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Extrait du dossier pédagogique
réalisé par les Grignoux et consacré au film
Les Héritiers
de Marie-Castille Mention-Schaar
France, 2014, 1h45

Ce dossier pédagogique s'adresse aux enseignants et animateurs qui souhaitent aborder le film Les Héritiers avec un large public d'adultes ou d'adolescents (à partir de quatorze ans environ).

Quelle mémoire et pourquoi?

L'on confond très souvent la problématique historique que représentent les crimes nazis (quand? comment? pourquoi?), avec la question morale du jugement que l'on peut ou doit porter sur ces crimes, sans oublier leur qualification judiciaire précise ‹ crimes de guerre, crimes contre l'humanit銋 qui peut encore faire débat (comme on a pu le voir en France lors du procès de Klaus Barbie[1]). Comme chacun s'en rend bien compte et comme le montre le film Les Héritiers, le nazisme ne constitue pas un sujet historique «neutre», et, si de nombreux enseignants et éducateurs souhaitent transmettre la mémoire de tous les crimes dont ce régime s'est rendu coupable, c'est évidemment parce qu'ils souhaitent susciter une réaction morale, impliquant la condamnation des auteurs de ces faits ainsi que la compassion à l'égard des victimes.

image du filmIl ne faut évidemment pas être naïf, et l'évocation des crimes nazis et plus particulièrement du génocide des Juifs soulève des enjeux qui relèvent du présent et non pas du passé et que l'on résume aujourd'hui sous les formules de «concurrence des victimes» ou de «concurrence des mémoires». Le film n'évite d'ailleurs pas cette question, certains élèves vraisemblablement d'origine arabe mettant en cause la politique israélienne à l'encontre des populations palestiniennes. De façon plus nette encore, un jeune Français, fraîchement converti à l'Islam, refusera de participer au projet de madame Guéguen vraisemblablement à cause de ses nouvelles convictions religieuses.

Il serait vain de vouloir nier ces enjeux tout à fait contemporains, et il convient au contraire de les aborder explicitement comme une problématique morale complexe, soulevant différentes questions et méritant des réponses nuancées: bien entendu, une telle réflexion devra se dérouler dans le cadre d'un dialogue démocratique où les opinions peuvent s'échanger mais également dialoguer dans un respect mutuel. En outre, nombre de ces questions ne peuvent pas recevoir de réponses définitives, même si, comme le fait madame Guéguen, on ne peut pas admettre que certaines limites soient franchies en particulier dans l'expression d'un racisme à l'encontre de l'une ou l'autre communauté. L'on proposera à présent quelques pistes de réflexion et d'analyse autour de la problématique de ce qu'on appelle désormais le devoir de mémoire.

Pourquoi se souvenir?

Pourquoi faut-il se souvenir des crimes nazis? Si des réponses sont facilement proposées, il faut cependant questionner leur fausse évidence: on rappellera notamment que de nombreux déportés n'ont pas voulu évoquer, après leur libération, ce qu'ils avaient vécu dans l'univers concentrationnaire. D'autres se sont heurtés à une incompréhension même bienveillante de leurs proches et de leur entourage. D'autres enfin ont exprimé de différentes façons que cette expérience ne pouvait pas être transmise ‹ parce que trop exceptionnelle, trop extrême, trop avilissante aussi ‹ à des personnes qui n'avaient pas la moindre idée de ce que pouvait être la vie dans ces camps.

Commençons donc par évoquer une série de réponses habituellement apportées à la question de la nécessaire mémoire des crimes nazis, et demandons aux participants d'en évaluer l'éventuelle pertinence. Pour alimenter la discussion, l'on trouvera ci-dessous quelques courts textes de réflexion à ce propos.

Il faut se souvenir des crimes nazis:

  • pour que ça ne se répète jamais: «plus jamais ça!»
  • pour honorer les victimes de ces crimes, par respect à leur égard
  • pour lutter contre le racisme et l'antisémitisme qui peuvent toujours ressurgir

 

Plus jamais ça!

Cette expression qui est encore aujourd'hui fréquemment employée est en fait apparue à l'issue de la Première Guerre mondiale chez les pacifistes et chez un certain nombre d'anciens combattants qui craignaient que l'Europe ne plonge à nouveau dans une telle folie meurtrière. Pourtant, deux décennies plus tard, malgré cet avertissement, l'Allemagne nazie déclenchait la Seconde Guerre mondialeŠ

Suffit-il alors de se souvenir pour éviter que le pire ne se répète? Sans doute pas. Et cela pour au moins deux raisons.

image du filmL'histoire ne se répète jamais identiquement. Aujourd'hui, en Europe occidentale, ceux qui se réclament du nazisme (ou d'une idéologie similaire) ne représentent heureusement qu'une très petite minorité qui ne risque pas de prendre le pouvoir (au moins à court terme). En revanche, l'on constate que des massacres importants ont eu lieu par exemple au Cambodge sous la dictature khmère rouge entre 1975 et 1979 ou pendant la guerre civile en Bosnie-Herzégovine entre 1992 et 1995, qu'un véritable génocide s'est déroulé pratiquement au su et au vu du monde entier au Rwanda en 1994. Et l'on pourrait malheureusement citer beaucoup d'autres massacres de plus ou moins grande ampleur dans bien d'autres parties du monde.

Les contextes changent, les situations sont différentes, et les raisons qui poussent certains États, certains pouvoirs ou certains groupes à persécuter et à massacrer des populations ou des fractions de population pour des raisons politiques, ethniques, raciales, religieuses ou autres, varient grandement selon les lieux et les époques. S'il est facile après coup de repérer les signes avant-coureurs de ces crimes de masse, il est beaucoup plus difficile de prévoir et surtout de prévenir de telles situations.

L'émotion que suscite un passé dramatique et monstrueux ne suffit donc pas à comprendre les situations présentes qui sont différentes de celle de l'Europe en guerre et où les individus et les groupes d'individus ‹ assassins et victimes ‹ obéissent à des motivations très éloignées de celles des nazis et de tous ceux qu'ils ont persécutés. Le racisme antisémite par exemple n'explique en rien ni ne pouvait laisser prévoir ce qui s'est passé au Cambodge quand les Khmers rouges ont pris le pouvoir en 1975.

Un second facteur est ce qu'on appelle «l'instrumentalisation» du passé: l'accusation de fascisme ou de nazisme est très facilement utilisée par certains pouvoirs, notamment étatiques, pour dénoncer des adversaires politiques et justifier leurs propres actions parfois illégitimes. On se souvient par exemple que la présidence de George W. Bush a comparé Saddam Hussein à Hitler pour convaincre l'opinion publique d'approuver l'intervention américaine en Irak en 2003. Toute accusation en référence au nazisme n'est pas légitime ni crédible.

Le souvenir du passé, s'il peut éclairer certains dangers présents, ne permet donc pas d'anticiper de façon certaine de possibles meurtres de masse dans des contextes nécessairement inédits.

 

Se souvenir des victimes

Toutes les sociétés humaines honorent leurs morts qu'elles enterrent ou dont elles conservent (pendant un temps) le souvenir sous différentes formes matérielles (tombeaux, stèles, monuments). Les victimes du nazisme, assassinées dans des conditions effroyables, méritent incontestablement que nous en gardions le souvenir, et que leur mémoire reste honorée alors que rien ne justifiait que leur vie soit ainsi brisée par d'autres hommes. Ce souvenir concerne bien sûr également les survivants dont les souffrances furent immenses et injustifiées.

image du filmOn nuancera cependant cette idée en soulignant l'ambivalence des sentiments que les différentes victimes elles-mêmes ‹ notamment celles qui ont survécu ‹ peuvent éprouver à l'égard de ces reconnaissances. Lorsque nous perdons un proche aimé, nous avons tendance à nous souvenir des meilleurs moments de sa vie, et nous évitons de nous rappeler les épisodes pénibles d'une longue maladie par exemple: si nous envisageons notre propre décès, nous-mêmes préférons certainement laisser une image positive plutôt que celle d'une déchéance plus ou moins accentuée.

Or les images (qu'elles soient photographiques ou écrites) que nous avons du système concentrationnaire nazi sont précisément des images de déchéance, d'avilissement, d'humiliation extrême avec des individus réduits, comme cela a souvent été dit, à l'état de bêtes. Ainsi, lorsque les Alliés ont libéré les camps nazis, ils ont, devant l'horreur de ce qu'ils découvraient, voulu filmer ces camps pour témoigner à la face du monde de la barbarie nazie: il n'est pas sûr cependant que ces hommes et ces femmes décharnés, sales, squelettiques, hagards, avilis, aient voulu donner ‹ notamment à leurs proches ‹ une telle image d'eux-mêmes. Et qui voudrait laisser comme souvenir celui d'un corps affamé, jeté dans un charnier de façon anonyme?

Cela ne signifie évidemment pas qu'il faille oublier de telles images, mais percevoir leur horreur ne suffit sans doute pas à rendre hommage aux victimes: c'est pour cela que beaucoup de sites de mémoire exposent également des photos (ou des documents) qui évoquent la vie quotidienne des personnes concernées avant leur déportation, pour que leur existence ne soit pas précisément réduite à celle de cadavres anonymes ou de cendres enfouies.

De façon générale, au-delà de l'émotion légitime que suscitent les images des camps, il est difficile d'imaginer ce qu'a pu être la vie (et la mort) dans l'univers concentrationnaire nazi: seuls des témoignages, oraux, écrits, filmés ou de vive voix, ainsi que des travaux historiques de qualité permettent d'approcher cette expérience d'une façon qui soit profondément respectueuse de toutes les victimes.

 

Combattre le racisme

À la fin de son intervention devant la classe de madame Guéguen, Léon Zyguel, ancien déporté, rappelle l'importance de la lutte contre le racisme, et c'est là incontestablement un combat démocratique essentiel.image du film Il faut cependant rappeler que beaucoup de victimes du nazisme n'ont pas été persécutées pour des raisons raciales mais pour des motifs politiques, d'«hygiène» sociale (les réputés «asociaux»), de coûts économiques (les handicapés ont été euthanasiés parce qu'ils représentaient une charge «insupportable» et que leur vie n'avait aucune «valeur») ou de nature «morale» (les homosexuels par exemple). Se focaliser sur le racisme ‹ aussi légitime soit ce combat ‹ risque ainsi de négliger d'autres formes d'intolérance, de haine, d'inégalité, de discrimination, de domination, parfois tout aussi graves.

En outre, aussi condamnable soit le racisme, on ne peut pas affirmer qu'il conduise nécessairement à des pratiques génocidaires comme ce fut le cas pour le nazisme: il y a incontestablement aujourd'hui dans les pays de l'Union Européenne de nombreuses manifestations de racisme à l'égard de différents groupes minoritaires, mais, s'il faut les combattre, il faut aussi reconnaître que des garanties juridiques, tant au niveau européen qu'au niveau national, interdisent toutes formes de racisme, en particulier de la part des pouvoirs étatiques, et rendent de ce fait très improbables ‹ dans le contexte actuel ‹ la répétition de politiques extrêmes comme celles du régime nazi. S'il faut combattre les nouvelles manifestations de racisme, celui-ci n'explique pas seul un génocide: d'autres conditions sociales et politiques ‹ l'état de guerre favorise incontestablement les mesures extrêmes tout en abaissant parfois dramatiquement le niveau moral auquel devraient se conformer les autorités ‹ sont nécessaires pour que de telles pratiques criminelles soient possibles.

Des questions qui fâchent?

La mémoire des crimes nazis soulève par ailleurs de nombreuses objections qui sont parfois publiquement exprimées mais qui restent souvent dissimulées parce qu'elles sont notamment facilement suspectées d'antisémitisme. image du filmDans un contexte de discussion en classe ou en situation d'animation, il paraît maladroit de vouloir réprimer de telles opinions, et il convient plutôt d'y apporter des réponses aussi argumentées et précises que possible. Toutes ces objections ne sont d'ailleurs pas illégitimes et méritent surtout des clarifications, sans nier en aucune manière le caractère meurtrier et génocidaire du régime nazi.

Sans prétendre à l'exhaustivité, voici quelques opinions que l'enseignant ou l'animateur pourrait rencontrer:

  • «On parle toujours du nazisme mais il y a bien d'autres crimes qu'on oublie, tout aussi graves. On ne parle jamais de l'esclavage ou de la colonisation.»
  • «Les victimes sont devenues les bourreaux: voyez ce qui se passe en Israël.»
  • «On parle toujours des crimes contre les Juifs, jamais contre les musulmans. Ce sont toujours les musulmans qui sont accusés.»
  • «Le nazisme est toujours condamné, mais c'est une justice des vainqueurs. Ça permet d'effacer les crimes des Alliés.»
  • «Tout cela appartient à l'histoire ancienne: pourquoi continuer à poursuivre des vieillards séniles, même si ce sont des criminels? Ne vaudrait-il pas pas mieux oublier tout cela? Ne convient-il pas plutôt de se consacrer au temps présent et aux problèmes actuels?»

Ici aussi, on proposera quelques éléments de réponse, même s'il n'est pas possible de prévoir toutes les remarques qui pourraient être éventuellement faites par les participants.

Bien entendu les textes proposés (pages 14 à 19 du dossier imprimé, non reproduites sur cette page web) constituent des pistes de réflexion et de discussion qui ne se prétendent pas définitives mais dont l'argumentation essentielle repose sur les valeurs démocratiques de liberté et d'égalité ainsi que sur le respect fondamental des Droits humains universels.


1. Pour rappel, Klaus Barbie a été responsable à partir de 1942 de la Gestapo dans la région lyonnaise. À ce titre, il a pourchassé, arrêté, torturé et dans certains cas assassiné de nombreux résistants dont le dirigeant du Conseil national de la Résistance, Jean Moulin. Mais il a également arrêté et fait déporter à Drancy (d'où ils furent envoyés en Allemagne ou en Pologne) de nombreux Juifs dont des enfants (en particulier 44 enfants réfugiés dans une colonie à Izieu près de la frontière suisse). Réfugié après la Guerre en Amérique du Sud, Klaus Barbie sera extradé vers la France en février 1983. Sa mise en accusation va cependant soulever des problèmes juridiques car les crimes de guerre sont normalement prescrits après dix ans (trente ans à partir de 2010), contrairement aux crimes contre l'humanité: Klaus Barbie pouvait-il être alors condamné pour la déportation des enfants d'Izieu et des autres Juifs raflés (ce qui était un crime contre l'humanité), mais pas pour la mort de Jean Moulin et des autres résistants arrêtés, torturés et assassinés (ce que l'on considérait plutôt comme des crimes de guerre)? Un arrêt de la Cour de cassation fixera en 1985 que les crimes commis contre les résistants étaient également des crimes contre l'humanité imprescriptibles parce qu'ils avaient été perpétrés, «de façon systématique», «au nom d'un État pratiquant une politique d'hégémonie idéologique» contre les adversaires de cette politique. Cet arrêt a été contesté notamment par des déportés juifs qui voient une différence essentielle entre le génocide et les crimes à l'encontre des résistants et autres opposants politiques.
À l'issue du procès en juillet 1987, Klaus Barbie a été condamné à la réclusion criminelle à perpétuité et est mort en prison en 1991.

 

Affiche du film


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