Extrait du dossier pédagogique
réalisé par Les Grignoux et consacré au film
La Route d'Istanbul
de Rachid Bouchareb
France, 2016, 1h37
On trouvera ici un extrait du dossier pédagogique consacré au film La Route d'Istanbul. Ce dossier pédagogique s'adresse aux enseignants du secondaire qui verront ce film avec des élèves à partir de 15 ans environ, ainsi qu'aux animateurs en éducation permanente qui s'adressent à un large public intéressé par la problématique évoquée. Il comprend deux grandes parties. La première propose plusieurs pistes d'analyse du film, tout en privilégiant la réflexion et la discussion avec les spectateurs. La seconde partie du dossier reviendra de manière générale sur le phénomène de la «radicalisation», sur ses causes supposées et enfin sur les moyens éventuellement de le combattre.
L'extrait ci-dessous est consacré aux relations entre les personnages du film, un thème qui mérite une analyse plus approfondie.
La thématique générale de la Route d'Istanbul est sans doute évidente pour tout le monde: le film évoque le départ, à l'insu de leurs parents, de jeunes gens vers la Turquie puis la Syrie, un pays plongé aujourd'hui dans la guerre civile. Mais, au-delà de cette thématique, quel est le propos du cinéaste? Que nous dit-il de ces jeunes gens, de leurs parents, des raisons qui motivent les uns et les autres, des justifications éventuelles qu'on peut donner aux actions des uns et des autres? Quelle est d'ailleurs la position ou l'attitude que le cinéaste adopte à l'égard de ses personnages? Et quelle portée donne-t-il à son film par rapport à un phénomène qui est certainement plus large que l'histoire mise en scène et qui concerne à présent des centaines de personnes? Par ailleurs, comment réagissons-nous par rapport aux personnages et à l'histoire mise en scène? Le film modifie-t-il notre perception des choses? Et en quoi questionne-t-il notre vision du monde?
L'animation proposée ici entend donc expliciter le propos du film mais également mesurer sa portée puisqu'à travers l'histoire singulière d'Élisabeth et de sa fille, il évoque une situation beaucoup plus large à laquelle sont confrontés notamment des parents mais également d'autres témoins.
Proposons aux spectateurs rapidement après la vision du film de réagir aux différents personnages mis en scène dans le film. Quelques questions simples peuvent orienter la discussion:
On sera attentif à laisser s'exprimer les différentes opinions. Si le film privilégie évidemment le point de vue d'Élisabeth, il ne cherche cependant pas à susciter une identification ou une adhésion sans partage au personnage. En outre, certaines personnes notamment pour des raisons religieuses peuvent se sentir plus proches d'Élodie, même si elles n'approuvent pas son départ en Syrie.
On peut alors synthétiser les réponses des uns et des autres dans un tableau à deux colonnes pour éclairer les motivations des deux personnages principaux: Élodie et Élisabeth. On trouvera ci-dessous quelques éléments de réponse possible qui méritent cependant d'être interprétés plus avant; il y a en outre bien d'autres indications dans le film qui peuvent compléter cette première ébauche de tableau.
Élisabeth | Élodie |
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Elle a décidé de vivre à la campagne, au calme Elle est sans doute séparée de son mari Elle ne comprend absolument pas où sa fille peut être. Elle part à la recherche de sa fille, elle essaie de renouer avec elle Elle rencontre le père de Khader, un garagiste qui refuse de lui parler et qui «a foutu son fils à la porte il y a trois mois». Elle croit qu'on a lavé le cerveau de sa fille Son amie venue avec elle à Istanbul décide de rentrer car elle estime qu'on ne peut plus rien faire. Élisabeth s'obstine. Sur la route, près de la frontière, elle croise une longue file de réfugiés. À la fin du film, elle promet à Élodie de l'aider à retourner près de ses «frères et sœurs» mais va dans le couloir pour laisser couler ses larmes. |
Au début du film, elle explique son chemin vers l'Islam: sa mère était la seule personne dans sa vie, elle a commencé à boire, à avoir des relations sexuelles, elle est devenue une mauvaise personne Elle prie en cachette dans le vestiaire de la salle de sports. En Turquie, le taximan dit à Élisabeth que sa fille est courageuse de travailler en Syrie comme infirmière, car «là-bas, ils manquent de tout». Le passeur interrogé par le policier accuse Élisabeth de ne se préoccuper que de sa fille, pas des Syriens. À la fin du film, à l'hôpital, Élodie affirme qu'elle veut «retourner près de ses frères et sœurs». |
Que peut-on tirer comme conclusion de ce tableau? Que montre le film? Quel est son propos principal? Peut-on le résumer en une seule phrase, en une seule expression, en un seul mot? Plusieurs mots ou expressions peuvent sans doute résumer le film: on parlera facilement d'incompréhension ou de différences de points de vue ou encore de valeurs incompatibles. On remarquera que cette incompréhension se manifeste bien sûr entre Élisabeth et sa fille mais également entre Khader (avec qui Élodie est partie en Syrie) et son père, ou même entre Élodie et son amie Christelle (avec qui elle quitte le gymnase au début du film). On verra également que Julie, l'amie d'Élisabeth, décidera finalement de rentrer en Belgique devant l'inutilité apparente de leurs efforts et malgré l'obstination d'Élisabeth.
Mais cette différence de points de vue se manifeste également en Turquie où le chauffeur de taxi comme le passeur semblent tout à fait comprendre les motivations d'Élodie. Le passeur en outre reproche à Élisabeth de ne penser qu'à sa fille et pas au peuple syrien. Le policier quant à lui voudrait manifestement se débarrasser d'Élisabeth et l'enjoint de rentrer en Belgique.
Le film montre donc une incompréhension (qui résulte de points de vue foncièrement différents) entre générations: d'un côté, Élisabeth, le père garagiste, le policier turc, et, de l'autre, les enfants, Élodie et Khader; mais aussi entre des pays ou des «mondes» différents: ici et là-bas, des pays en paix (la Belgique ou la Turquie) et d'autres en guerre, la Syrie et Raqqa[1] en particulier.
Les participants seront alors invités à exprimer leur sentiment par rapport à cette incompréhension fondamentale entre les personnages:
L'incompréhension représente ce qu'on peut appeler le thème principal du film, et elle constitue en particulier la situation de départ qui va déclencher l'action ou les actions du personnage principal, Élisabeth. Mais, précisément, qu'est-ce que l'histoire va apporter à cette incompréhension de départ? Que nous montre le film du cheminement d'Élisabeth? Quelques questions complémentaires permettront d'orienter la réflexion à ce propos.
Le film met en scène une situation relativement rare sinon exceptionnelle, même si elle concerne sans doute des dizaines sinon des centaines de personnes. Il n'est pas courant en effet qu'une incompréhension silencieuse comme celle qui s'installe entre Élisabeth et sa fille débouche sur un départ aussi soudain[2]. Le film essaie donc de nous faire partager les sentiments qu'une personne peut éprouver dans une telle situation qu'on peut qualifier d'extrême. Ainsi, nous comprenons facilement le désarroi d'Élisabeth quand elle découvre qu'Élodie est partie en Syrie, mais nous éprouvons sans doute à d'autres moments un certain éloignement par rapport au personnage, par exemple quand elle communique maladroitement avec sa fille sur Skype ou qu'elle se rend à la frontière dans l'espoir insensé de passer en Syrie. Le film nous fait partager le point de vue d'Élisabeth, même si nous pouvons ressentir une certaine distance ou un certain malaise par rapport à ses réactions. Le film nous pose ainsi la question difficile d'imaginer ce qu'une personne peut éprouver dans une situation aussi inhabituelle et aussi extrême. Et il faut un peu d'empathie pour comprendre qu'Élisabeth puisse s'obstiner dans la recherche de sa fille ou qu'elle lui réponde à l'hôpital qu'elle l'aidera à rejoindre «ses frères et sœurs».
Les questions posées ci-dessus doivent permettre en principe de mieux comprendre le personnage. Ainsi, on voit qu'elle essaie de renouer avec sa fille en lui envoyant des messages ou en dialoguant avec elle sur Skype. Cette attitude contraste en particulier avec celle du père de Khader qui lui a rompu avec son fils. Pour Élisabeth, il est plus important de renouer avec sa fille que de la convaincre de renoncer à ses convictions: la dernière scène est de ce point de vue très éclairante puisqu'elle lui dit qu'elle l'aidera à rejoindre «ses frères et sœurs» alors que son objectif premier était de la ramener en Belgique. Deux motivations animent ainsi Élisabeth: elle veut garder le contact avec Élodie mais elle veut aussi la ramener en Belgique. Dans cette dernière scène, ces deux motivations se révèlent contradictoires, et Élisabeth fait le choix de privilégier la relation personnelle avec Élodie.
Si l'on essaie à présent de définir ces deux tendances qui animent le personnage, on reconnaîtra facilement que c'est l'amour maternel qui l'anime pour une part essentielle. La volonté de ramener Élodie «à la maison» est en revanche moins facile à qualifier: on dira sans doute qu'il s'agit là de ce qu'Élisabeth considère comme étant «la vie normale» (avec toute l'imprécision du terme). Et c'est cette «normalité» qu'elle sacrifie (en partie) lorsqu'elle décide de partir en Turquie puis d'essayer de passer en Syrie, et enfin lorsqu'elle déclare à Élodie qu'elle l'aidera à rejoindre ses «frères et sœurs». Présentées ainsi de façon plus abstraite, les motivations du personnage sont sans doute plus évidentes, et les participants peuvent alors chercher des points de comparaison avec leur propre expérience: jusqu'où seraient-ils, seraient-elles prêt(e)s à aller ou à agir pour l'amour d'une autre personne? (On trouvera quelques propositions dans le prolongement qui suit.)
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1. Pour rappel, Raqqa, dans le nord de la Syrie au bord de l'Euphrate, sert de quartier général de Daesh depuis juin 2013. La ville a été bombardée à plusieurs reprises par les forces gouvernementales syriennes (en 2014), puis par la France à la suite des attentats du 13 novembre 2015 à Paris. Les informations sur la situation à Raqqa sont fragmentaires et controversées. D'un côté, la population civile est soumise aux mesures brutales des djihadistes, qui appliquent de façon violente la charia, pratiquent l'extorsion, confisquent illégalement certaines maisons au profit de leurs chefs et de leurs combattants, pourchassent et exécutent des habitants qu'ils jugent hostiles; de l'autre, les mêmes populations civiles subissent des bombardements meurtriers et sont en majorité hostiles au régime syrien de Bachar al-Assad. En novembre 2016 se dessine une offensive dirigée par les FDS (Forces Démocratiques Syriennes, une alliance anti-Daesh, comprenant des combattants kurdes, arabes et turkmènes) pour reprendre le contrôle de Raqqa.
2. Bien entendu, les fugues d'adolescents et adolescentes ne sont pas rares. Il est donc intéressant de comparer le comportement d'Élodie à celui d'adolescents fugueurs pour montrer les similarités mais également les différences entre ces comportements. On reviendra sur ce point dans le prolongement de cette animation.
En prolongement : les attentats terroristes en France et en Belgique de 2015 et 2016 ont suscité une forte émotion qui a également touché le monde de l'école. Parmi les outils proposés aux enseignants confrontés à cette problématique, signalons l'ouvrage collectif, coordonné par Catherine Bouko et Odile Gilon, en collaboration avec le Conseil Supérieur de l'Éducation aux Médias (de Belgique), Vivre ensemble dans un monde médiatisé. Cet ouvrage est le fruit de la collaboration d'un petit groupe de professeurs et chercheurs (Université Libre de Bruxelles, Université Catholique de Louvain, Université de Liège, Université de Cardiff), avec des spécialistes de l'éducation aux médias, des enseignants du secondaire et des étudiants qui ont décidé de rassembler leurs expertises pour réfléchir sur quelques-unes des notions fondamentales qui forment les piliers de nos sociétés démocratiques, et fournir les supports nécessaires pour conduire ces réflexions en classe : liberté de pensée et de culte, liberté de la presse, laïcité, esprit critique, égalité de traitement des individus.