Extrait du dossier pédagogique
réalisé par les Grignoux et consacré au film
Les Nuits fauves
de Cyril Collard
France, 1992, 2h06
Le dossier consacré aux Nuits fauves propose une analyse du film à travers trois grilles de lecture différentes : la confession subjective de type romantique, l'influence de la psychanalyse lacanienne et l'héritage d'un cinéaste comme Maurice Pialat. Cet extrait reprend la partie consacrée à l'influence de la psychanalyse et du «discours de l'autre».
(Ce dossier, contrairement à d'autres plus récents réalisés par les Grignoux, ne contient pas de pistes d'animation immédiatement utilisables en classe : il s'agit essentiellement d'un travail original d'analyse et de vulgarisation à destination des enseignants.)
Certains critiques et spectateurs ont pu accuser Cyril Collard de «narcissisme». Si ce reproche s'appuie effectivement sur un certain nombre d'éléments du film, plusieurs indices laissent cependant supposer que le cinéaste a prévu ce risque et a essayé d'échapper à tout ce que son point de vue pouvait avoir de trop étroit ou de trop personnel, et cela en s'appuyant sur un autre contexte de référence que l'on désignera sommairement comme le «discours de l'Autre».
Avant d'éclairer ce nouveau contexte, il convient cependant de revenir sur le terme de narcissisme qui a été souvent employé pour dénigrer (peut-être à raison) les Nuits fauves. On sait que c'est le fondateur de la psychanalyse, Sigmund Freud, qui a inventé (ou renouvelé) ce terme par lequel il désignait une fixation de la libido (c'est-à-dire de nos pulsions érotiques au sens le plus large) sur le moi de l'individu et non sur les objets extérieurs. Si cette fixation est normale en certaines circonstances (par exemple pendant la petite enfance ou dans les épisodes de rêve), elle peut également être pathologique comme dans le délire des grandeurs de celui qui se croit un génie ou un grand homme incompris des autres hommes (ce qui est d'ailleurs un peu la thématique de toute confession romantique). Par la suite, le terme a été redéfini notamment par le psychanalyste français Jacques Lacan qui l'a resitué dans un contexte plus général, celui de la relation imaginaire que le sujet entretient avec «l'autre», objet d'amour et d'identification. S'il est peu probable que Cyril Collard ait lu directement les textes de Lacan, particulièrement hermétiques, ses principaux thèmes ont été largement diffusés par de multiples médiateurs dans le champ intellectuel français à partir des années 60-70 et ont donc pu s'exercer jusque dans un film comme les Nuits fauves.
Pour Lacan, le moi du sujet se constitue par identification à une image extérieure, par exemple l'image de soi que le petit enfant aperçoit pour la première fois dans le miroir et qui lui donne à voir la totalité de son propre corps perçu jusque-là de façon fragmentaire: par la suite, il pourra s'agir de toutes les personnes auxquelles l'individu aimerait ressembler, parents, professeurs, vedettes, etc. Le moi du sujet est donc constitué comme une espèce d'oignon fait de toutes les images successives auxquelles l'individu s'est identifié. Mais cette image va être aussi projetée à l'extérieur vers «l'autre» devenant alors objet de désir. Pour que j'aime ou désire (au sens le plus large mais aussi le plus précis de ces termes) une autre personne, il faut que je perçoive en elle (ou croie y percevoir) une image conforme (ce qui ne veut pas dire semblable) à mon propre moi [1] : si un garçon trouve que le racisme est une chose immonde, il y a peu de chances qu'il tombe amoureux d'une fille qui s'affirme ouvertement xénophobe; semblablement, une fille qui adore les films de Sylvester Stallone sera sans doute difficilement séduite par un intellectuel maigrelet et rat de bibliothèques. C'est ce jeu de bascule entre le moi et l'autre, ce mouvement constant qui fait que le moi se constitue à travers des images idéales données par le monde extérieur puis se projette ensuite sur des objets conformes àces images intériorisées [2], que Lacan désigne comme relation imaginaire ou narcissique.
Le moi (qui n'est pourrait-on dire que la partie émergée du sujet, partiellement consciente) et l'autre sont perçus à travers des images et donc fruits de l'imaginaire plus qu'objets réels: de la même manière que nous avons tendance à oublier ou à ignorer tout ce qui dans notre être nous déplaît ou contrevient à l'image idéale que nous avons de nous-mêmes, nous ne verrons pas chez nos objets d'amour tout ce qui s'en éloigne ou nous nous plaindrons amèrement qu'ils ne s'y conforment pas parfaitement (ce qui est sans doute la première étape vers la perte d'amour). Pour Lacan, la relation fondamentale et spontanée du sujet au monde est ainsi une relation imaginaire et aliénante, et la fonction de la cure psychanalytique sera précisément de laisser apparaître tout ce qui, dans notre être, échappe à cette image aliénée, à savoir les pulsions inconscientes et refoulées (que Lacan a désignées comme grand Autre avec un A majuscule pour le distinguer de l'autre imaginaire).
Ces thèses lacaniennes, plus ou moins bien comprises et vulgarisées, ont eu un très grand impact sur le champ intellectuel français et entraîné en particulier une valorisation de l'Autre [3], c'est-à-dire de tout ce qui pouvait briser à cette relation imaginaire et paraissait échapper au narcissisme spontané du sujet. Ce fut particulièrement le cas dans le champ littéraire où parler de soi, dans les années 70, était nécessairement considéré comme une illusion aliénante: ainsi, un homme était supposé méconnaître les pulsions inconscientes qu'il avait en lui comme il refusait de reconnaître la différence irréductible des femmes qu'il pouvait croire aimer mais auxquelles il imposait en fait son imaginaire masculin (comme la lingerie «érotique» vilipendée à cette époque).
Le cinéma n'a pas échappé à cette critique, et Godard, citant André Bazin, pouvait ainsi affirmer au début du Mépris que «le cinéma substitue à notre regard un monde qui s'accorde à nos désirs» [4]. Qu'est-ce que cela signifie? Simplement que le cinéma, loin de refléter objectivement le monde, est une projection de nos désirs, une construction destinée à satisfaire notre imaginaire en nous montrant par exemple des héros à qui tout réussit et des héroïnes qu'un amour absolu vient parfaitement combler ou mène à une mort dramatique mais sublime (il peut être beau de mourir - fictivement - par exemple pour prouver la grandeur de son amour).
Même si ce discours sur l'Autre s'est fortement affaibli au cours des années 80, il subsiste néanmoins dans beaucoup de mémoires à travers notamment un terme comme «narcissisme», toujours employé de façon dénigrante même si l'on ne connaît pas l'archéologie exacte de ce concept (qu'on vient d'essayer de retracer). Et, si une grande partie du public ne connaît pas ce contexte, des créateurs comme Cyril Collard y sont manifestement restés sensibles [5].
Dans son cas, ce discours gardait d'ailleurs une pertinence particulière: l'imaginaire du sujet peut en effet vaciller dans certaines circonstances, lorsque l'image qu'il a de soi ne parvient pas à se maintenir face au monde ou que celui-ci se dérobe brutalement à l'imaginaire et apparaisse alors comme «réel» (ainsi que le désigne Lacan), mais un réel innommable, abject, insupportable ou invivable. Le type même de ce genre de confrontation, qui constitue ce qu'on appelle parfois une blessure narcissique, est l'irruption de la mort (ou la mutilation, l'effroi terrifiant d'une situation de guerre ou encore une perte d'amour inattendue comme une tromperie amoureuse subitement découverte): or c'est bien d'une telle blessure, irréparable, que nous parle les Nuits fauves avec son évocation du sida qui touche au plus profond l'image de cet homme jeune, séduisant, au corps bronzé, musclé, orné de chaînes et d'amulettes, découvert par un tee-shirt échancré. Pour le spectateur comme pour le personnage, la maladie fait vaciller cette image narcissique, insupportable par ailleurs pour beaucoup: les Nuits fauves ne nous donne pas ce corps, cette image à admirer (comme à travers les exploits d'un héros d'un film d'action), mais nous parle d'abord d'une réalité innommable, la mort qui progresse comme nous le montre cette séquence (authentique paraît-il) à l'hôpital où l'on soigne une tumeur au bras de Jean. Ainsi encore, lorsqu'il quitte Laura qui vient de lui dire qu'il ne lui arrivera rien, il ne peut s'empêcher de penser le contraire (en voix off) et ajoute: « Je suis fait de morceaux éparpillés de moi-même et remis ensemble». La maladie, la menace de la mort a fait éclater le moi du personnage comme une image dans un miroir brisé (l'expression même utilisée par Cyril Collard rappelant certaines analyses lacaniennes sur le stade du miroir).
Et l'on voit comment cette menace a pu rendre ce personnage humble et attentif à toutes les fêlures qui pouvaient affecter l'image idéale qu'il avait pu avoir jusque-là de lui-même. Si Cyril Collard expose cette image narcissique qui reste une part de lui-même qu'il ne peut renier, il la fait également vaciller, la met à distance ou la relativise dans un second temps: certaines scènes semblent ainsi baigner dans une atmosphère complaisante comme lorsque Jean chante à Laura une chanson qu'il a composée et qu'elle lui dit qu'il pourrait enregistrer un disque, mais, plus tard, lors d'une dispute, elle s'écriera que tout ce qu'il fait est ridicule et minable, propos que rien ne viendra alors démentir. Si l'on n'isole pas artificiellement ces différentes séquences, l'on voit bien que la vérité oscille et que Jean ne se fait pas véritablement d'illusion sur la valeur de cette chanson qui a été déjà été enregistrée (ce qu'il dit) mais sans succès (ce qu'il ne dit pas). Ce que cette séquence traduit ainsi, ce n'est pas, comme on pourrait le croire de prime abord, que Jean est un grand chanteur mais bien plutôt que Laura est une jeune fille assez naïve que son amour porte à idéaliser un peu facilement son amant: mais cela n'apparaît que si l'on fait jouer des éléments du film parfois éloignés l'un de l'autre [6].
De la même façon, la scène de l'anniversaire de Laura, où Jean utilise toutes les armes de la séduction masculine (le luxe, l'aisance, la puissance de se faire obéir par des serviteurs) jusqu'à cette mimique d'un narcissisme presque ridicule qui consiste à faire «l'opossum», se verra démentie par une réplique ultérieure de Laura qui, devant la piscine, lui reprochera de faire l'opossum afin de «se faire enculer par Samy». La précision de l'allusion est manifestement voulue et ne laisse aucun doute sur le regard critique que Jean/Cyril Collard jetait sur son propre personnage. Loin d'une image complaisante de lui-même (qui apparaît bien entendu par moments), il se savait aussi parfois ridicule comme lorsque Laura au début de leur vie commune (fort brève) le traite de «petit pépé» à cause de ses pantoufles ridicules. Plus grave est l'accusation que lui lance une femme rencontrée à la première soirée à laquelle il se rend avec Laura, et qui lui reproche d'avoir rendu folle une de ses anciennes compagnes: à ce moment du film, le spectateur est porté à s'identifier à Jean et à croire qu'il s'agit sans doute là de calomnies, mais la suite du film va précisément répéter ce scénario «infernal», même s'il n'est sans doute pas seul responsable du désespoir extrême de Laura. Ici encore, l'image idéalisée que Jean donne de lui-même par moments est gravement mise en cause, confrontée au regard extérieur d'autres personnages sans doute moins complaisants.
Le démenti au narcissisme peut être apporté par d'autres personnages mais également par le monde lui-même. Si le cinéaste multiplie les plans de Jean au volant de sa voiture de sport, cette sensation de puissance, cette image du «vivre vite», cette illusion de maîtrise et d'impunité qui se dégage de sa conduite rapide, va elle aussi se briser sur une irruption inattendue du réel sous la forme d'un accident imprévu et stupide: alors que le cinéma substitue généralement «à notre regard un monde qui s'accorde à nos désirs», Cyril Collard nous rappelle, par cet accident qui peut apparaître à des spectateurs peu attentifs comme sans importance, que le réel et notamment la réalité la plus implacable qui soit, la mort, échappent radicalement à nos désirs.
Cette fêlure du narcissisme va par ailleurs rendre Jean capable, selon l'expression de sa mère, d'aimer véritablement, c'est-à-dire sans imposer à l'autre sa propre image de soi. Si l'histoire des Nuits fauves nous montre l'échec de cet amour et l'incapacité de Jean à retenir Laura, le film lui-même va en revanche s'efforcer de rendre compte de la spécificité de chaque personnage qui échappe ainsi au miroir nécessairement déformant de la subjectivité de Jean. Selon une expression courante, le réalisateur se met à l'écoute de ses personnages, les faisant exister indépendamment les uns des autres. Laura et Samy (principalement) ne sont pas de simples miroirs pour Jean, des faire-valoir condamnés à satisfaire imaginairement ses désirs: c'est le cas en particulier de Laura qui, à plusieurs reprises, exprimera sa «vérité», sa vision de leur amour et des responsabilités de l'échec de cet amour. Si elle peut souvent apparaître comme excessive et intransigeante, sa dernière rencontre avec Jean sur la plage est bien l'occasion de faire entendre son point de vue et aussi ses reproches auxquels Jean est en définitive incapable de répondre. Cette scène n'a pas pour but (imaginaire) de donner raison en définitive à Jean, mais au contraire de montrer tout ce qui les séparait et rendait leur amour impossible, par exemple ce désir d'enfant de Laura rendu impossible par la maladie de Jean.
Cette «écoute de l'autre», cette attention portée aux autres personnages, ne signifie cependant pas une complaisance particulière à leur égard, et la rupture avec le narcissisme implique aussi, dans leur cas, une attitude distante du spectateur qui doit refuser une identification immédiate avec eux. Il s'agit de comprendre leurs motivations, non de partager leurs illusions sur eux-mêmes: dans une scène déjà citée, Cyril Collard montre par exemple la naïveté de Laura quand elle porte des jugements élogieux sur les chansons de Jean. Le point de vue du cinéaste ne se confond pas avec celui des personnages et se situe plutôt en tiers, attentif à saisir ce que Jean notamment n'a pu comprendre sur le moment ou dans le «feu» de l'action. C'est ainsi que le spectateur assiste à des scènes que Jean n'a pas pu voir comme cette scène entre Laura et sa mère où elles évoquent la présence éventuelle d'un homme dans leur lit: comme on l'a montré plus haut, il s'agit ici non pas simplement de comprendre ce qui est dit explicitement mais de saisir les motifs cachés de ces paroles apparemment banales et qui échappent (partiellement) à la conscience des personnages. De la même façon, lorsque Laura s'exclame devant Jean et Samy en train de s'entraîner à la boxe que finalement, «c'est assez misérable deux garçons ensemble», ce mot qui nous fait rire nous fait également entendre un double sens, à savoir le mépris de Laura pour l'homosexualité masculine même si sans doute elle n'en a pas pleinement conscience: en focalisant sur elle la caméra à ce moment, le cinéaste fait ainsi soupçonner (du moins pour qui sait écouter) une vérité qui a échappé au même moment au protagoniste principal, Jean.
Ces différents exemples suffisent sans doute à démontrer que Cyril Collard en tant que cinéaste a été attentif à cette vérité de l'Autre, à cette vérité inconsciente qui échappe au narcissisme spontané des individus et que seul un observateur extérieur, relativement détaché, peut entendre et transmettre. Le film multiplie les «blessures» narcissiques à l'égard du personnage principal, tout en faisant apercevoir tout ce qui, chez les autres personnages, contredit son image idéale de soi. Mais cette vérité de l'Autre, on l'a bien montré, n'est jamais explicite et n'apparaît que de façon médiate en confrontant des répliques souvent éloignées les unes des autres ou en faisant surgir le sens caché de paroles en apparence insignifiantes: il faut dès lors que le spectateur possède le contexte d'interprétation adéquat, celui d'un héritage lacanien plus ou moins vulgarisé, pour entr'apercevoir cette vérité de l'Autre et ne pas céder à l'illusion narcissique spontanée qui est la nôtre au cinéma.
Pour en terminer avec ce contexte d'interprétation, on remarquera que la mise en question du narcissisme dans les Nuits fauves n'est pas totale: ce narcissisme dont aucun de nous ne peut entièrement se défaire apparaît sans doute moins (comme on a tendance à le croire) dans ces plans complaisants du début sur Jean avec une caméra tournoyante que dans la séquence «panthéiste» qui clôt le film et où l'identification du spectateur tend à être maximale. Cette séquence finale aux paroles assez hermétiques a en effet pour fonction, si on l'analyse objectivement, d'affirmer une dernière fois cette «énergie vitale» dont Cyril Collard parle si souvent dans ses interviews. Ainsi, face à la mort, la réalité la plus déstabilisante qui soit, «l'innommable» qui, par son irruption, met en question toute image de soi, le cinéaste essaie bien là de trouver des motifs de consolation, de reconstruire, timidement et temporairement, cette image de soi, de retrouver une assurance narcissique qui seule nous permet de vivre... Sur le plan de l'équilibre général du film, il est clair que cette reconstruction imaginaire du moi - celui du narrateur comme du spectateur - était nécessaire pour que celui-ci ne sorte pas de la projection trop désespéré ou décontenancé: malgré la mort, nous dit le film, l'espoir subsiste, et c'est ce que la majorité des spectateurs qui ont fait le succès du film avaient sans doute envie d'entendre...
[1] « Sur le plan libidinal, l'objet n'est jamais appréhendé qu'à travers la grille du rapport narcissique » c'est-à-dire imaginaire (Jacques Lacan, Le Séminaire. Livre II. Paris, Seuil, 1978, p.199).
[2] Ces images sont bien sûr largement retravaillées.
[3] D'autres discours, féminisme, philosophie de la déconstruction de Derrida, mouvement de défense des homosexuels, concourraient au même moment à la valorisation de la «différence » et de l'«altérité ».
[4] Une influence lacanienne sur Godard en 1963 (date de sortie du Mépris) est peu probable, mais d'autres discours allaient déjà dans le même sens à cette époque (cf. la note précédente)
[5] Cyril Collard utilise le mot narcissisme lors d'un échange avec Laura qui lui reproche de ne vivre qu'à travers le regard des autres et à qui il réplique : « parce que tu crois que tu n'es pas narcissique, toi? » Or utiliser ce mot, c'est évidemment être partiellement conscient de cet état et c'est donc prendre par rapport à cette image du moi une première distance critique. Le film est la mise en cause du narcissisme de Jean, et le réalisateur occupe une autre position - celle d'un observateur relativement extérieur - que son personnage principal, Jean.
[6] Le début du film a notamment pour effet de nous faire apparaître Laura pour plus mûre qu'elle n'est, notamment lorsqu'elle évoque une première expérience sexuelle, relativement corsée, datant de ses treize ans.