Extrait du dossier pédagogique
réalisé par les Grignoux et intitulé
Regards documentaires
consacré à quatre films documentaires :
Comment j'ai détesté les maths d'Olivier Peyon (France, 2013, 1 h 40)
La Cour de Babel de Julie Bertucelli (France, 2014, 1 h 29)
Dancing in Jaffa de Hilla Medalia (Etats-Unis/Israël, 2014, 1 h 24)
L'Image manquante de Rithy Pahn (France/Cambodge, 2013, 1 h 32)
Le dossier pédagogique Regards documentaires propose une méthodologie originale pour aborder les films documentaires avec un jeune public (entre 12 et 18 ans environ), qui est reprise ci-dessous. Cette méthodologie est ensuite illustrée par l'analyse de quatre documentaires qui mettent en scène des réalités très différentes dans des perspectives diverses et spécifiques à chaque réalisateur.
Le documentaire, notamment en situation scolaire, semble se suffire à lui-même, faisant découvrir une réalité peu ou mal connue des spectateurs. Mais au-delà de cet aspect d'information, il traduit, comme tout autre film, un point de vue, il donne une représentation partielle (et parfois partiale) de la réalité, il suscite également des questions sur le monde qui nous entoure. Ainsi, tout documentaire nous montre le monde mais il nous donne également à penser, à réfléchir, à discuter, à contester peut-être
Comment j'ai détesté les maths d'Olivier Peyon
Comment dès lors analyser un tel film notamment avec de jeunes spectateurs? Comment faire en particulier le partage entre ce qui relève de la réalité et ce qui dépend du point de vue du réalisateur? Comment également distinguer entre le documentaire lui-même, ce qu'il dit, ce qu'il montre, ce qu'il suggère éventuellement, et la vision, l'interprétation, la perception que peuvent en avoir les différents spectateurs?
Il existe ça et là des «méthodologies» ou des méthodes d'analyse[1], mais elles se révèlent en général disparates et peu praticables: la diversité des documentaires semble en effet peu propice à une approche uniforme, et les conseils qui semblent pertinents pour certains d'entre eux le sont sans doute moins pour d'autres.
Ces méthodologies se concentrent en outre sur le point de vue de l'auteur qui n'est évidemment pas «objectif», mais elles renoncent ainsi rapidement à toute réflexion approfondie sur la réalité qui est pourtant l'objet premier et essentiel du regard documentaire: il est vrai qu'il est difficile de proposer une même méthodologie pour aborder des réalités aussi différentes que l'histoire, la société, l'éducation, les sciences, l'ethnologie, la nature ou n'importe quel autre thème susceptible d'intéresser un documentariste. Un peu paradoxalement, l'analyse du documentaire renonce ainsi rapidement à toute réflexion sur la réalité elle-même.
La Cour de Babel de Julie Bertucelli
Enfin, les méthodologies proposées suggèrent des consignes d'observation portant sur des aspects relativement limités du film comme la présence ou l'absence d'une voix off, l'origine des images utilisées (filmées par le documentariste lui-même ou tirées d'archives), la présence plus ou moins marquée de la caméra, les techniques du montage (avec ses ellipses éventuelles, ses bouleversements chronologiques, ses effets de parallélisme ou de contraste) et d'autres caractéristiques du travail cinématographique. Si toutes ces observations ont sans doute une certaine pertinence, il est cependant très difficile de les relier entre elles, d'en interpréter le sens ou la valeur, et surtout de les inscrire dans une perspective d'ensemble.
Lorsqu'on suggère en outre d'analyser une séquence plus précise, supposée significative, il devient très difficile de proposer une interprétation globale du film, du propos de son auteur, de sa portée, de son ambition. Il manque en particulier des procédures claires et explicites qui permettent de passer de ces observations locales au sens que ces éléments sont supposés avoir, que ce soit au niveau de la séquence elle-même ou de l'ensemble du film. Ainsi, il est sans doute important de remarquer la présence d'un commentaire en voix off mais il est beaucoup plus difficile de façon purement analytique, sans informations extérieures d'en tirer de véritables conclusions et de répondre à des questions aussi simples que: «le commentaire est-il exact? est-il orienté? masque-t-il des faits importants? est-il pertinent? traduit-il un point de vue subjectif ou énonce-t-il des faits objectifs? que doit-on en conclure?»
Il faut immédiatement remarquer qu'il n'y a pas de règles, ni de codes, ni de procédures univoques qui permettraient d'analyser et d'interpréter de façon claire et explicite un film, documentaire ou de fiction, ni d'ailleurs des textes de grande ampleur comme des romans ou des ouvrages savants[2]. Il est donc difficile, à partir de l'observation d'éléments dispersés et fragmentaires, de reconstruire la signification générale d'un film comme de percevoir l'intention d'un auteur qui souvent n'apparaît pas en personne à l'écran (ou seulement de manière occasionnelle).
L'Image manquante de Rithy Pahn
À l'inverse d'une telle démarche analytique qui partirait d'éléments circonscrits pour interpréter l'ensemble du film un peu à la manière d'un maçon qui construirait un mur brique par brique, l'on propose ici de se placer immédiatement au niveau global, supérieur, en s'interrogeant immédiatement sur le propos général du documentaire en question et en utilisant cette hypothèse d'interprétation pour comprendre de façon «descendante» des éléments plus précis ou plus localisés du film. De façon plus exacte, l'interprétation d'ensemble va permettre de déterminer les éléments pertinents à observer, soit parce qu'il confirment cette interprétation, soit parce qu'ils la contredisent (ce qui peut induire une réinterprétation ultérieure), soit encore parce qu'ils la nuancent, la complexifient, la modifient en partie.
Trois grands questionnements peuvent alors guider cette réflexion.
Ces trois questions doivent être, on le comprend sans doute, traitées dans cet ordre: il s'agit d'abord de proposer une interprétation d'ensemble du documentaire, nécessairement hypothétique, de situer le documentaire dans son contexte (cinématographique, culturel, idéologique) et enfin d'analyser sa construction, sa «forme», sa mise en scène en fonction de l'hypothèse interprétative de départ. Cette méthodologie reste malheureusement pour une part intuitive, même si l'on essaiera de l'appliquer à quelques exemples de documentaires dans les pages qui suivent. Pour chacune des trois grandes étapes précédemment distinguées, l'on proposera notamment une série de sous-questions destinées à alimenter la réflexion des spectateurs.
Le schéma ci-dessous synthétise la démarche proposée.
1. INTERPRÉTER | |
---|---|
Déterminer le propos du documentaire | De quoi parle le documentaire? Quelle réalité évoque-t-il? Quel sens donne-t-il à cette réalité?
Que dit-il de cette réalité? Que montre-t-il de spécifique sur cette réalité? Pourquoi le documentariste s'intéresse-t-il à cette réalité? Sous quel jour positif, négatif, neutre montre-t-il cette réalité? |
2. METTRE EN CONTEXTE | |
Comparer le propos du documentaire à d'autres représentations, à d'autres points de vue | Quels sont les autres points de vue sur la réalité mise en scène? Qu'est-ce que le documentaire dit de spécifique par rapport à ces autres points de vue? Que sait-on par ailleurs de la réalité mise en scène? Quels aspects de la réalité mise en scène n'apparaissent pas dans le documentaire? |
3. ANALYSER LA FORME | |
Analyser la mise en forme du propos, sa construction | Quelles sont les caractéristiques de la mise en scène qui soulignent, confirment, accentuent, mettent en évidence le propos du film? Quels types d'éléments (dialogues, images, interviews, prises de vue) apparaissent dans le documentaire pour traduire ce propos? Quelle est la construction d'ensemble du documentaire? Comment le propos général est-il articulé en différentes parties? Quels éléments semblent échapper au propos général du documentaire? |
1. Il y a beaucoup d'études et de réflexions sur le documentaire (par exemple Jean-Louis Comolli, Voir et pouvoir. L'innocence perdue : cinéma, télévision, fiction, documentaire. Paris, Verdier, 2004 ou François Niney, L'Épreuve du réel à l'écran : essai sur le principe de réalité documentaire. Bruxelles, De Boeck, 2002), mais il s'agit en général de défendre une certaine conception du documentaire (face notamment au reportage de télévision) et d'expliquer la démarche du documentariste comme auteur. L'attitude des spectateurs réels est peu interrogée en tant que telle (sinon qu'on suppose qu'ils partagent ou devraient partager le regard de l'auteur). Les méthodologies auxquelles on fait allusion sont plutôt des petits guides d'analyse publiés entre autres par les centres de documentation pédagogique en France.
2. L'on a montré ailleurs que la compréhension filmique met en jeu des codes (par exemple la langue pour comprendre les dialogues) mais également des savoirs de valeur très différente (qui nous permettent par exemple de reconnaître un policier à son costume) et des processus d'inférence logiques ou semi-logiques (qui nous font conclure par exemple à l'écoute d'une musique d'ambiance mélancolique que le personnage à l'écran est triste). Mais ces procédures ne sont pas réglées de façon univoque, ce qui explique notamment que le même «texte» (roman ou film) puisse donner lieu à des interprétations différentes, plus ou moins élaborées. (Michel Condé, Toto le Héros. Un film de Jaco Van Dormael. Liège, Les Grignoux, 1992, p. 7-33).
3. Ces distinctions donnent cependant lieu à de nombreuses discussions et, au-delà de leur utilisation intuitive, sont difficiles à formaliser.
Dancing in Jaffa est distribué en Belgique par Le Parc Distribution