Extrait du dossier pédagogique
réalisé par les Grignoux
et consacré au film
Les Temps modernes
de Charles Chaplin
États-Unis, 1936, 1h27
Ce dossier s'adresse aux enseignants qui verront le film les Temps modernes avec leurs élèves. Les animations qui y sont décrites doivent avoir lieu rapidement après la vision du film alors que les souvenirs sont encore vifs dans les esprits. Ces animations sont destinées à des élèves de l'enseignement primaire âgés entre neuf et onze ans environ.
Charlot est l'un des personnages les plus célèbres du cinéma, notamment auprès des enfants. Sa dégaine si particulière, les rires qu'il déclenche, en font une personnalité attachante et immédiatement identifiable.
Ce «caractère» s'est forgé au cours d'une multitude de petits films entre autres, Charlot fait du cinéma (A Film Johnnie), Charlot danseur (Tango Tangles), Charlot entre le bar et l'amour (His Favorite Pastime), Charlot marquis (Cruel, Cruel Love) réalisés en 1914, Charlot débute (His New Job), Charlot fait la noce (A Night Out), Charlot boxeur (The Champion), Charlot dans le parc (In the Park), Charlot veut se marier (A Jitney Elopement), Le Vagabond (The Tramp), Charlot à la plage (By the Sea), Charlot apprenti (Work), réalisés en 1915, etc. avant de venir servir des projets plus ambitieux, comme The Kid, en 1921, le premier long métrage de Chaplin et Les Temps modernes, en 1936, le dernier film dont Charlot est la vedette.
Si le personnage de Charlot a si bien «tenu la route» (il a «vécu» 23 ans et tourné 75 films), c'est qu'il présente de singulières qualités. Ce sont ces facettes de son caractère sur lesquelles nous aimerions nous arrêter ici.
Une suggestionAs-tu remarqué que les personnages font souvent des mimiques très expressives et presque des grimaces: Charlot rit de toutes ses dents, un personnage de mauvaise humeur fronce d'énormes sourcils broussailleux quand il est fâché. Tu auras sans doute compris pourquoi: le film étant muet, les acteurs ne peuvent faire comprendre leurs émotions qu'avec des mimiques souvent exagérées. Est-ce que tu pourrais jouer une petite scène avec deux ou trois camarades sans dire un mot comme dans un film muet: il faudrait bien sûr vous faire comprendre de vos copains qui regarderaient comme des spectateurs la scène que vous interpréteriez. Choisis une histoire simple et courte: un policier gronde un piéton parce qu'il a traversé quand le feu était rouge; au restaurant, le client trouve un ver dans sa salade; à l'école, un élève appelle ses copains parce qu'il a vu quelque chose d'extraordinaire… Attention, pas un mot pour faire comprendre de quoi il s'agit! |
Indéniablement, l'aspect physique de Charlot en fait un personnage peu ordinaire. En particulier, quelques-uns de ses attributs permettent de l'identifier. Ainsi, un chapeau melon et une canne suffisent à l'évoquer. Mais détaillons plus précisément son accoutrement: un melon donc, un peu petit, un veston trop étroit et élimé, un petit gilet rapiécé, une cravate proprement nouée sur une chemise blanche, un pantalon déchiré par endroits et des chaussures déformées beaucoup trop grandes. On l'a dit, une canne vient souvent compléter cet équipement. (Contrairement à un autre burlesque, Buster Keaton, Charlot ne quitte qu'exceptionnellement ce costume. C'est le cas dans Les Temps modernes, où il arbore, à l'usine, une salopette à lignes sur un T-shirt clair, vêtements qui ne sont pas sans rappeler «l'uniforme» de Coluche sur scène.)
Très personnelle aussi, la démarche de Charlot: les pieds «en canard», sans être particulièrement rapide, elle est nerveuse et pleine de tics. Charlot semble toujours être en mouvement. Quand ce ne sont pas son nez et sa moustache qui bougent, ce sont ses mains qui recherchent un objet, un endroit où se poser. Pour se donner une contenance, Charlot parvient à les discipliner en leur donnant une canne à faire tourner à côté de soi ou un mégot de cigare à manipuler avec distinction.
Ces caractéristiques font de Charlot un personnage étonnant. Tous ces vêtements et accessoires de récupération lui composent un costume de bourgeois. En effet, ces pièces d'habillement sont d'ordinaire l'apanage des représentants de la classe aisée de la société. On imagine davantage les gens d'un milieu populaire vêtus de gros pull-overs et chapeautés de casquettes. Mais le complet-veston de Charlot est constitué de pièces dépareillées et usagées. Ainsi, il a l'air d'un aristocrate ruiné.
Cette apparence concorde bien avec les attitudes qu'il affiche. Malgré la précarité de sa situation, sa dignité ne le quitte pas. Même ses petites habitudes sont celles d'un bourgeois. Avec la superbe d'un homme riche, il «achète» en affectant l'assurance d'un geste quotidien, un cigare qu'il ne peut pas payer et offre, en grand seigneur, des friandises aux enfants (Les Temps modernes).
Ainsi, plus encore que bourgeoises, ses attitudes ont le détachement de la noblesse. Mais de ses gestes un peu snobs s'échappe parfois un furtif grattement de fesses (Chassez le naturel…). Ce réflexe laisse supposer que Charlot ne fait que jouer la distinction. En fait, il est partagé entre sa vraie nature et l'image qu'il voudrait donner de lui.
Charlot, avec son habillement et son comportement, est donc un personnage complexe, qui présente des particularités contradictoires. Ce caractère paradoxal confirme son inadaptation à la société.
Aujourd'hui, on dirait de Charlot qu'il est un exclu: pas de travail, pas de famille, presque pas de logement. Mais ce qui frappe surtout chez lui, c'est son incapacité à s'intégrer dans la société. Ainsi, le travail, qui est un facteur important d'insertion, ne lui réussit pas.
Dans Les Temps modernes, son inadaptation au travail est encore plus flagrante. Souvenons-nous de son très bref passage au chantier naval. La première chose que l'on demande à Charlot est de trouver une cale. Il prend la première qui lui tombe sous les yeux, celle qui retient tout le bateau. Et il envoie la coque par le fond. Charlot, qui comprend l'erreur qu'il a commise, fait demi-tour sans demander son reste.
D'une manière générale, Charlot ne fait jamais ce que l'on attend de lui. En prison, par exemple, il empêche une tentative d'évasion au lieu d'y prendre part.
Si Charlot ne comprend pas bien les règles du jeu social, il lui arrive malgré tout de les détourner à son profit. Par exemple, dans Les Temps modernes, quand son chef, le mécanicien, s'est fait aspirer par la machine, Charlot devrait essayer de le sortir de cette délicate situation. Mais justement, on sonne l'heure du repas, l'interruption de travail. Au lieu de profiter de ce temps libre pour secourir le mécano, Charlot oublie la machine et prend tranquillement son déjeuner. Tout se passe comme si Charlot était incapable d'assumer les devoirs que sa position lui confère mais il est le premier à jouir de ses (maigres) droits.
Les moments où Charlot nous fait rire à coup sûr sont ceux où il défie l'autorité. Celle-ci est le plus souvent représentée par la police. Par exemple, dans Les Temps modernes, il se moque d'un agent en s'offrant, au nez de celui-ci, un cigare qu'il ne paye pas.
Mais l'agent de police n'est pas le seul représentant de l'autorité. Il y a aussi le patron de l'usine, que Charlot asperge abondamment d'huile, dans sa crise de folie, ou le chef-mécanicien qu'il laisse coincé dans les rouages de la machine. (Il va même jusqu'à le nourrir dans cette position inconfortable, lui infligeant la même humiliation que celle que lui-même a subie avec la «machine à manger».)
Le refus de se soumettre à l'autorité pousse donc Charlot à transgresser la loi. En effet, le pouvoir n'est pas toujours personnifié. Au-delà du respect dû aux personnes, il s'agit aussi de tenir compte des règles de la société.
Une autre image frappante de la rébellion est incarnée par la Gamine volant des bananes, le couteau entre les dents.
Malgré les difficultés qu'il éprouve à assumer des charges sociales, Charlot se sort de toutes les situations délicates par sa créativité. Son imagination lui permet par exemple de détourner les objets de leur fonction. Ainsi, dans Les Temps modernes, un poulet devient un entonnoir, un bouton un écrou. Lorsque la machine écrase une burette, Charlot fait mine de se servir du récipient aplati comme d'une petite pelle, signifiant par là que rien n'est jamais perdu.
Ainsi, il arrive toujours à détourner les situations à son profit, à tirer un avantage d'un événement négatif. L'exemple le plus criant de cette faculté est donné au cours de la scène de la chanson, au restaurant. Alors qu'il a perdu ses manchettes sur lesquelles il avait copié les paroles de la chanson, Charlot se voit contraint d'en inventer de nouvelles. Il imagine alors un langage incompréhensible et cette trouvaille séduit le public. Il trouve donc le succès professionnel en donnant libre cours à son imagination. Malheureusement, cette réussite ne dure pas. Il prend la fuite avec la Gamine pour ne pas être séparé d'elle.
Les séquences de rêve font encore la preuve de l'imagination de Charlot. Dans Les Temps modernes, il imagine un bonheur à deux, dans un luxe petit bourgeois, où on ne travaillerait qu'en dernier recours.
Ces multiples «décalages» de Charlot constituent le ressort comique de ses films. Ce sont toujours des écarts qui déclenchent le rire.
Un événement peut aussi avoir des suites auxquelles on ne s'attend pas. Par exemple, dans le grand magasin, Charlot patine et passe souvent très près du bord de la plate-forme mais il ne tombe jamais). Il se peut aussi que le faible triomphe du fort, comme quand Charlot fait céder son compagnon de cellule.
Le décalage intervient parfois entre un événement et l'interprétation qui en est faite. Celle-ci peut se révéler insuffisante, erronée ou encore excessive, radicale: dans Les Temps modernes, Charlot entend la sonnerie de l'interruption de travail et il laisse aussitôt son chef coincé dans la machine.
Il peut aussi s'agir d'une disproportion entre un acte et ses conséquences: Charlot prend une cale et le bateau s'en va sombrer dans la mer!
Enfin, le rire peut encore surgir de la relation saugrenue entre un objet et l'utilisation qui en est faite. Un poulet devient un entonnoir, une cellule de prison se transforme en petit paradis.
D'une manière générale, on peut dire que Chaplin s'amuse à tromper nos attentes. Mais un autre élément important de l'humour est sa désinvolture, son inconséquence. En effet, pour Charlot, rien n'est vraiment grave. Son inadaptation fait que ce qui, pour nous, poserait un problème, ne le touche pas réellement. Ainsi, il ne voit pas la prison comme un châtiment mais comme un refuge, un lieu qui l'isole de la réalité extérieure qu'il comprend si mal. A d'autres moments, son imagination lui permet de se sortir sans difficulté des mauvais pas. Le caractère «décalé» de Charlot par rapport à la réalité n'a pas qu'un effet comique. Ses particularités en font aussi un révélateur des failles de la société.