Extrait du dossier pédagogique
réalisé par les Grignoux et consacré au film
Toto le héros
de Jaco Van Dormael
Belgique-France, 1991, 1h31
Comme le programme de départ indiqué au début du film le laissait supposer, l'histoire de Toto le héros va se dérouler selon deux axes principaux: le film nous montrera, d'une part, la vengeance de Thomas et, d'autre part, les épisodes du passé qui expliquent cette vengeance.
Ces épisodes du passé ne nous seront cependant pas donnés comme tels mais comme des souvenirs de Thomas âgé, c'est-à-dire qu'ils seront tous dans un rapport de subordination sémantique par rapport aux séquences où l'on voit Thomas à l'hospice, qui est apparemment en train de ne rien faire mais qui, en fait, se remémore c'est du moins ainsi que nous l'interprétons ces différents épisodes. On peut représenter simplement cet état de fait de la façon suivante:
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La subordination des épisodes du passé au personnage de Thomas âgé en train de se souvenir apparaît de façon particulièrement significative dans certaines séquences. Ainsi, au début du film, il y a une alternance très rapide entre des plans sur Thomas à l'hospice et d'autres qui évoquent très brièvement l'un ou l'autre événement de sa jeunesse: c'est ce qu'on appelle un montage parallèle entre deux séries disjointes de plans (1). Ces plans ont en outre la particularité de raccorder «sur le mouvement»: au geste d'Évelyne caressant l'épaule de son amant correspond au plan suivant un geste similaire de Thomas âgé en train de se laver; ou bien à l'image de Thomas âgé couché sur son lit et vu de profil succède celle de Thomas enfant, dans la même position, que vient embrasser sa soeur Alice.
Ce type de raccord est clairement destiné à souligner une analogie entre deux situations (mais également une différence due au temps qui passe); mais cette analogie ne peut apparaître qu'à Thomas âgé qui suspend d'ailleurs son geste (de se laver) ou soupire doucement, exprimant regret et mélancolie. Entre les plans qui se succèdent, tous équivalents les uns aux autres, s'établissent ainsi des rapports orientés, le personnage présent se remémorant le passé alors que l'inverse n'est évidemment pas possible; autrement dit, alors que le film nous présente de façon parallèle épisodes du passé et du présent, nous établissons entre ces épisodes des relations sémantiques orientées par les souvenirs de Thomas âgé.
Ces souvenirs ont par ailleurs une fonction évidente, celle d'expliquer la haine de Thomas à l'égard d'Alfred. Les épisodes du passé doivent donc être compris comme ayant eu pour résultat de provoquer cette haine et, indirectement, sa volonté de vengeance, ce qu'on représentera simplement de la façon suivante:
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Enfin, le désir de vengeance de Thomas le conduira à passer à l'acte et à mettre en oeuvre les moyens (vol d'un pistolet, fuite de l'hospice) nécessaires à sa réalisation. Finalement, on le sait, il y renoncera et trouvera d'autres moyens de satisfaire ses rêves d'enfant devenu vieillard. Cette série d'actions occupera toute la fin du film et sera détaillée ultérieurement:
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Ces trois schémas (1), (2) et (3), qui sont liés entre eux, constituent une représentation d'ensemble, fortement simplifiée, de l'histoire de Toto le héros. Dans leur abstraction, ils s'appliqueraient aussi bien à un film policier qu'à un western mettant en scène une vengeance. Néanmoins, même à ce niveau très général, l'on voit l'importance prise par les événements du passé: il ne s'agit pas d'un geste unique, même effroyable, mais de plusieurs épisodes qui s'ajoutent les uns aux autres de façon complexe pour expliquer la haine de Thomas. Le film de Jaco Van Dormael se distingue donc d'un simple histoire de vengeance par les interrogations qui pèsent sur ce passé: qu'est-ce qui justifie une telle haine et une telle haine est-elle justifiée?
Le passé de Thomas se compose de plusieurs périodes: la toute petite enfance, l'enfance, l'âge adulte. Si l'on se place cependant du point de vue d'une interprétation générale, il faut distinguer dans ce passé, comme on vient de le suggérer, moins les époques que les raisons qui expliquent la haine ultérieure de Thomas. Or celui-ci, dès le début du film, nous a indiqué par l'intermédiaire de la voix off les motifs de son ressentiment violent à l'égard d'Alfred: «Tu m'as volé ma vie, tu m'as volé l'amour, dit-il en s'adressant imaginairement à Alfred. Il ne s'est rien passé, c'est l'histoire d'un type à qui il n'est rien arrivé». Cette réflexion de Thomas met immédiatement en évidence un trait sémantique commun aux différents épisodes du passé, tout en permettant de les distinguer: le vol. L'on peut en effet facilement interpréter ces épisodes comme quatre vols au préjudice de Thomas: Alfred a pris l'identité de Thomas bébé, le père Kant a pris la vie du père de Thomas en lui faisant accomplir une mission périlleuse, Alfred enfant a pris Alice à Thomas, et devenu adulte, Évelyne. Ce qu'on représentera encore une fois schématiquement sous la forme suivante:
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L'on voit que ces quatre épisodes ne présentent pas une continuité d'action (comme celle qui mène Thomas âgé à voler un pistolet, puis à s'enfuir de l'hospice, puis à se rendre chez Alfred ) mais une similarité entre les actions représentées (ce qu'on appelle en sémantique une isotopie). Cette similarité apparaît particulièrement dans le deuxième épisode où c'est en fait le père Kant qui «vole» la vie du père de Thomas, c'est-à-dire que, pour Thomas, Alfred et son père se rangent dans le même camp, celui des «voleurs», et son père et lui-même dans celui des victimes: on parlera ici d'une cohérence thématique qui dépend, non pas de la suite plus ou moins logique des actions, mais des analogies entre les événements représentés qui sont plus ou moins semblables bien que disjoints.
On remarquera également que, si ces quatre épisodes expliquent le désir de vengeance de Thomas, ils sont également dans un rapport d'inversion sémantique par rapport à cette vengeance: comme le dit Thomas, «Ce ne sera même pas un meurtre Je ne ferai que reprendre ce qui m'appartient». Autrement dit, au vol qui est la prise d'un «objet» au préjudice de Thomas va répondre la reprise par Thomas de ce même «objet». Ici aussi, il existe une cohérence thématique entre les événements passés et présents, cohérence qui s'ajoute aux relations de cause à effet et qui donne au spectateur l'impression d'une histoire «se bouclant» parfaitement sur elle-même.
On considérera maintenant séparément les grands épisodes (quatre du passé plus un au présent) afin de préciser la nature de ces relations et d'éventuellement corriger ce que la première interprétation d'ensemble pouvait avoir de réducteur ou même d'erroné.
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[1] Dans le montage parallèle, les deux séries d'actions ne sont pas contemporaines (puisqu'ici, elles appartiennent au passé et au présent). En revanche, le montage alterné suppose que les actions montrées en alternance sont contemporaines (par exemple un poursuivi et un poursuivant qui sont relativement distants l'un de l'autre et qui n'apparaissent pas en même temps à l'écran mais dans des plans successifs). (D'après Marcel MARTIN, Le Langage cinématographique. Paris, Cerf, 1985, p. 179-183).