son parcours ou ses projets.
D'autre part, plutôt renfermé et peu loquace, Ahmed n'exprime pas ses motivations profondes, qui restent cachées mais aussi souvent travesties. La froide détermination dont il fait preuve pour accomplir le destin qu'il s'est choisi n'apparaît ainsi qu'a posteriori, lorsque nous sommes amenés à réinterpréter des comportements que nous avions interprétés erronément dans un premier temps. C'est ainsi à la construction de ce personnage intrigant que nous proposons maintenant de nous intéresser avec les participants. Concrètement
Présentons l'activité de la manière suivante :
Le personnage d'Ahmed n'existe pas dans la réalité. Comme dans tous les films de fiction, il a fait l'objet d'une construction et son rôle est incarné dans le film par un acteur : Idir Ben Addi. À l'aide des souvenirs que vous avez gardés du film et des images de la série A, tentez d'établir son portrait (apparence physique, caractère, profil psychologique…) et imaginez quelques consignes que les réalisateurs auraient pu donner à l'acteur pour donner de la consistance au personnage d'Ahmed. Quels sont, selon vous, les éléments de création cinématographique qui jouent un rôle dans la construction de ce personnage ?
Dans un second temps, distribuons aux participants la grille n° 1, qui servira de support à une approche plus approfondie de la personnalité du jeune Ahmed à travers un questionnaire relatif à ses motivations cachées. En d'autres termes, il s'agira pour chaque participant de déterminer à quel moment il a compris les véritables intentions de l'adolescent.
Enfin, après un échange en grand groupe qui leur permettra de commenter les traits de personnalité ainsi mis en évidence, proposons aux participants réunis en petits groupes d'affiner ce portrait en dégageant les valeurs qui façonnent son univers mental. Distribuons-leur à cette fin la grille n° 2 et invitons-les à trouver le point commun entre un certain nombre de situations mises en scène puis à partager en grand groupe le fruit de leur réflexion.
Grille n° 1. Les motivations cachées d'AhmedCochez la proposition qui correspond au moment où vous avez compris qu'Ahmed avait l'intention de tuer Madame Inès. Une première fois,
Une deuxième fois,
Une troisième fois,
|
Grille n° 2. Ahmed : son univers mentalExprimez le point commun entre ces situations en trouvant un titre pour chaque ensemble. |
1.
|
2.
|
3.
|
4.
|
La rareté des paroles qu'il prononce doublée d'un manque d'explication venant de l'extérieur font d'Ahmed un personnage énigmatique qui rend pesante l'atmosphère du film. Par l'ensemble de ses comportements, un laconisme proche du mutisme ainsi que l'absence de toute forme d'expressivité – qui pourrait entre autres donner accès à son intériorité –, le personnage d'Ahmed contribue ainsi à la construction d'un univers dramatiquement tendu.
Les commentaires présentés ci-dessous à titre illustratif pourront éventuellement nourrir les phases d'échange qui auront lieu entre les participants après chaque étape de l'activité.
Les images montrant Ahmed dans différentes situations (avec l'imam, en position de prière, aux prises avec les éducateurs du centre, en conversation avec Louise ou encore seul, à l'affût derrière un mur) révèlent toutes un personnage aux traits graves et impassibles. Son caractère hermétique apparaît avec plus de force encore lorsqu'on place en vis-à-vis ces images du film avec des photographies prises au festival de Cannes en mai 2019 (ici ou là), qui le montrent respectivement aux côtés de la jeune actrice qui incarne Louise et de Luc Dardenne, l'un des deux réalisateurs du Jeune Ahmed : large sourire, signe de la main à l'égard du public, vêtements chatoyants et garnis de motifs divers… tous ces détails offrent en effet un contraste saisissant entre l'acteur et le personnage qu'il incarne dans le film. Une paire de lunettes et une chevelure abondante achèvent de métamorphoser l'acteur en lui ajoutant à la fois de la gravité et une sorte de « couche » protectrice derrière laquelle il peut se retrancher.
Pourtant, l'absence d'expressivité du personnage d'Ahmed n'est pas synonyme d'absence d'émotion, comme pourrait l'indiquer d'ailleurs un détail relatif à la création cinématographique et qui concerne le choix des costumes. Unis et sans motif, ceux-ci semblent en effet porter une valeur symbolique toute particulière liée à leur couleur. On observe ainsi qu'au contact de l'imam, Ahmed porte un tee-shirt vert, une couleur traditionnellement associée à l'Islam et citée à plusieurs reprises dans le Coran en tant que couleur des élus du Paradis. Sur l'image ci-contre, une djellabah blanche, austère, épaisse et particulièrement couvrante laisse dépasser sur le poignet du jeune adolescent le bout de la manche de ce tee-shirt vert, un détail qui vient souligner à nouveau sa ferveur et son engagement religieux. Par ailleurs, il faut encore noter que, dans de nombreuses cultures et religions, le blanc est la couleur symbolique de la pureté – un état qu'Ahmed cherche à atteindre de manière obsessionnelle tout au long du film – et qu'en Islam, cette tonalité incarne par ailleurs l'unité, la puissance mais aussi la divinité.
L'image suivante montre Ahmed vêtu d'un tee-shirt rouge, également uni et à manches longues. Sur un plan symbolique, l'on peut sans doute interpréter ce détail vestimentaire comme le reflet de la colère rentrée qu'il éprouve depuis son enfermement au centre ; jamais auparavant en effet, nous ne l'avions vu arborer cette couleur et il ne la quittera plus jusqu'à la fin du film, même si seule l'encolure apparaît sous l'épaisse salopette vert foncé qu'il passe sur ses vêtements lorsqu'il travaille à la ferme, un vêtement qui rappelle d'une part son attachement à l'Islam par la couleur (mais de façon atténuée), et d'autre part, la djellabah portée à la mosquée par son aspect couvrant et taillé dans une seule pièce… L'on peut penser que ces deux couleurs à valeur symbolique deviennent en quelque sorte le signe extérieur des sentiments contradictoires qui l'animent lors de son retour à la ferme : sa foi d'une part, et la tentation de se laisser aller à ses pulsions d'autre part. Enfin, le survêtement passe-partout qu'il enfile par dessus ses tee-shirts rouge ou vert pour traverser l'espace public peut encore être envisagé comme un moyen de circuler incognito, de rester invisible au regard des autres.
S'il reste en apparence impassible en toutes circonstances, cette caractéristique ne doit cependant pas se confondre avec de l'indifférence. Dissimulant ses intentions véritables comme il masque les sentiments qui l'animent, Ahmed prépare son projet de meurtre avec une détermination incroyable, révélatrice, entre autres, d'une personnalité passionnée et pleine de conviction. Ce n'est d'ailleurs que très progressivement que nous découvrons le sens de certains de ses gestes, que nous interprétons dans un premier temps comme anodins ou énigmatiques, comme lorsqu'il bricole ses lunettes avec un élastique, vole en douce une brosse à dents dans la salle de bains de la ferme où il travaille ou encore, lorsqu'il saute de la voiture de son éducateur alors en marche. Difficile en effet de comprendre à ces moments précis son intention de tuer Madame Inès une première fois, puis une deuxième et enfin une troisième fois.
Par ailleurs, nous sommes aussi leurrés. Ainsi quand il formule le souhait de rencontrer Madame Inès, accepte de retourner à la ferme ou décide de s'impliquer dans la vie du centre, nous avons tendance à interpréter positivement ces comportements comme les signes d'une première remise en question et d'une réinsertion en bonne voie. Prêts à entrer désormais en empathie avec cet adolescent, nous recevons avec une certaine violence la réalité de ses intentions qui viennent ensuite contredire le chemin de la prise de conscience et de la rédemption. Une telle mise en scène jouant sur les attentes nous permet ainsi de prendre la mesure tout à la fois de la force des certitudes qui animent le jeune Ahmed, du fossé gigantesque mais invisible qui le sépare de son entourage (et de nous, spectateurs du film) ou encore de la difficulté qu'il y a pour la société et ses institutions (famille, justice, État…) à lui venir efficacement en aide.
[Les autres commentaires sont disponibles dans le dossier imprimé.]