Extrait du dossier pédagogique
réalisé par les Grignoux et consacré film
Raining Stones
de Ken Loach
Grande-Bretagne, 1993, 1 h 30
Le dossier pédagogique dont on trouvera un court extrait ci-dessous s'adresse aux enseignants du secondaire qui verront le film Raining Stones avec leurs élèves (entre quatorze et dix-huit ans ans environ). Contrairement à d'autres dossiers plus récents réalisés par les Grignoux, celui-ci ne comporte pas d'animation immédiatement exploitable en classe. Il s'agit plutôt d'un travail de vulgarisation sur les thèmes du film et sur le travail de mise en scène du cinéaste.
L'analyse du film comporte trois parties : la première essaie de préciser la notion de réalisme par rapport à un film comme Raining Stones. La seconde explique la manière dont le réalisateur donne un sens à une description qui pourrait paraître trop prosaïque ou trop banale. Enfin, la troisième essaie de comprendre le rôle de la fiction dans un film à vocation réaliste comme Raining Stones. C'est cette dernière partie qui est reproduite sur cette page WEB.
Dans ce film qui se veut essentiellement réaliste, qui cherche à nous émouvoir en nous décrivant la situation difficile et parfois désespérée d'ouvriers enfermés dans le piège d'un chômage sans issue, quel est alors le rôle de la fiction? Et pourquoi le réalisateur passe-t-il par ce biais de la fiction au lieu de se limiter à un strict documentaire?
Pour répondre à ces questions, il faut cependant d'abord préciser ce qu'on entend par fiction.
On dit parfois que la fiction n'est ni vraie ni fausse, mais cette caractérisation n'est pas assez précise. En fait, la fiction est indéniablement fausse: nous savons tous que Bob Wilson n'existe pas à Manchester et qu'il n'a jamais tué un usurier du nom de Tansey, même s'il est sans doute possible de trouver des situations plus ou moins similaires à celles évoquées dans Raining Stones (c'est ce qui fait évidemment le caractère réaliste du film). Mais, par une convention tacite entre réalisateur et spectateur (ou entre romancier et lecteur), nous suspendons temporairement la question de la valeur de vérité des éléments fictifs mis en scène: l'histoire qui nous est racontée est imaginaire mais cette fausseté apparente ne lui enlève cependant pas son intérêt à nos yeux.
La situation se complique néanmoins dans la mesure où un film comme Raining Stones est un mélange inextricable d'éléments fictifs (le personnage de Bob, de Tommy, la mort de Tansey...) et d'éléments pour lesquels se pose effectivement la question de leur valeur de vérité: il est tout à fait légitime par exemple de se demander si la description de la vie des chômeurs à Manchester, telle qu'elle est faite par Ken Loach, correspond grosso modo à la réalité. Comme spectateurs, nous établissons donc un partage entre éléments fictifs par rapport auxquels, par convention, on ne pose pas la question de leur éventuelle vérité et d'autres éléments dont on on peut se demander, comme pour n'importe quel discours, s'ils sont vrais ou faux. Ce partage dépendra de la compétence différente des spectateurs, et certains jugeront peut-être qu'un usurier comme Tansey, aussi violent et aussi brutal, ne peut être qu'un personnage totalement imaginaire, tandis que d'autres seront portés à croire que la dégradation sociale et économique en Grande-Bretagne a permis l'apparition de ce genre de personnages (ce que confirme d'ailleurs Ken Loach qui précise, dans ses interviews, qu'ils sont encore plus violents que ce qui est montré dans le film, même s'il s'agit pour l'instant d'un phénomène de banditisme individuel). Semblablement, l'on peut se demander s'il est imaginable qu'un prêtre catholique conseille, comme le fait le père Barry, à un homme responsable d'un accident mortel de ne pas se dénoncer à la police, ou s'il s'agit d'une pure invention de Ken Loach Ici aussi, on risque d'avoir de sérieuses différences d'appréciation.
Si ce partage n'est pas toujours net, le caractère fictif d'un nombre important d'éléments de Raining Stones est cependant indéniable et touche en premier lieu la mise en scène du film: nous savons bien que les scènes auxquelles nous assistons sont jouées par des acteurs (même non professionnels) qui feignent en particulier de ne pas s'apercevoir qu'ils sont filmés. C'est là la convention fondamentale du cinéma de fiction (par opposition au documentaire), semblable à celle du théâtre où les acteurs font semblant d'ignorer la présence devant eux d'une salle remplie de spectateurs.
En fonction de la même convention fondamentale, nous ne nous préoccupons pas de savoir comment la caméra peut ainsi filmer l'intimité des gens et saisir des événements aussi improbables que l'accident mortel de Tansey ou le vol d'un mouton dans la lande anglaise. Nous attribuons donc la plus grande partie des effets de mise en scène (qui comprennent les mouvements de caméra, le choix du cadre et certains éléments de montage) au statut fondamentalement fictif du film, sans nous poser alors la question de leur éventuelle valeur de vérité, c'est-à-dire, dans ce cas, de leur possibilité matérielle (en fait, on devrait conclure à leur impossibilité dans une situation qui serait celle d'un véritable documentaire): lorsque la caméra nous montre un très bref instant la clé que Tommy oublie sur la camionnette de Bob, cette intervention du réalisateur qui nous signale un détail que le personnage n'aperçoit pas est immédiatement comprise dans la logique d'un récit qui est reçu comme globalement fictif (le vol du mouton, celui de la camionnette, les ennuis de Bob, etc.).
Ces interventions sont d'ailleurs, dans ce film qui se veut réaliste, beaucoup plus importantes qu'il n'y paraît de prime abord. Toute la séquence de débouchage des égouts est un bon exemple du travail de mise en scène de Ken Loach, de la «mise en fiction» d'événements considérés par ailleurs comme vraisemblables ou réalistes. Bob fait cinq tentatives infructueuses pour proposer ses services avant de se rendre chez le père Barry: ces mini-séquences sont marquées par une dimension dominante droite-gauche, c'est-à-dire que Bob entre dans le cadre par l'arrière plan droit, et se dirige vers la gauche en s'adressant à des interlocuteurs qui se trouvent également sur le bord gauche du cadre. Il ressort généralement par la gauche du cadre (selon la même direction) sauf deux fois dont la dernière: à ce moment, il rentre dans le cadre par le côté gauche perpendiculairement à l'axe de la caméra en longeant l'église (il traverse donc le cadre de gauche à droite sans passer de l'avant-plan à l'arrière plan), et la séquence avec le père Barry et le débouchage gratuit de ses égouts peut commencer. L'effet de cette mise en scène est très clair: elle commence par accentuer le caractère répétitif des cinq tentatives de Bob, dont on comprend ainsi rapidement le caractère infructueux, jusqu'à ce que le changement de direction dominante nous indique le début d'une nouvelle action et peut même nous faire pressentir un changement de «fortune» pour Bob. Le père Barry accepte en effet ses offres de service, mais, au cours de la conversation, laisse entendre que ce service doit être bénévole: Bob s'est encore fait avoir, et nous aussi d'une certaine manière. Toute cette mise en scène est largement concertée (et donc fruit de la fiction), et il suffit d'imaginer le déplacement de trois ou quatre des mini-séquences du début après l'épisode avec le père Barry pour s'apercevoir que l'ensemble de la séquence perdrait la plus grande partie de ses effets de rythme et de comique.
En dehors du travail de la mise en scène, on constate facilement que la fiction concerne essentiellement tout ce qui fait la particularité de l'histoire et du personnage de Bob, de Tommy et de leurs compagnons. Quand nous chercherons à établir la vérité du film de Ken Loach, nous éliminerons (conceptuellement) ces particularités et nous généraliserons plus ou moins largement les situations évoquées: à travers le cas de Bob, nous essayerons ainsi d'appréhender celui des chômeurs de Manchester ou d'Angleterre (sinon d'Europe occidentale).
Mais, avant cela, nous nous serons laissés entraînés par toutes ces particularités du récit, qui en font précisément le charme et l'intérêt: même si l'histoire est fictive, c'est elle (aussi) qui nous intéresse et qui crée chez nous des attentes[1] qui nous feront rester dans la salle jusqu'à la fin du film. La fiction représente un surplus d'intérêt, sinon de plaisir, qui s'ajoute à la représentation «réaliste» des faits. C'est particulièrement clair si l'on étudie le rôle du comique dans Raining Stones: sans doute, certains chômeurs volent de menues choses pour arrondir leurs fins de mois difficiles, mais la capture du mouton par Bob et Tommy nous fait en outre rire à cause de leur maladresse qui rappelle notamment celle de personnages comme Laurel et Hardy. A une représentation plate et documentaire des faits, Ken Loach a préféré une mise en scène (comprenant donc une part de fiction) jouant sur des effets de comique et de dérision.
De la même manière, toute la scène de la «mise à mort» du mouton peut durer plusieurs minutes parce que nous rions de l'insuccès des personnages qui renversent le linge, des blagues de Tommy et de l'étonnement stupide des voisins qui se demandent de quoi ils parlent (étonnement mis en évidence par la mise en scène de Loach et que n'aperçoivent pas Bob et Tommy). L'humour fait ainsi échapper des scènes en soi fort banales à l'insignifiance et à l'ennui: le débouchage des égouts n'a rien d'un spectacle réjouissant ni même intéressant, sauf si bien sûr l'ouvrier amateur se retrouve couvert de merde quand un maladroit tire la chasse au mauvais moment!
Cet humour se manifestera surtout au début du film à un moment où, comme on l'a indiqué, le récit est, pour des raisons de réalisme, fortement fragmenté: le comique suppléera à ce manque de liaison en donnant un intérêt spécifique à chacune de ces séquences (relativement) isolées. La fiction pourra d'ailleurs parfois mêler humour et suspense pour créer cet intérêt: lorsque Bob, Tommy et quelques autres volent le gazon du club conservateur, la caméra de Ken Loach suit l'auto du concierge parcourant le même chemin que celui suivi par nos compères à leur arrivée et nous fait donc craindre qu'ils ne se fassent surprendre; mais les mouvements (de la mise en scène) sont parfaitement synchronisés, et, au moment où le gardien arrive à l'entrée du jardin, le camion qui emporte Bob et Tommy déboule du club et s'en va en nous laissant pousser un ouf de soulagement, tandis que le concierge n'a plus qu'à les traiter d'«enfoirés de communistes». Le suspense préalable, même fort bref, ne rend le rire que plus libérateur.
Mais la part majeure de la fiction réside dans l'histoire de Bob lui-même, dans sa volonté têtue de payer une robe de communion neuve à sa fille Coleen et dans ses efforts parfois désordonnés pour obtenir l'argent nécessaire à cet achat. C'est là le «moteur» essentiel de la fiction, qui crée des attentes de plus en plus fortes chez le spectateur et le fait participer de façon de plus en plus émotionnelle au déroulement de l'action.
Cet élément fictionnel peut certainement s'expliquer de manière réaliste: il est assez normal que Bob le catholique souhaite que sa fille soit aussi bien habillée que les autres communiantes et qu'elle ait une robe neuve comme sa mère en avait eu une à son âge (comme il l'indique lors d'une conversation avec Anne). Mais ce désir est également très singulier, le distinguant des autres chômeurs qui se contentent apparemment de survivre, de traîner dans les bars ou de jouer aux courses. Du constat social, tel que se présente le début de Raining Stones, nous passons à l'histoire individuelle marquée par l'incertitude: Bob parviendra-t-il à son but?
Mais l'intérêt que nous prenons à cette histoire devient alors purement imaginaire, indépendamment de toute considération objective: que Bob réussisse ou non à sortir des griffes de l'usurier n'a sans doute aucune importance d'un point de vue social (si un usurier meurt dans la fiction, d'autres continuent à oeuvrer en toute impunité dans la réalité), mais, en tant que spectateur, la fin, heureuse ou malheureuse, nous importe énormément, même si cet intérêt ne dure que le temps de la projection. Semblablement, le désir de Bob, improbable à force d'obstination, n'a aucune importance «objective» mais suscite néanmoins notre participation imaginaire même si nous ne sommes pas catholiques et que nous n'avons pas l'intention de payer une robe de communiante à notre fille.
Et l'investissement est d'ailleurs peut-être d'autant plus grand qu'il est plus imaginaire. Aux soucis quotidiens des chômeurs, étroitement dépendants de leur situation, Ken Loach substitue en effet un désir démesuré, un rêve impossible dans lequel nous pouvons tous sans doute nous reconnaître peu ou prou: échapper au quotidien, goûter à l'exceptionnel, vivre un grand moment d'émotion que rien ne doit ternir La fiction, ce désir «extravagant» de Bob, favorise ainsi l'identification des spectateurs en mettant en jeu des passions ou des intérêts qui ne sont pas spécifiques aux personnages mis en scène mais qui sont beaucoup plus généraux sinon communs à tous les hommes et à toutes les femmes[2]. Nous adhérons au désir de Bob parce que nous y reconnaissons une part de nous-mêmes, alors que le vol du mouton et du gazon ou le débouchage des égouts nous laisseront tout à fait extérieurs aux sentiments éprouvés à ce moment par le personnage, et que nous rirons même de sa maladresse.
L'irruption de Tansey, l'usurier, ne fera alors qu'accentuer notre implication imaginaire, sa violence et sa brutalité ne pouvant susciter qu'un sentiment de révolte: avec Bob, nous souhaitons la vengeance sinon la mort de Tansey. Alors que les méthodes musclées de ses hommes de main (à l'encontre du dénommé Gilbert notamment) avaient été montrées jusque-là sur le mode du constat sans susciter d'attentes spécifiques chez le spectateur (on avait l'impression d'une réalité contre laquelle il paraissait impossible ou difficile de lutter, Bob se contentant d'y assister sans intervenir), nous sommes à présent impliqués dans une histoire dont l'issue nous importe dramatiquement. Comme Bob, nous avons l'impression d'un piège brutal, d'une violence impitoyable, d'une injustice criante, et nous retirerons sans doute un sentiment (même mitigé) de satisfaction de la mort de l'usurier (comme de la fin du film quand nous constaterons que les policiers qui se rendent au domicile de Bob ne viennent pas l'arrêter mais lui signaler qu'on a retrouvé sa camionnette ). Toute la dernière partie du film met ainsi en jeu des émotions simples[3] qui ne sont pas très différentes de celles que suscite n'importe quel film policier ou d'aventures: suspense, désir de vengeance, peur, agressivité
Cette émotion n'est plus liée à un savoir, à l'aspect «documentaire» du film, à cette vision de «l'intérieur» que Ken Loach a essayé de nous donner de ses personnages en tant qu'ils étaient représentatifs d'une situation sociale plus ou moins large (celle des chômeurs de Manchester ou d'Angleterre)[4], et elle résulte au contraire de notre participation à un récit fondamentalement imaginaire, à un pur jeu de la fiction, à une traque et une vengeance qui ne concerne que Bob et nous-mêmes. La fiction a donc pour fonction essentielle de provoquer cette participation émotionnelle du spectateur qui en tire un plaisir subjectif qui s'ajoute, comme une espèce de prime imaginaire, au seul «savoir» qu'est censée lui apporter la pure représentation réaliste des faits. Mais il est clair que la majorité des spectateurs ne mesurent pas finement ce passage progressif du «documentaire» à la fiction qui s'opère dans Raining Stones, et qu'ils reçoivent le film de manière globale sans distinction trop réfléchie sur le statut différent des événements qui lui sont présentés. Ainsi, le rôle de la fiction est de provoquer ou d'accentuer notre participation imaginaire et émotionnelle à la vie de ceux qui sont, objectivement et malheureusement, des laissés-pour-compte.
[1] Même si ces attentes, comme on l'a indiqué précédemment, sont beaucoup plus faibles dans Raining Stones que dans un film policier ou d'aventures.
[2] Quand la femme de Bob parle de ses désillusions et de cette réalité implacable qui l'obligera à vivre et à mourir au même endroit, elle n'exprime d'ailleurs plus des sentiments qui seraient étroitement liées aux difficultés de sa condition sociale (même si celle-ci les accentue) mais une mélancolie beaucoup plus universelle dans laquelle chacun de nous peut se retrouver partiellement.
[3] Par émotion simple, on entend ici une émotion suscitée par un seul élément de la situation présente et de ce fait immédiatement compréhensible et partageable par le spectateur : en présence d'un danger, nous avons peur. En revanche, la culpabilité qu'éprouve Bob après la mort de Tansey est plus complexe : il se sent sans doute responsable de l'accident, mais cette culpabilité accentuée certainement par son catholicisme se lie en outre, comme on l'a déjà indiqué, au sentiment d'avoir mis en péril ceux qu'il aime, au souhait d'encore vouloir les préserver, etc. Plusieurs éléments de la situation (explicités à différents endroits du film) doivent être donc pris en compte pour pouvoir comprendre sinon partager (imaginairement) son émotion. Après tout, certains spectateurs trouvent peut être tout à fait normal de tuer (surtout si c'est en partie accidentel) Tansey.
[4] Cf. ce qu'on a dit ci-dessus de l'identification au paragraphe II,C (paragraphe non reproduit sur cette page WEB).