Un extrait du dossier pédagogique réalisé par les Grignoux
et consacré au film
Tous au Larzac
de Christian Rouaud
France, 2011, 1 h 58
César du meilleur documentaire 2011,
Prix du jury officiel, prix du jury IJBA et prix du public au Festival du film d'histoire de Pessac 2011
Le dossier pédagogique consacré à Tous au Larzac s'adresse aux enseignants du secondaire qui verront le film avec un large public d'adolescents et qui souhaitent approfondir avec eux la discussion autour du film.
Ce dossier propose plus particulièrement une réflexion autour des temps forts du film et des actions menées à l'initiative des paysans, autrement dit des événements qui conduiront à la construction d'une véritable conscience sociale. Il reviendra également sur un thème essentiel de ce documentaire, à savoir le conflit entre deux systèmes de valeurs, la légalité incarnée par l'État d'une part et la légitimité d'un combat citoyen de l'autre.
Le dossier se conclura par une analyse du contexte historique dans lequel s'inscrit cet épisode, et notamment des différentes formes que les luttes sociales ont pu prendre du début du 20e siècle à aujourd'hui.
Grâce notamment aux témoins choisis pour revenir sur cette longue période de résistance — José Bové, sans doute le plus connu, mais aussi d'autres agriculteurs du Larzac engagés dans l'action contre le projet d'extension militaire : Pierre Bonnefous, Christiane & Pierre Burguière, Michel Courtin, Léon Maillé, Christian Roqueirol, Marizette Tarlier (la veuve de Guy Tarlier, longuement évoqué dans le film comme un leader du mouvement), Michèle Vincent dont tous les noms apparaissent au générique —, le documentaire de Christian Rouaud suscite souvent une grande émotion chez beaucoup de spectateurs. Ainsi, la discussion qui pourrait suivre la projection de Tous au Larzac se construira naturellement autour des moments forts du film. Dans cette perspective, nous suggérons que les participants soient d'abord invités à identifier les scènes auxquelles ils ont été plus particulièrement sensibles et à exprimer les émotions qu'ils ont alors ressenties. L'animateur conservera les traces de tous les temps forts évoqués au cours de cette première étape, dont il établira une liste par exemple sur un tableau dans la salle du débat.
On essaiera ensuite de reconstituer la trame générale du film en replaçant ces scènes dans un ordre chronologique. Les moments importants qui n'auraient pas encore été évoqués trouveront naturellement place dans la ligne chronologique, que ceux-ci soient cités spontanément au cours de cette nouvelle phase ou que l'animateur incite à leur remémoration sur base de la liste présentée ci-dessous.
Les grands moments du combat retracé dans Tous au Larzac | |
• Les exploitants agricoles prennent connaissance du projet d'extension du camp militaire. Beaucoup sont prêts à sortir leur fusil. • La communauté paysanne accueille des militants maoïstes mais aussi Lanza del Vasto, le fondateur de la Communauté non-violente de l'Arche installée non loin de la région ; celui-ci entame un jeûne à La Cavalerie. Les paysans optent pour une lutte non-violente. • Les paysans opposés à l'extension du camp militaire font signer aux personnes menacées d'expropriation ce qui deviendra « Serment des 103 », par lequel ils décident de refuser toute vente de terrain à l'armée, quelles que soient les conditions d'achat proposées • En 1972, les paysans du Larzac se rendent à une manifestation à Rodez en tracteur, ce qui représente une grande distance pour ces engins agricoles. • En octobre, quand est lancée l'enquête d'utilité publique, les paysans protestent en emmenant leurs troupeaux de brebis à La Cavalerie. • Un petit groupe de six exploitants débarque 60 brebis sur le Champ-de-Mars à Paris (sous la Tour Eiffel). Les policiers ont beaucoup de difficultés à attraper ces brebis… • Les premiers comités de soutien apparaissent un peu partout en France. Les soutiens de toutes sortes se multiplient rapidement. • En janvier, 1973, les paysans du Larzac tentent de rallier Paris en tracteur; ceux-ci sont finalement bloqués par les CRS à Orléans. • Des militants de tous bords et de tous horizons affluent de partout pour aider à la construction d'une grande bergerie à la Blaquière, en dehors de toute autorisation officielle. Parmi eux, beaucoup de jeunes, des étudiants, des hippies, des objecteurs de conscience, des maoïstes, des non-violents… Le but est d'occuper concrètement le terrain pour empêcher l'installation militaire. • Un grand rassemblement est organisé sur le Causse en 1973 : c'est « le Woodstock français, mais politique » selon José Bové. « Ce qui caractérise le mouvement de 73, c'est une extraordinaire innocence » dit un autre témoin. • L'année suivante, un second rassemblement réunit plus de 100 000 personnes qui affluent de toutes les régions de France et d'Europe pour participer à une opération intitulée « Moisson pour le Tiers-Monde ». Venu pour y prendre part, François Mitterrand manque de se faire lyncher par les militants maoïstes opposés à sa présence; très vite, les paysans du Larzac soupçonnent une provocation policière, destinée à discréditer leur cause et interviennent pour protéger et évacuer l'homme politique. • L'armée achète des fermes à l'abandon. Les paysans essaient à leur tour de racheter un certain nombre de parcelles autour du camp militaire. Ces actions sont soutenues partout en France grâce aux comités Larzac et à leurs actions de mobilisation. • Une des fermes rachetées par l'armée, Les Truelles, est occupée par les militaires. Des paysans et des militants s'installent à leur tour dans les bâtiments environnants, ce qui amène finalement l'armée à quitter les lieux. • Des militants remettent en état les infrastructures (téléphone, eau courante). • Ils décident de publier un journal, toujours vivant aujourd'hui. • Pendant la nuit, une charge explosive détruit une ferme où toute une famille — les parents ainsi que leurs sept enfants — se trouve endormie. • Suite à cet attentat, les paysans investissent la sous-préfecture à Millau. • L'armée parle d'une mini-extension du camp, ce qui provoque une division parmi les militants. Finalement, les paysans, après de longs palabres, décident à l'unanimité de continuer leur combat. • Un groupe de paysans investit le camp militaire à La Cavalerie avec l'intention d'y dérober les documents qui attestent de la vente de terrains à l'État par quelques propriétaires locaux. Ils sont arrêtés et condamnés, certains à des peines d'emprisonnement (dont Marizette, l'épouse du leader paysan Guy Tarlier). • Les militants installés à la ferme de Cavaliès sont expulsés par l'armée qui y installe des hommes. Paysans et militants répliquent aussitôt en installant un campement juste à côté ; puis ils construisent en quelques jours un bâtiment à côté de la ferme qui se retrouve bientôt comme un fort encerclé. • En 1978, 103 paysans reçoivent les arrêtés d'expropriation. Les paysans du Larzac se rendent à Paris à pied; l'événement est largement médiatisé, et la manifestation gagne en ampleur. À l'arrivée, 40 000 personnes défilent aux portes de Paris, le centre-ville étant bloqué par les CRS. • En 1980, les arrêtés d'expulsion sont publiés. Plusieurs familles du Larzac se rendent une nouvelle fois à Paris pour une action spectaculaire au Champ-de-Mars ; elles campent sur le Champ-de-Mars avec un troupeau de moutons. Les policiers laissent d'abord faire puis finalement expulsent les campeurs de la Tour Eiffel… • En février 81, face à l'obstination de l'État, alors que tous les recours sont épuisés, les paysans, dont certains hésitent, organisent un référendum pour décider de la poursuite (ou non) du combat. Le vote à bulletin secret montre que près de 99% des agriculteurs se prononcent toujours contre la mini-extension du camp. • Avec l'élection de François Mitterrand, le projet d'extension du camp militaire du Larzac est annulé. |
Il n'est pas courant d'être touché par un documentaire où l'évocation d'une réalité (généralement méconnue ou mal connue) semble souvent plus importante que les émotions éventuellement ressenties par les spectateurs. Pourtant, nombre d'entre eux signalent spontanément à l'issue des projections avoir été émus par le film de Christian Rouaud, même si cette émotion n'est pas nécessairement partagée par tous.
C'est donc une voie d'accès assez naturelle pour une discussion un peu plus approfondie autour de Tous au Larzac.
L'animateur pourrait ainsi demander aux participants de signaler, sur base de leurs souvenirs ou en s'aidant de la liste d'épisodes repris ci-dessus, ceux dont ils se souviennent le mieux, qu'ils ont perçus comme particulièrement marquants et qui ont éventuellement suscité en eux des réactions ou des émotions assez vives. Plutôt que de reconstituer la chronologie exacte des événements, on pourrait ensuite les regrouper en fonction de leur tonalité émotionnelle.
Ainsi, certains épisodes font sans doute rire ou sourire. Mais également certaines réflexions comme celle de ce paysan qui déclare que, loin d'être un animal sympathique, le mouton est bien plutôt une sale bête ! Beaucoup de spectateurs seront également sans doute sensibles au caractère « bon enfant », décontracté, des actions menées par les paysans comme ces moutons emmenés paître au pied de la Tour Eiffel.
Si les paysans mènent un combat déterminé, l'esprit de sérieux (souvent caractéristique des militants politiques) ne semble jamais les étouffer, et il est difficile de ne pas éprouver une sympathie spontanée à leur égard : la manière dont ils se moquent par exemple des militaires prisonniers involontaires de leur propre campement ou des soldats devant s'entraîner maladroitement au milieu des prairies et des chemins creux est certainement très réjouissante pour beaucoup de spectateurs. Les témoins interrogés semblent en outre souvent jeter un regard assez ironique sur ce qu'ils étaient à l'époque, des personnes peu informées, méfiantes, parlant souvent mal le français, s'exprimant avec difficulté et mal à l'aise avec les grands débats politiques venus de l'extérieur. Des remarques adjacentes, apparemment sans grande importance — comme celle concernant le téléphone utilisé gratuitement et à tout bout de champ « pour rien » puis abandonné quand il est devenu payant — contribuent également à détendre l'atmosphère, en révélant des aspects de la vie quotidienne au-delà de l'aspect strictement militant.
Pourtant, on ne peut être qu'admiratif devant la détermination de ces paysans très ordinaires qui vont engager un long combat contre un État bien plus puissant qu'eux. Cette admiration ne se manifeste sans doute que progressivement au fil des événements, au fil des marches sur Paris, au fil des manifestations mais aussi des réactions étatiques qui semblent rendre l'échec inéluctable. Leur combat obstiné apparaît rétrospectivement aussi admirable que cette étonnante bergerie construite par des militants venus de tous les horizons et qui a l'aspect et les dimensions d'une cathédrale !
Plusieurs témoins expriment d'ailleurs les émotions qu'ils ont pu ressentir aux différents moments de la lutte, évoquant par exemple, « une extraordinaire innocence », « l'enthousiasme, la nouveauté, la surprise, l'euphorie » qu'ils ont éprouvées lors du premier grand rassemblement en 73. La manière dont ils décrivent la levée du jour sur les campements improvisés et l'atmosphère qui s'en dégage contribue d'ailleurs à donner une tonalité très affective à des images en elles-mêmes assez neutres. On se souviendra également de la dernière marche sur Paris dont les images ne peuvent pas traduire l'ambiance : une des participantes traduit alors la forte impression qu'elle a ressentie à cause du caractère totalement silencieux de la manifestation, interrompu seulement par le martèlement des bâtons sur le pavé.
De l'autre côté, les adversaires des paysans comme le ministre Michel Debré apparaissent d'abord comme imbus de leur autorité, convaincus qu'ils parviendront rapidement à leurs fins. Mais le sentiment qu'on éprouve à leur égard se modifie sans doute au cours du film, notamment à cause de leur obstination à poursuivre leur plan initial, de leur refus de tout dialogue, des manœuvres hypocrites auxquelles ils recourent pour essayer de faire fléchir les paysans et de briser leur unité (notamment par des rachats de terre). Et à certains moments, c'est certainement l'indignation qui prévaut dans le chef de beaucoup de spectateurs : l'action de provocateurs issus de la police lors de la venue de Mitterrand sur le plateau du Larzac, la conduite dangereuse d'une jeep de l'armée qui manque d'écraser des manifestants, la découverte dans les bureaux du camp militaire d'actes de vente de propriétés (par des personnes n'habitant plus la région), la condamnation à des peines de prison ferme de certains des militants à la suite de cette action et surtout le plasticage en pleine nuit de la maison d'une famille paysanne sont autant d'épisodes qui suscitent facilement la colère et la révolte.
D'autres sentiments peuvent être plus ambivalents : l'obstination de ces paysans suscite l'admiration, mais l'on peut également comprendre la lassitude qui semble parfois s'emparer de certains d'entre eux. Si le film dure près de deux heures, la longueur du combat, l'unité conservée tout au long de cette décennie, la volonté sans faille jusqu'au dernier instant (lors du vote final en particulier) semblent presque miraculeux.
Enfin, le dispositif même du film, laissant la parole plusieurs décennies plus tard aux acteurs qui furent au cœur du mouvement du Larzac, donne à cette évocation une tonalité très particulière. On pourrait parler de nostalgie, mais le terme paraît assez peu adéquat dans la mesure où il n'y a aucun regret chez ces militants et que ce qui domine c'est d'abord le sentiment d'une victoire contre l'injustice. Néanmoins, le sentiment d'une certaine distance, d'un temps qui est nécessairement passé souligne sans doute l'importance de cette lutte dans la vie de toutes ces personnes : loin de se réduire au seul combat contre les expropriations, ces événements ont transformé l'existence même des paysans, créé une solidarité et une communauté inédites, laissé une empreinte durable, ineffaçable même, dans la mémoire de chacun. Même si elle est difficilement objectivable, la sincérité qui émane de beaucoup de témoignages ne fait que renforcer cette impression d'une transformation personnelle, presque intime, des principaux acteurs de cette lutte de près de dix ans.
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Tous les spectateurs ne réagiront sans doute pas de la même manière à la vision de Tous au Larzac, et chacun, avec sa sensibilité propre, retiendra certains événements et pas d'autres, soulignera certains témoignages plutôt que d'autres. Mais la confrontation des opinions et l'accent mis sur les différentes émotions ressenties par les uns et les autres devraient permettre de mieux apprécier la diversité des aspects humains d'une lutte qui s'est rapidement transformée en une véritable expérience de vie. Alors que la victoire contre l'expropriation a mis fin au combat militant proprement dit, c'est sans doute la dimension humaine de cette aventure — dans tous ses multiples aspects — qui permet aux spectateurs d'aujourd'hui de s'identifier facilement à ses différents protagonistes.
Le chemin parcouru par les acteurs principaux du combat — les paysans du Larzac, qui racontent eux-mêmes leur propre histoire — émerge clairement du rappel des principaux événements qui ont jalonné la décennie 1971-1981. Plus précisément se dessine, comme on vient de le dire, un parcours vers la construction d'une conscience sociale, coïncidant avec une profonde transformation de vie allant bien au-delà des événements qui se sont déroulés sur le plateau du Larzac. Des traces « vivantes » comme le journal fondé à l'époque (Gardarem lo Larzac) ou d'autres actions impliquant les mêmes acteurs — ainsi José Bové, devenu militant emblématique de la cause paysanne — et postérieures aux années 1980 — le démontage d'un Mc Donald à Millau (en juin 2000), l'arrachage sauvage de plants transgéniques dans cette même région — semblent d'ailleurs bien confirmer cette hypothèse.
C'est sur ce thème que nous suggérons par conséquent d'orienter maintenant le débat. Concrètement, l'animateur invitera les participants à rechercher dans le film — en se basant sur les images mémorisées, la liste des temps forts récapitulés ensemble ou encore les propos des témoins dont ils se souviennent — ce qui va progressivement changer dans leur mode de vie et les valeurs dont ils sont porteurs. Pour faciliter l'approche, l'animateur pourra leur demander de réfléchir sur base d'une comparaison entre le monde paysan tel qu'il est dépeint par les témoins au début du film, et ensuite tel qu'il évolue au cours de la décennie.
La discussion devrait ainsi faire émerger entre autres quelques grands changements, qu'on pourra synthétiser de la manière suivante :
Le monde paysan avant les années 1970 | … et tel qu'il évolue à partir de 1971 |
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Monde agricole fermé, replié sur lui-même | Ouverture sur l'extérieur : Rodez, Orléans, Paris… |
Univers corporatiste | Ouverture à d'autres professions, courants d'idées… : les ouvriers, les maoïstes, les hippies, les étudiants, les objecteurs de conscience, les non-violents… |
Individualisme : peu de contacts d'une famille à l'autre; politique du « chacun pour soi » | Solidarité (Serment des 103) + vie communautaire; entraide et actions collectives |
Valeurs conservatrices (Eglise catholique, messe tous les dimanches, sectarisme et relative intolérance…) | Valeurs contestataires |
Lutte individuelle et armée (chacun entend se servir du fusil qu'il possède à la maison par tradition familiale pour défendre son bien propre) | Lutte non violente : manifestations, occupation de terrains, actions spectaculaires (manifestations en tracteur, brebis sous la Tour Eiffel), construction de la bergerie… |
Le parcours est donc essentiellement de nature morale (solidarité, ouverture à l'autre, pacifisme, non violence…); progressivement s'installe ainsi un nouveau mode de vie, avec un glissement durable vers les valeurs de gauche et l'élaboration d'une véritable conscience sociale et collective, qui détermine aujourd'hui encore les spécificités de l'action militante menée par le monde agricole dans le sud-ouest de la France : création en 1987 de la Confédération paysanne, syndicat agricole défendant l'agriculture locale contre l'industrie agro-alimentaire (notamment les cultures transgéniques importées des États-Unis), actions non-violentes et spectaculaires, qui amènent de la même façon un questionnement sur les notions parfois contradictoires de légalité et de légitimité.
C'est donc vers une approche de type philosophique que l'on souhaite maintenant mener le débat, en invitant les participants à réfléchir à ces deux notions apparemment proches.