Extrait du dossier pédagogique
réalisé par les Grignoux consacré à
La Liste de Schindler
de Steven Spielberg
USA, 1993, 3h15
Ce dossier, dont on trouvera un extrait ci-dessous, ne contient pas — contrairement à d'autres plus récents réalisés par les Grignoux — d'animations immédiatement exploitables en classe. Il s'adresse aux enseignants du secondaire qui verront le film La Liste de Schindler avec leurs élèves entre quatorze et dix-huit ans environ.
Le film de Spielberg suscite peu d'objections d'un point de vue historique : il reste en fait fort proche de ses sources avouées (comme le livre de Keneally) et de ses sources documentaires (comme l'ouvrage de Raul Hilberg), se risquant à très peu d'interprétations personnelles.
Ce respect de la vérité historique ne doit cependant pas cacher l'important travail de mise en scène de Spielberg, travail dont les effets dépassent largement le souci d'authenticité. L'exemple de la scène des douches à Auschwitz permettra immédiatement de mesurer l'importance de ce travail. Dans l'ouvrage de Keneally, cette scène est rapportée de la manière suivante :
«Elles [c'est-à-dire le groupe de femmes de la liste de Schindler] pataugèrent dans la boue jusqu'à la salle d'épouillage et de douches où des femmes, matraque en main, leur donnèrent l'ordre de se déshabiller. Mila Pfefferberg, qui, comme la plupart des prisonniers des camps, avait entendu parler des pommes de douche dont sortaient des gaz mortels, poussa un soupir de soulagement quand l'eau glacée se mit à couler.»
On voit immédiatement la différence de traitement entre le récit livresque et la mise en images de Spielberg. Ce qui est résumé en une phrase sans aucun pathos devient une longue scène où la caméra portée à l'épaule se mêle au groupe de femmes dont elle nous montre les visages terrifiés, où nous entendons leurs cris avant qu'une lourde porte apparemment étanche se referme sur elles, où enfin la lumière inexplicablement s'éteint au moment où regards et caméras se portent vers les pommes de douches au plafond. Même si on est peu sensible aux techniques cinématographiques, l'on comprend immédiatement que toute la mise en scène de Spielberg est destinée à favoriser la participation émotionnelle du spectateur, à provoquer sa peur, son angoisse et finalement son soulagement lorsqu'il constate que c'est bien de l'eau qui s'écoule de ces douches.
Le film de Spielberg ne vise pas seulement à dire une vérité mais aussi à produire des effets comme la participation subjective du spectateur, l'émotion, l'identification, la peur, le soulagement... Peut-on alors préciser quels sont ces effets privilégiés et comment ils sont produits tout au long du film?
[...]
Il n'y a pas de véritable héros dans La Liste de Schindler — même si l'industriel allemand joue évidemment un rôle central — ni de projet d'ensemble qui guiderait l'action des personnages. Schindler en particulier change de but à peu près aux trois quarts du film : renonçant à faire fortune, il décide seulement alors de sauver les ouvriers de son usine. Quant à ceux-ci, leur but principal est évidemment de survivre mais cela ne dépend malheureusement pas uniquement d'eux-mêmes, ce qui ne leur permet pas d'organiser une action qui structurerait l'ensemble du film. Goeth enfin, s'il domine la seconde partie du film, reste un fonctionnaire subalterne dans la machinerie nazie qui le dépasse. Ces personnages ne sont donc pas maîtres de leur destin et ils subissent la plupart du temps des événements qu'ils ne dominent pas (Goeth et Schindler ayant cependant une plus large autonomie).
La ligne de force du film reste bien ainsi l'Histoire dont Spielberg entend rendre compte, celle de la destruction des Juifs d'Europe et du sauvetage miraculeux d'un millier d'entre eux par Oskar Schindler. Il s'agit de l'histoire d'un groupe et plus largement de tout un peuple, les récits individuels se raccrochant comme des bribes clairsemées à ce fil conducteur. Ainsi, même si Spielberg focalise à de nombreuses reprises notre attention sur des personnages particuliers, l'identification principale se fait à toute une communauté menacée d'extermination.
Cette évocation du sort de toute une communauté s'opère néanmoins, on l'a vu, de façon indirecte à travers le destin d'un groupe dont l'histoire diverge de plus en plus par rapport à celle de l'ensemble de cette communauté, puisqu'il s'agit de survivants (on estime qu'environ 3 millions de Juifs polonais ont été massacrés sur une population 3,3 millions, soit 90,9% — chiffres cités par le Mémorial de la Shoah). Du point de vue de l'implication émotionnelle du spectateur, ce fait est extrêmement important.
Un sujet comme l'extermination des Juifs est, on le sait bien, extrêmement pénible à évoquer, et Spielberg n'épargne pas la sensibilité de ses spectateurs. Il montre dans toute son horreur la brutalité nazie, qu'il s'agisse de la liquidation du ghetto de Cracovie, d'une sélection dans un camp où l'on élimine ceux qui ne sont plus «aptes» au travail, ou de l'exhumation des cadavres de victimes juives, brûlés ensuite sur un gigantesque bûcher. De ce point de vue, les bribes d'histoires individuelles que raconte Spielberg sont également souvent tragiques : l'ouvrier manchot qui tient à remercier Schindler pour sa bonté (ce qui a d'ailleurs le don d'agacer l'industriel qui se rend compte alors que son comptable Stern a engagé des gens manifestement improductifs) sera tué à la séquence suivante par un des soldats allemands qui ont arrêté la colonne de Juifs pour les obliger à déblayer la neige. Semblablement, la petite fille vêtue de rouge qui erre dans le ghetto, le jeune homme terrorisé que Goeth emploie à son service seront finalement abattus avec des milliers d'autres anonymes.
Mais, plus le film avance, plus nous nous identifions à ce groupe restreint qui va finalement échapper au massacre. Même si la progression n'est pas linéaire, le film nous fait assister à un sauvetage extraordinaire dont nous retirerons finalement un sentiment de soulagement, sentiment d'autant plus intense que l'épreuve aura été terrible. L'organisation générale du film et la manière dont il sollicite à ses différents moments le spectateur sont à cet égard extrêmement significatifs.
Si les premières séquences suscitent essentiellement notre indignation (les expulsions, la formation du ghetto) ou notre crainte (les menaces nazies, Stern raflé «par erreur»), le premier meurtre survient après 40 minutes environ : il s'agit de l'ouvrier manchot abattu en pleine rue. Ce meurtre brutal reste cependant isolé (par rapport à ce que nous montre le film) jusqu'à ce que Goeth apparaisse deux séquences plus loin et ordonne presque immédiatement d'abattre l'ingénieure juive qui proteste à cause des défauts de la construction (53e minute du film).
Commence alors une séquence particulièrement éprouvante, celle de la liquidation du ghetto de Cracovie qui dure plus d'un quart d'heure (de la 54e à la 71e minute). On assiste à la mort d'un homme abattu brutalement dans un couloir, à celle d'un gosse en pleine rue et de celui qui a pris vainement sa défense, au meurtre d'une femme accompagnée d'un médecin, à l'assassinat volontaire des malades à l'hôpital dont les cadavres seront ensuite mitraillés par les soldats allemands. S'y ajoutent des images de destruction comme tous ces bagages répandus à la volée par les SS. Spielberg nous montre ensuite comment certains ont réussi à survivre, Poldek en feignant d'obéir à l'ordre de ramasser les valises dans la rue, une femme se réfugiant simplement sous un escalier d'où un petit garçon viendra la chercher pour la mettre dans la «bonne file». Il s'agit cependant d'un répit de courte durée car les Allemands reviennent la nuit pour liquider tous ceux qui se sont cachés dans les endroits les plus invraisemblables pour échapper aux rafles : à ce moment, il n'est plus question semble-t-il de sélection et tous sont mitraillés sans pitié.
Pour le spectateur sans doute, l'impression d'ensemble de cette séquence est celle d'un désastre total que symbolise le plan suivant qui nous montre Schindler devant les casseroles vides alignées dans son usine désertée : tout semble effectivement anéanti, alors que nous sommes à peu près au premier tiers du film.
Le récit se poursuit néanmoins avec les survivants rassemblés au camp de travail de Plaszow. Si les ouvrières pensent un court instant que «le pire est passé», Goeth va immédiatement les démentir en tuant de son balcon deux détenues choisies au hasard. Si la destruction du ghetto avait représenté une phase cruciale du processus de dégradation (celle du meurtre de masse), tout ces épisodes au camp de Plaszow seront marqués par une tension continue, scandée par de brefs accès de violence. Les meurtres systématiques ont pris fin (dans le film), Goeth multipliant cependant les exactions sans que l'issue en soit toujours fatale : il voudra abattre le rabbin préposé à la fabrication des charnières mais son pistolet finalement s'enrayera. Plus ambiguë de ce point de vue est la séquence déjà analysée où le chef nazi cherchera à savoir qui a volé un poulet : un détenu sera tué au hasard, mais la réponse du gamin (désignant le mort comme étant le voleur) épargnera au spectateur un nouveau meurtre. Comme on l'a montré, à la douloureuse impression que suscite cet assassinat succède pour le spectateur le soulagement provoqué par cette réponse imprévue.
Toute cette partie reste cependant marquée par une très grande tension, Spielberg nous montrant par exemple, dans une séquence ultérieure, comment Goeth a abattu un homme sur deux dans un groupe de détenus pour un motif futile. Pendant près de 45 minutes (de la 75e à la 120e minute environ), le spectateur subit cette atmosphère oppressante avec de brefs moments de répit (Schindler sauvant le couple Perelman) mais aussi de crainte (Goeth s'approchant de Helen) et de cruauté (les assassinats répétés). Subjectivement, l'on peut donc avoir l'impression pendant cette période d'être tombé «au plus bas».
La fin de cette partie sera cependant suivie par une nouvelle épreuve, particulièrement horrible, la sélection des inaptes qui durera plus de cinq minutes (de la 120e à la 127e minute). Les victimes de cette épreuve resteront cependant anonymes, et Spielberg nous montrera seulement les réactions des femmes qui ont échappé à la sélection et sont en train de se rhabiller. Nous sommes sur le point de partager leur soulagement lorsqu'elles s'aperçoivent que, sur ces entrefaites, les gardes ont embarqué leurs enfants sur des camions, ce qui déclenche un mouvement de panique et de révolte parmi les détenues. Ici aussi cependant, Spielberg prend, si l'on peut dire, le parti d'un enfant qui, échappant aux gardes, cherche d'abord vainement une cachette avant de se réfugier dans des latrines remplies à ras bord. On perçoit donc l'ambiguïté de toute cette séquence : selon son tempérament, chaque spectateur sera plus ou moins sensible à l'horreur de la situation et au sort tragique de ceux que la sélection a éliminés, ou retiendra au contraire le soulagement, même s'il est teinté de malaise, de ceux qui viennent d'échapper à la mort. En s'attardant sur des personnages qui sont déjà familiers (ou qu'il nous rend familiers) et en laissant les victimes dans l'anonymat, Spielberg focalise en tout cas notre attention sur le destin de ces survivants qui deviennent de plus en plus des exceptions.
La séquence suivante où Schindler s'efforcera d'arroser les wagons stationnant en plein soleil nous rappelle pourtant l'horreur de l'ensemble de cette situation. Les victimes enfermées dans ces wagons plombés restent néanmoins anonymes, la caméra suivant de façon privilégiée Schindler en butte aux sarcasmes des SS. Le personnage, dont l'héroïsme devient manifeste, risque ainsi de passer à l'avant-plan devant des victimes qui restent elles plongées dans l'ombre.
Après une séquence racontant l'arrestation de Schindler, Spielberg nous montrera en une scène effroyable (de la 133e à la 136e minute) comment les nazis ont essayé d'effacer les dernières traces de leurs crimes : dans ce gigantesque bûcher, Schindler reconnaîtra notamment la petite fille vêtue de rouge qu'il avait vu déambuler dans le ghetto de Cracovie. C'est à ce moment que Goeth lui apprend la liquidation prochaine du camp de Plaszow et le départ des détenus pour Auschwitz. Cette annonce dans ce décor apocalyptique suscite une très forte attente chez le spectateur : l'extermination est programmée, et nous pouvons désormais craindre le pire.
Après une brève discussion avec Stern, ses valises bourrées d'argent, prêt à partir fortune faite, Schindler va engager une négociation décisive avec Goeth et obtenir par la corruption le transfert de ses ouvriers vers le camp spécialement aménagé de Brinnlitz. Bientôt (aux alentours de la 145e minute), nous verrons ceux qui ont été retenus sur cette liste s'embarquer pour ce lieu providentiel : parmi eux, l'on reconnaîtra notamment Helen Hirsch qui aura fait l'objet d'une dernière négociation difficile entre Goeth et Schindler. A l'entame du dernier quart du film s'opère ainsi un basculement décisif, le spectateur focalisant à présent son attention sur un groupe de personnages dont il espère désormais raisonnablement le sauvetage. Après la courbe descendante du début du film, après le long enfer de Plaszow, le spectateur est à présent engagé sur une courbe nettement ascendante, l'espoir apparaissant à présent possible.
L'arrivée des hommes à Brinnlitz confirmera cette impression de sortie hors de l'enfer, mais la séquence suivante nous rappellera brutalement que l'horreur est toujours présente. Cette séquence joue en fait sur toutes les virtualités de la situation, telles que les a dessinées le film : l'arrivée des femmes à Auschwitz (que le spectateur un peu averti reconnaît immédiatement) semble dans la droite ligne du processus de dégradation entamé depuis le début du film, et, même si une courte séquence insérée nous avertit qu'il s'agit d'une erreur administrative, nous redoutons le pire, c'est-à-dire que les douches ne cachent effectivement des chambres à gaz. Ce n'est pourtant pas le cas, et Schindler arrivera bientôt à Auschwitz, confirmant ainsi son rôle de sauveur providentiel.
Toute cette séquence (de la 150e à la 160e minute) n'aura donc été qu'une épreuve supplémentaire, particulièrement terrifiante, dans une courbe qui est à présent nettement ascendante. Le soulagement qu'en retire le spectateur n'empêche cependant pas Spielberg de montrer comme précédemment, la réalité des crimes nazis avec ces deux plans déjà évoqués de déportés qui sont conduits vers ce que l'on sait être des chambres à gaz. Ainsi, au moment où nous découvrons la dernière et la plus monstrueuse des étapes du processus de destruction des Juifs, nous nous identifions, sans doute intensément, à celles qui miraculeusement viennent d'y échapper.
La fin du film ne fera ensuite que confirmer ce mouvement ascendant, les femmes arrivant au camp de Brinnlitz, Schindler soudoyant les soldats à coups de schnaps, les dernières séquences nous montrant les Juifs réunis autour de Schindler dans une atmosphère de reconnaissance émue et chaleureuse. Le changement de ton dans cette partie est à ce point radical que, lorsque Schindler demandera au rabbin de célébrer le sabbat, l'on verra dans leur chambrée des gardiens allemands (qui sont encore à ce moment les «maîtres») interloqués, sans réaction, un peu comme si c'était eux qui étaient devenus les prisonniers des Juifs qui les entourent.
Ce schéma reprend les principaux épisodes du film avec les minutages correspondants. La courbe du bas représente la dégradation du sort des Juifs, telle qu'elle est retracée dans la Liste de Schindler, avec des infléchissements marqués lors par exemple de la liquidation du ghetto de Cracovie. La courbe supérieure représente le point de vue du groupe de Juifs repris sur la liste de Schindler auxquels s'identifie plus ou moins fortement le spectateur : cette courbe épouse d'abord celle de l'ensemble des Juifs, puis s'en éloigne avec la décision de Schindler de «racheter» ses ouvriers à Goeth. (On a indiqué par ailleurs pourquoi, à la fin de la sélection au camp de Plaszow, le spectateur s'identifie surtout aux rescapés et moins aux victimes destinées à l'extermination.) Enfin, la déportation vers Auschwitz se présente d'abord comme une catastrophe mais se révélera n'être qu'une épreuve qui ne parvient pas à interrompre un mouvement désormais ascendant.
La division du film en trois parties apparaît donc clairement : la première (jusqu'à la 53e minute) se présente comme un dégradation rapide et continue, la seconde (jusqu'à la 136e minute) comme un enfer permanent, la dernière soit comme l'étape ultime du processus de destruction soit comme un mouvement ascendant vers la libération.
Le dessin de la courbe supérieure dépend en partie de la sensibilité de chacun. On peut par exemple estimer qu'elle devrait avoir un mouvement beaucoup plus heurté pendant les séquences au camp de travail de Plaszow où alternent des moments de grande tension et de bref soulagement. Néanmoins, on tombera sans doute d'accord sur le fait que cette courbe présente un mouvement d'ensemble caractéristique de descente, de stabilisation au niveau le plus bas puis de remontée (avec quelques accidents).
En amenant le spectateur à s'identifier à un groupe de rescapés, Spielberg, on le voit, lui apporte finalement le soulagement d'échapper à une situation terrifiante et de participer à l'émotion d'une reconnaissance fraternelle (particulièrement accentuée dans la dernière séquence qui nous montre acteurs et personnages réels mêlés venant se recueillir sur la tombe de Schindler). Evoquant l'insupportable, la mort de centaines de milliers de personnes dans les chambres à gaz, l'extermination de tout un peuple, il parvient, après une véritable descente aux enfers, après des moments extrêmement durs et éprouvants pour le spectateur, à lui faire éprouver un intense sentiment de soulagement : plus l'épreuve aura été rude, plus sans doute ce soulagement sera grand. Cette économie générale du film, sa manière d'impliquer émotionnellement le spectateur et de lui apporter cette satisfaction finale, explique certainement pour une part le succès du film : en nous faisant adopter le point de vue d'un groupe de survivants, Spielberg a sans doute rendu supportable à la plupart d'entre nous l'évocation de l'insupportable. Il suffit de comparer La Liste de Schindler au film de Claude Lanzmann, Shoah, qui ne se préoccupe que des morts, pour se rendre compte que le documentaire laisse une tout autre impression, celle de l'horreur absolue.
On pourrait croire que cette impression différente résulte seulement de l'adoption par Spielberg d'un point de vue particulier, celui d'un groupe de rescapés, et non de la construction d'ensemble du film. Sur ce point, il faut cependant constater que La Liste de Schindler nous donne une vision extrêmement partiale des faits. L'espèce de soulagement que nous éprouvons à la fin du film ne fut pas celui des rares rescapés du génocide. En 1945, 90% de la communauté juive de Pologne avait été massacrée : à cette échelle, toutes les familles avaient été touchées, et chaque survivant devait compter des dizaines sinon des centaines de morts dans sa famille, ses proches, ses amis, ses connaissances. Ces survivants avaient le plus souvent perdu tous leurs biens, et ils n'avaient plus aucune place dans les décombres de la Pologne de l'après-guerre. En outre, s'ils avaient survécu, ils étaient passés par les épreuves les plus terribles, celles de la faim, de la peur, de l'humiliation, de l'abaissement le plus extrême Dans ces conditions, l'on comprend que les sentiments de ces rescapés, pour autant qu'on puisse les reconstituer, étaient sans doute fort éloignés du soulagement qu'exprime le film de Spielberg et mélangeaient de façon complexe l'impression d'un désastre total, la solitude, l'abandon, la honte même d'avoir survécu quand tous les proches étaient morts, l'avilissement parfois d'avoir survécu dans des conditions aussi humiliantes, la volonté aussi de témoigner ou au contraire d'oublier, l'incapacité en même temps de transmettre une expérience étrange et monstrueuse.
Il serait sans doute injuste de dire que La Liste de Schindler constitue une «machine à réjouir» le spectateur et que nous prenons le même type de plaisir à sa vision qu'à celle d'un film comme Jurassic Park où le soulagement succède également à la terreur. La Liste obéit, on l'a montré à suffisance, à une exigence de vérité, de témoignage, d'éducation même pour un large public. Mais les émotions qu'il procure, les effets qu'il produit restent, on le voit, très éloignés de l'expérience dont il essaie de rendre compte et qui reste en définitive indicible.