Extrait du dossier pédagogique
réalisé par Les Grignoux et consacré au film
Moi, Daniel Blake ~ I, Daniel Blake
de Ken Loach
Grande-Bretagne, 2016, 1h39
On trouvera ici un extrait du dossier pédagogique consacré au film Moi, Daniel Blake. Ce dossier propose plusieurs pistes d'animation pour exploiter la vision du film en classe avec des élèves de l'enseignement secondaire à partir de quatorze ans environ. Il s'agira notamment d'approfondir le propos du film en revenant sur les situations mises en scène, de façon à évaluer ce qu'elles ont de kafkaïen mais aussi en quoi elles sont ou non représentatives de l'état de la société britannique actuelle. Par ailleurs, on suggérera également de mesurer les représentations et l'état des connaissances des participants en matière de protection sociale, ceci dans la perspective de fournir à tous une base élémentaire pour une bonne compréhension des enjeux qui traversent l'œuvre de Ken Loach et de son scénariste Paul Laverty. On terminera par une dernière animation consacrée à la pauvreté dans les sociétés occidentales aujourd'hui.
L'extrait ci-dessous (tiré du quatrième chapitre du dossier) est consacré à l'analyse de quelques situations du film que l'on peut qualifier de kafkaïennes.
L'adjectif kafkaïen est souvent utilisé pour qualifier des situations oppressives ou sans issue de la vie moderne ou, plus largement, un imbroglio, souvent administratif, poussé jusqu'à l'absurde. La référence à Franz Kafka, un auteur pragois de langue allemande comptant parmi les écrivains majeurs de l'avant-garde du 20e siècle (Le Procès, La Métamorphose) implique généralement une dimension ironique et critique dans la description d'une société confrontée à un pouvoir arbitraire dont les individus les plus faibles ne comprennent ni les tenants ni les aboutissants et qui s'exerce à leur encontre au travers de toute une armada administrative. Généralement, le personnage principal est un homme célibataire, une sorte d'anti-héros à l'existence banale et dont la trajectoire suit le processus d'une exclusion implacable, qu'elle soit familiale ou sociale.
On retrouve dans Moi, Daniel Blake une grande part de ces caractéristiques et l'objectif de l'animation développée ci-dessous va être d'amener les participants à déterminer les intentions du réalisateur en analysant les situations du film que l'on peut qualifier de kafkaïennes.
Cette animation se déroulera de préférence en petits groupes de participants. Elle consistera à se souvenir, sur base d'une liste de situations présentée dans un ordre chronologique (voir encadré ci-dessous), d'un certain nombre d'échanges, ceci afin d'en évaluer la teneur et ce qu'ils révèlent du regard que porte Ken Loach sur ces situations.
Une discussion en grand groupe permettra ensuite de partager les avis et analyses puis d'entamer ensemble une réflexion autour des intentions du réalisateur.
Quelques situations kafkaïennesVous vous souvenez certainement des situations suivantes. Comment pourriez-vous qualifier la tonalité de ces conversations? Qu'est-ce que ces échanges révèlent de la société britannique, de son organisation? 1. Pendant le générique (fond noir), Daniel Blake répond aux questions d'une interlocutrice se présentant comme uneprofessionnelle de santé mandatée par le Ministère du Travail:«J'ai quelques questions à vous poser pour établir votre éligibilité aux indemnités d'invalidité. Puis-je vous demander d'abord si vous pouvez marcher plus de 50 mètres sans l'assistance d'autrui? Pouvez-vous lever un bras comme pour mettre un objet dans votre poche? — J'ai déjà répondu sur votre formulaire de 52 pages! — Oui, je vois ça… Malheureusement, je n'ai pas réussi à vous lire. Pouvez-vous lever un bras au-dessus de votre tête comme pour mettre un chapeau? — Je vous l'ai dit… Je n'ai rien aux bras ni aux jambes! — Pouvez-vous vous contenter de répondre? — Vous avez mon dossier médical. On peut parler de mon cœur? — Pourriez-vous répondre à ces questions? Donc, c'est oui… vous pouvez mettre un chapeau? Bien, parfait. Pouvez-vous appuyer sur un bouton, comme une touche de téléphone? — J'ai rien aux doigts non plus! On s'éloigne de plus en plus de mon cœur… — Concentrons-nous sur ces questions, merci. Avez-vous des difficultés particulières à faire passer un message simple à des inconnus? — Oui! C'est mon putain de cœur! J'arrête pas de le dire! Vous écoutez pas! — Monsieur Blake, si vous continuez sur ce ton, ça ne va pas arranger votre évaluation. Merci de répondre aux questions. Êtes-vous sujet à des pertes de contrôle suivies d'une évacuation totale des intestins? — Non, mais ça risque d'arriver si on n'en vient pas au fait! — Pouvez-vous accomplir une tâche simple, comme régler un réveil? — Nom de Dieu, oui! Je peux vous poser une question? Vous avez une qualification médicale? — Je suis une professionnelle de santé mandatée par le Ministère du travail pour évaluer des demandes d'indemnités d'invalidité. — Un type dans la salle d'attente dit que vous bossez pour une boîte américaine… — Notre entreprise a été mandatée par le gouvernement. — Vous êtes infirmière? médecin? — Je suis une professionnelle de santé. — [Le visage de Daniel Blake apparaît à l'écran en gros plan] Écoutez, j'ai fait une grave crise cardiaque. J'ai failli tomber d'un échafaudage. Je veux reprendre le boulot, moi aussi… Alors, on peut parler de mon cœur et oublier mon cul, qui se porte comme un charme?» [Fin du générique. Le titre apparaît] 2. Après 1h48 d'attente, quelqu'un répond à Dan, qui appelle pour signaler une erreur dans le courrier qu'il vient de recevoir, mentionnant qu'il n'a pas droit aux indemnités d'invalidité. Une voix masculine répond qu'il n'a pas droit à une indemnité d'invalidité car il n'a obtenu que 12 points au questionnaire; or, il en faut 15 au minimum pour y avoir droit. Un dialogue de sourds s'ensuit entre Dan et son interlocuteur: 3. Au Pôle emploi, le personnel d'accueil est chargé d'orienter les visiteurs: 4. Au Pôle emploi, Katie se dispute avec l'employée, qui veut lui infliger une sanction parce qu'elle est arrivée en retard: 5. Katie explique à Dan comment elle-même et ses deux enfants ont atterri à Newcastle: «On s'est d'abord fait virer de l'appartement, pour une embrouille. C'était ridicule… Dans la chambre de Dylan, il y avait une fuite qui coulait du plafond, sur le mur… Ça le rendait malade… Il passait son temps à l'hôpital. J'en ai parlé au propriétaire… Comme je râlais, il nous a virés! 6. À plusieurs reprises, Dan fait appel à des tiers pour remplir un formulaire sur internet; il demande notamment de l'aide à Ann, une employée du Pôle emploi qui vient lui expliquer comment faire mais qui se fait immédiatement rappeler à l'ordre par sa supérieure hiérarchique: 7. Au Pôle emploi, Sheila, l'employée qui avait reçu Katie précédemment, fait signer à Dan les«Engagements du demandeur». Elle lui annonce qu'il va devoir passer 35 heures par semaine à rechercher un emploi dans les journaux, les agences et sur Internet via le site Universal Job Match: 8. Alors qu'il vient de recevoir un ultime rappel pour une facture d'électricité impayée, Dan répond au téléphone: c'est un employeur intéressé par sa candidature à la jardinerie: 9. Au Pôle emploi, Sheila menace une nouvelle fois Dan de sanctions: 10. Au Pôle emploi, Ann, une autre employée, tente de raisonner Dan, qui veut renoncer aux indemnités de chômage et exige la date de son rendez-vous pour faire appel. |
De manière générale, tous les échanges auxquels on assiste mettent l'accent sur le caractère absurde de ce qui se passe à ce moment-là, révélant le regard critique et particulièrement caustique du réalisateur sur la politique sociale britannique ainsi que les administrations chargées de la mettre en place et d'en faire respecter les règles: l'absurde, l'arbitraire, le désespoir de n'avoir aucune prise sur les événements, l'injustice, un pouvoir anonyme et invisible dont les fonctionnaires ne sont que les rouages et qui écrase, étouffe ou tue les individus…, toutes ces caractéristiques de l'univers kafkaïen se retrouvent en effet dans Moi, Daniel Blake.
Les situations 1, 2 et 6 mettent en évidence de façon flagrante l'inconsistance d'un interlocuteur qu'on ne voit pas. Les communications par téléphone ou l'envoi de documents par internet ne permettront jamais de donner un visage ou un nom à l'un ou l'autre responsable de la machine administrative. Quant à la«professionnelle de santé» mandatée par le Ministère du Travail pour procéder à l'évaluation de l'état de santé de Dan, elle restera délibérément hors du champ de la caméra pendant toute la durée de l'entretien, même lorsque l'écran noir du générique fera place au visage — filmé en gros-plan — de Dan, installé juste en face d'elle. C'est encore à un fonctionnaire sans identité déclarée qu'il a à faire lorsqu'il appelle pour signaler ce qu'il croit être une erreur dans le verdict de ladite professionnelle de la santé, fonctionnaire qui se dira de surcroît incapable de le mettre en relation directe avec le décisionnaire en charge de son dossier. Quand, un peu plus tard, il appelle à nouveau pour signifier son intention de faire appel et son souhait qu'on procède rapidement au réexamen obligatoire préalable, Dan apprend qu'en réalité, il a à faire à un employé d'un centre d'appel et non pas à un fonctionnaire du Pôle emploi. Enfin, la demande d'obtention d'allocations demandeur d'emploi ne peut se faire qu'en remplissant un formulaire sur Internet. À moins d'être diagnostiqué dyslexique, aucune autre solution n'est prévue pour les personnes qui ne maîtrisent pas l'outil informatique et Dan est contraint de se faire aider à trois reprises avant de finalement réussir à envoyer le document dûment complété, sans savoir exactement dans quelles mains il va ensuite tomber.
Enfin, pendant toute la durée du film, le «Décisionnaire», qui tient le destin des malades entre ses mains, ne sera jamais évoqué par son nom et ne restera qu'une figure floue, insaisissable, absente; jamais Dan ne parviendra à entrer en communication directe avec lui, ratant même son appel tant attendu et devant se contenter alors d'un message vocal qui confirme simplement le contenu de la lettre reçue quelque temps plus tôt.
[Ces commentaires sont disponibles dans le dossier imprimé.]
[Ces commentaires sont disponibles dans le dossier imprimé.]