Extrait du dossier pédagogique
réalisé par les Grignoux et consacré au film
Othello
d'Orson Welles
Maroc, 1952, 1h35
Le dossier dont on trouvera un extrait ci-dessous s'adresse aux enseignants et aux animateurs qui verront le film Othello d'Orson Welles avec un jeune public (à partir de quatorze ans environ), non spécialiste du cinéma. Contrairement à d'autres dossiers plus récents réalisés par les Grignoux, il ne propose pas d'animation à mettre directement en oeuvre après la projection. Il s'agit essentiellement d'un travail d'analyse — de la pièce de Shakespeare et de la mise en scène de Welles — qui pourra retenir l'attention de toutes les personnes intéressées par Othello.
Il ne faut pas manquer les premières images des films d'Orson Welles. Comme le dit Joseph McBride (1) : «Les séquences d'ouverture constituent un résumé lyrique ou littéral du récit à suivre: c'est la bobine d'actualités dans Citizen Kane, le documentaire sur la ville dans les Amberson, la réunion des sorcières dans Macbeth, la procession funèbre et la mise en cage de Iago dans Othello, la parabole de la loi dans le Procès, la conversation de Falstaff et de Swallow dans Falstaff, au cours de laquelle les deux vieillards racontent leur vie. Ces rapides vues d'ensemble jouent en quelque sorte le rôle du choeur dans la tragédie grecque, nous familiarisant avec les grandes lignes du mythe de façon à ce que nous ayons conscience des conséquences des actions du héros au moment même où il les accomplit: élevés à cette position de juges, nous établissons une distance idéologique avec le héros, pour lequel nous pouvons tout de même éprouver de la sympathie.»
Ainsi, ces premiers plans engagent le réalisateur. Engagement à nous raconter la vie de Charles Foster Kane dans Citizen Kane ou engagement de la moitié du budget du film pour le légendaire plan-séquence d'ouverture de la Soif du mal.
Pour Othello, nous voudrions considérer le prologue comme l'engagement esthétique d'Orson Welles. En effet, le cortège funèbre d'Othello et de Desdémone, l'arrestation de Iago offrent un exemple brillant du style de Welles. Il y définit des choix artistiques qu'il prolonge au cours de la tragédie.
Ces images frappent immanquablement par les axes qu'elles tracent au travers de l'écran. Elles guident le regard du spectateur d'un bord à l'autre du cadre selon des lignes obliques, horizontales ou verticales.
Ainsi, la procession qui emmène le cadavre du Maure coupe l'écran en deux, selon une ligne oblique, le cortège qui accompagne le corps de Desdémone et celui-ci même qui passe lentement de gauche à droite définit une nouvelle droite oblique qui croise la première. Enfin, dans l'autre sens passe Iago que l'on traîne vers son châtiment, comme un troisième fil que l'on tend pour constituer la trame de l'histoire qui va suivre.
Mais le regard du spectateur ne balaie pas l'écran que dans un aller et retour entre la gauche et la droite. Il est aussi invité à découvrir l'image dans sa hauteur. Ainsi, la contre-plongée sur Lodovico et Cassio (la caméra est placée nettement en-dessous de la hauteur des visages) donne une dimension verticale à l'image .
De même, le tout premier plan du film ne laisse apparaître le visage d'Othello que par la fente verticale d'un volet qui s'ouvre progressivement. Le mouvement qui s'amorce alors, celui de la caméra et celui du corps soulevé et emporté, prend place dans le sens de la hauteur.
Ces lignes directrices réapparaissent sans cesse au cours du film. L'écran est barré verticalement par les colonnes des bâtiments, les personnages debout, les lances pointées vers le ciel... Et des axes horizontaux sont tracés par les déplacements des personnages, les murs, les remparts, les personnages couchés. De même, les trompettes triomphantes qui saluent Othello coupent l'image dans la diagonale, mais cette dimension oblique est surtout assurée par des angles de prises de vue originaux.
Finalement, Welles use de différents moyens pour diriger les yeux: la composition rigoureuse de l'image, le déplacement du sujet à l'intérieur du cadre, l'angle des prises de vue ou les mouvements de caméra. Il tire ainsi des «fils» d'un bord à l'autre du cadre, tissant un réseau complexe, à l'image de Iago confectionnant son piège.
Il faut encore noter que ces lignes directrices ne se développent pas que dans les deux dimensions de l'écran. Elles courent dans les trois dimensions du champ. Ainsi, les deux processions funèbres suivent des chemins convergents et l'une à l'avant-plan laisse percevoir l'autre à l'arrière-plan. Ce travail sur la profondeur de champ, sur lequel nous reviendrons plus loin, n'est possible qu'en utilisant un grand-angulaire, un objectif à focale courte, qui «rend» la profondeur de l'image. (A l'opposé, le téléobjectif, focale longue, écrase la perspective, et les différents plans, de l'avant-plan à l'arrière-plan, semblent très rapprochés.) Le mouvement peut même prendre place dans l'axe même de la profondeur comme lorsqu'on voit Desdémone, sous les arcades, courant rejoindre son époux et son père au Sénat de Venise. Elle s'avance face à la caméra, créant une droite perpendiculaire au plan défini par les deux dimensions de l'écran.
[1] Joseph McBRIDE, Orson Welles, Rivages/Cinéma, 1985.