Extrait du dossier pédagogique
réalisé par Les Grignoux et consacré au film
Le Ciel attendra
de Marie-Castille Mention-Schaar
France, 2016, 1h45
On trouvera ici un extrait du dossier pédagogique consacré au film Le Ciel attendra. Ce dossier propose plusieurs pistes d'animation pour exploiter la vision du film en classe avec des élèves de l'enseignement secondaire à partir de quinze ans environ. Il s'agira notamment retracer le parcours des personnages, d'expliciter les mécanismes de l'endoctrinement et le processus de déradicalisation, tels qu'ils sont montrés dans le film, d'interroger la construction «éclatée» du Ciel attendra. Une dernière partie du dossier reviendra de manière générale sur le phénomène de la «radicalisation», sur ses causes supposées et enfin sur les moyens éventuellement d'y remédier.
L'extrait ci-dessous (qui constitue le cinquième chapitre du dossier) est consacré à une série de détails significatifs du film, qui méritent une analyse plus approfondie.
Dans l'œuvre d'un auteur, celui-ci ne laisse rien au hasard (ou alors, laisser certaines choses au hasard fait précisément partie de sa démarche). Ainsi, par exemple, il n'est pas innocent que les cours de Mélanie auxquels on assiste dans le film portent sur certains sujets en particulier. Ces sujets, dont on peut penser qu'ils constituent simplement un contexte (Mélanie est à l'école, mais elle n'écoute pas parce qu'elle pense à sa grand-mère qui vient de mourir) entrent en réalité en résonance avec le film.
Invitons les participants qui avaient pour consigne d'observer ces scènes de cours à rappeler ces scènes et à interpréter en quoi le sujet de ces cours peut-être mis en relation avec le propos du film et avec ce que vit Mélanie à ce moment-là.
Qu'est-ce que cette interprétation apporte?
Peut-on élaborer des interprétations de ce type à propos d'autres éléments du film?
Convoquons pour cela les participants qui ont reçu la consigne concernant les images symboliques ou les images ou prises de vue énigmatiques ou originales.
Avant la projection : quelques consignes d'observationOn a reproduit ici les consignes d'observation données en tête du dossier. Les consignes concernées par l'animation sont mises en gras.
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Le premier cours de Mélanie auquel le spectateur assiste porte sur Fernand Léger, dont une œuvre est étudiée, une peinture ou un dessin de guerre. Léger était un peintre français actif au début du 20e siècle. Il a été soldat pendant la première guerre mondiale et a réalisé des tableaux et des dessins sur ce thème. Peintre cubiste, ses soldats sont «des hommes machines» comme le dit l'enseignant, des personnages désarticulés, soumis à une force de feu sans précédent Mélanie n'écoute pas, elle pense à sa grand-mère qui vient de mourir.
Pour le spectateur, ce cours qui parle des hommes-machines de Léger, annonce en quelque sorte la thématique de la guerre, de la destruction des hommes et aussi de leur dépersonnalisation. Les soldats de la guerre 14-18 étaient de la chair à canon, des personnes qui ont été sacrifiées. On peut bien entendu faire un parallèle avec les «soldats» de l'État islamique qui vont mourir pour une cause, mais aussi à toutes les victimes innocentes de l'Etat islamique. Quant à la dépersonnalisation des soldats dans l'œuvre de Léger, elle peut être mise en relation avec la dépersonnalisation progressive des victimes des recruteurs.
Le deuxième cours est consacré à Bel-Ami de Maupassant, dont un extrait est lu à voix haute par un élève : «Toutes les religions sont stupides avec leur morale puérile et leurs promesses égoïstes, monstrueusement bêtes.» Mélanie, qui est désormais sous le charme de Mehdi et qui reçoit de lui des messages à connotation amoureuse, n'écoute pas et ne s'intéresse pas à la critique des religions, alors que la religion est très importante pour Mehdi : dès leurs premiers échanges, il lui a dit qu'il était musulman et que tous les autres croyants se fourvoient et reviendront vers l'IslamSi l'attention de Mélanie n'est pas portée sur le cours, celle du spectateur est partagée entre le cours (l'environnement de Mélanie) et les messages qu'elle reçoit et dont on entend les mots. Aussi, l'on peut être surpris qu'à la fin du cours, l'enseignant évoque un autre passage de Bel-Ami, bien éloigné du premier, et qui se clôt par «au sortir du lit», et qui évoque les amours de Bel-Ami avec sa maîtresse. Ainsi, en quelques mots seulement, l'on passe de la critique des religions au désir amoureux et au mensonge, ce qui apparaît après coup, comme un formidable résumé de l'histoire de Mélanie
Le troisième cours porte sur Tartuffe de Molière où l'enseignant s'intéresse particulièrement au personnage d'Orgon. Tartuffe courtise la femme d'Orgon et celui-ci ne se rend compte de rien : il est aveuglé. Cet aveuglement, c'est aussi celui de Mélanie naturellement, qui, séduite par Mehdi, n'imagine pas une seconde qu'il pourrait la tromper. Le lien entre le cours et la situation de Mélanie est donc flagrant[1].
Un quatrième cours[2] porte sur l'Indochine. Mélanie n'écoute absolument pas, elle est très nerveuse, à ce moment-là, elle est harcelée de messages qui la dissuadent de continuer l'école et elle craint de rentrer trop tard pour la prière. En attendant, la prof évoque les lois de la laïcité, le respect des minorités, le principe d'égalité des individus. Ce sont les valeurs de la République qui sont rappelées dans ce cours, même si c'est à l'occasion d'événements où ces valeurs n'ont pas été respectées : une guerre coloniale.
À ce moment, Mélanie est très très loin de la salle de classe et elle manque donc ce qui pourrait être vu comme une dernière mise en garde pour elle : le choix qu'elle s'apprête à faire, c'est renier et même s'opposer aux valeurs démocratiques de la République.
L'on pourrait encore évoquer un autre cours, auquel Mélanie participe réellement cette fois : le cours de gymnastique. Elle évolue sans beaucoup d'assurance sur la poutre et on la voit maintenir tant bien que mal son équilibre, surtout lorsqu'il s'agit de faire demi-tour. Cette séquence est montée en alternance avec des images de la vidéo catastrophiste de Mehdi. Cette vidéo se présente comme un grand melting-pot qui dénonce l'école qui programme les enfants comme des robots, une société corrompue et pleine d'excès : sexe, alcool, perversion, une société soumise à des forces occultes, où finalement la vie des personnes n'a aucun sens. Le but de cette vidéo est précisément de déstabiliser Mélanie, de la faire douter de tous ses repères pour la faire tomber dans le piège du recruteur Les images de Mélanie sur la poutre sont donc très symboliques de la situation qu'elle vit où son équilibre est précisément très instable.
Les participants auront peut-être relevés d'autres images symboliques ou énigmatiques sur lesquelles ils peuvent également élaborer une interprétation. Par exemple, à la fin du film, quand Sonia et sa maman sont à la fête foraine, la jeune fille est fascinée par la barbe-à-papa. Pourquoi la réalisatrice s'attarde-t-elle tellement sur le visage de Sonia et sur la fabrication de la friandise? L'on pourrait dire que le tourbillon de sucre rappelle à Sonia le tourbillon dans lequel elle a été prise : elle s'est laissée embobiner, comme le sucre s'enroule autour du bâton. Nébuleuse, transformation, masse creuse sont des mots que l'on peut utiliser pour parler de la barbe-à-papa mais aussi de l'endoctrinement dont Sonia a été la victime.
Autre image symbolique : Mélanie entièrement couverte par le niqab entre dans un tunnel : on la voit s'éloigner de dos, la lumière venant de l'extrémité du tunnel Cette image évoque l'éloignement, le passage à autre chose. Dans le même temps, on entend la voix de Mehdi qui dit : «je vais te demander une chose importante; est-ce que tu es vierge?». La perte de la virginité est irréversible et on a l'impression que le mouvement de Mélanie, qui s'éloigne de sa famille, de ses amis, pour aller vers l'islam radical de Mehdi est lui aussi irréversible.
Cette impression, on peut la voir confirmée, dans cette autre scène à la fin du film où l'on voit encore Mélanie, en niqab, de dos, qui monte cette fois des escaliers. Le sentiment d'éloignement et d'irréversibilité est encore plus fort cette fois. La difficulté à définir ce que sont ces escaliers ajoute au sentiment d'étrangeté : étrangeté de la scène et étrangeté de Mélanie qui n'est plus la jeune fille ordinaire qu'elle était au début du film
Ce plan un peu énigmatique contraste fortement avec un autre, très proche dans le film : celui de Sonia, en voiture, qui sort la tête par la fenêtre. Contrairement au début du film où, dans la même voiture, elle était centrée sur elle-même, comme sourde à la discussion des adultes à l'avant, elle veut sentir le vent de l'extérieur : elle respire, elle revit, elle est libre.
1. Dans la séquence précédente, Dounia Bouzar explique aux parents que les recruteurs exploitent le malaise adolescent en disant «toi qui es révolté par les injustices de ce monde, tu n'as pas le droit de rester aveugle à ces misères». Un lien supplémentaire est établi autour de cette idée d'aveuglement : les recruteurs jouent précisément sur cette soi-disant capacité de discernement pour séduire et donc aveugler leurs «proies».
2. On pourra noter encore que dans ces quatre cours, c'est l'enseignant qui parle. Les élèves sont peu sollicités, c'est un enseignement frontal qui rend la distraction de Mélanie assez compréhensible, mais qui va aussi dans le sens de la critique sociale excessive de la vidéo : une école où on programme les cerveaux, où on n'est pas libre de choisir, etc.
En prolongement : les attentats terroristes en France et en Belgique de 2015 et 2016 ont suscité une forte émotion qui a également touché le monde de l'école. Parmi les outils proposés aux enseignants confrontés à cette problématique, signalons l'ouvrage collectif, coordonné par Catherine Bouko et Odile Gilon, en collaboration avec le Conseil Supérieur de l'Éducation aux Médias (de Belgique), Vivre ensemble dans un monde médiatisé. Cet ouvrage est le fruit de la collaboration d'un petit groupe de professeurs et chercheurs (Université Libre de Bruxelles, Université Catholique de Louvain, Université de Liège, Université de Cardiff), avec des spécialistes de l'éducation aux médias, des enseignants du secondaire et des étudiants qui ont décidé de rassembler leurs expertises pour réfléchir sur quelques-unes des notions fondamentales qui forment les piliers de nos sociétés démocratiques, et fournir les supports nécessaires pour conduire ces réflexions en classe : liberté de pensée et de culte, liberté de la presse, laïcité, esprit critique, égalité de traitement des individus.