Un dossier pédagogique
réalisé par les Grignoux et consacré au film
Les Barons
de Nabil Ben Yadir
Belgique, 2011, 1h51
Le dossier pédagogique ci-dessous s'adresse aux enseignants et aux animateurs en éducation permanente qui souhaiteraient notamment exploiter la vision du film Les Barons avec un large public d'adultes ou d'adolescents.
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Le film de Nabil Ben Yadir, Les Barons met en scène des personnages qui appartiennent à une minorité victime de nombreux préjugés : les « maroxellois »[1], un néologisme créé pour désigner les jeunes bruxellois d'origine maghrébine. Ayant lui-même grandi à Molenbeek, quartier périphérique où s'ancre la vie des Barons, le réalisateur Nabil Ben Yadir choisit pour en parler de s'écarter délibérément des canons réalistes et de dépeindre le quotidien de ces jeunes en recourant à l'humour et à l'autodérision, par le biais d'un important travail sur les clichés. Par ailleurs, toujours dans cette même perspective de prendre ses distances avec la réalité, Nabil Ben Yadir recourt à divers procédés dont le but est de rappeler constamment au spectateur qu'il se trouve plongé non pas dans une sorte docu-fiction mais bien dans une comédie qui s'assume comme telle. Ce style inattendu pour traiter la thématique des quartiers de banlieue fait par conséquent des Barons un film original, qui s'inscrit en faux contre l'image dramatisée construite par les médias ou même par le cinéma à travers des films comme La Haine, du réalisateur français Mathieu Kassovitz.
Ce sont donc principalement les moyens utilisés pour transformer cette image fondée sur le fait divers que nous suggérons d'examiner avec les spectateurs (jeunes ou moins jeunes) au travers des activités proposées ici. Elles sont conçues pour être menées avec des petits groupes de spectateurs (entre dix et vingt personnes). Deux questions guideront cette approche : d'une part, que fait Ben Yadir avec tous ces clichés ? Et d'autre part, quels procédés utilise-t-il pour « casser » les effets de réel ? Pour terminer, un retour sur la réalité sera l'occasion de réfléchir à l'intention générale du réalisateur : comment interpréter cette comédie ? quel est le sujet profond du film ? quelles motivations, quel projet se trouvent à la base de cette représentation ?
Le jeu sur les clichés qui définit le principe original des Barons permet d'explorer certains aspects d'une réalité socioculturelle souvent réduite à la représentation fantasmatique construite par les médias. Or, en réalité, ces deux descriptions contrastées de la vie au quartier (Molenbeek dans le film, mais cela pourrait être tout aussi bien Schaerbeek ou Saint-Gilles) se fondent sur les mêmes éléments : bande de jeunes ou « groupe de potes », look formaté, grosses voitures, escroqueries, « glande »… Transcendé par l'autodérision dans Les Barons, ce portrait stéréotypé repris comme figure centrale de l'émeute dans la presse est donc, dans le film de Nabil Ben Yadir, complètement dédramatisé. Par ailleurs, en ancrant l'histoire d'Hassan, Mounir et Aziz dans un cadre banal, « normal », qui est un peu celui de tout un chacun — le foyer familial, avec son lot d'ambitions, d'amour et de conflits, les bars où l'on se retrouve entre copains et où l'on donne rendez-vous aux filles, l'épicerie du coin devenue quartier général avec la complicité du commerçant autochtone… — le réalisateur choisit de faire évoluer ses trois protagonistes au cœur d'un tissu social qui dépasse largement les limites de bande autonome, incontrôlable et menaçante si souvent décrite.
L'objectif de cette animation est d'amener les participants à réfléchir aux différents procédés qu'utilise Nabil Ben Yadir dans sa démarche autour d'un certain nombre de clichés. Mais au préalable, l'enseignant ou l'animateur s'assurera que les participants comprennent bien la nature de l'activité proposée.
Quelques questions permettront de lancer la discussion en grand groupe et éclairer ainsi l'exercice demandé.
Voici ces questions avec, en synthèse, un exemple de réponse à suggérer éventuellement en fin de réflexion :
1. Qu'est-ce qu'un cliché ? Dans quel(s) domaine(s) utilise-t-on le plus souvent ce terme ? Quelles sont les caractéristiques principales du cliché ? Peut-on en donner quelques exemples ?
En synthèse. Au départ, le terme « cliché » appartient au vocabulaire typographique (plaque qui porte une composition en relief et qui permet sa reproduction en un grand nombre d'exemplaires) et photographique (pour désigner le négatif d'une photographie). Plus tard, le cliché désignera également une idée toute faite et sans originalité (qui se répète à l'identique, comme un cliché typographique ou photographique).
Dans le domaine de la sociologie, les clichés sont relatifs à une culture donnée. Cela veut dire qu'ils varient d'un peuple à l'autre mais qu'au sein d'une même culture, ils ont un caractère unificateur puisque tout le monde les connaît et les reconnaît comme tels. Ils donnent une image réductrice de l'autre comme étranger, stéréotypée, souvent fausse et négative. Parmi les clichés qui circulent aujourd'hui dans notre culture, on peut relever entres autres quelques portraits ethniques ou raciaux significatifs : on dit ainsi des Arabes qu'ils sont fourbes, des Juifs qu'ils sont cupides, des Français qu'ils sont chauvins, des Belges qu'ils sont stupides, des Italiens qu'ils sont mafieux…
2. Comment peut-on jouer avec un cliché ? Autrement dit, concrètement, quelle différence peut-on relever entre un film qui répète des clichés et un autre qui en joue de façon distanciée ? Pouvez-vous citer des exemples d'utilisation et des exemples de jeu avec les clichés ?
En synthèse. Le caractère stéréotypé des clichés provient, d'une part, de leur répétition et, d'autre part, de leur caractère supposé véridique et représentatif d'une réalité plus vaste : évoquer un fait de délinquance qui s'est produit en banlieue n'est pas un cliché, mais ne parler de la banlieue que lorsqu'il est question de délinquance revient à poser un équivalence du type : banlieue=délinquance, alors qu'il y a bien sûr des faits de délinquance en dehors des banlieues et que la vie en banlieue ne se réduit évidemment pas à de tels faits. Le cliché n'apparaît donc que lorsqu'on envisage un grand nombre de représentations médiatiques traitant d'un même thème de manière répétitive et stéréotypée.
En revanche, on peut parler d'un « jeu » avec un cliché lorsque celui-ci est désigné comme tel, et non plus donné comme un fait d'évidence. Différents procédés permettent ainsi de souligner le cliché comme l'inversion, la transformation comique, l'exagération absurde, l'amplification ironique, qui révèlent son caractère stéréotypé, réducteur ou fallacieux.
Après cette mise au point préalable, répartissons les participants en petits groupes (de trois ou quatre personnes) et fournissons-leur une liste de situations du film à commenter. Pour chaque situation, il s'agira d'identifier le cliché à l'œuvre, puis d'examiner par quels moyens le réalisateur en joue. Si possible enfin, les participants seront invités à classer ces situations selon les types de procédés utilisés : amplification, caricature, inversion, détournement… L'activité se terminera par un partage des réflexions en grand groupe, qui pourront éventuellement se nourrir des commentaires présentés ci-dessous, à titre d'illustration.
Un jeu sur les clichésVoici quelques situations extraites du film de Nabil Ben Yadir, Les Barons. Pour chacune d'entre elles, tâchez d'identifier le cliché mis en scène, puis de réfléchir à ce que le réalisateur fait avec ce cliché. Enfin, au terme de l'exercice, essayez de regrouper les situations en quelques grandes familles selon les procédés qu'il utilise.
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Ces commentaires proposent quelques pistes de réflexion qui serviront éventuellement à alimenter la discussion après l'activité réalisée en petits groupes. En aucun cas, il ne s'agit d'un corrigé de l'exercice d'analyse demandé. L'analyse que nous avons développée repose sur le classement des douze situations en quatre grandes catégories établies selon les procédés utilisés. Ce sont par conséquent ces procédés qui vont permettre d'articuler les commentaires développés ci-dessous. De manière générale, toutes ces situations marquées par l'auto-dérision produisent des effets comiques qui contrastent avec la dimension souvent dramatique associée à ces clichés.
Le cliché référencé dans la première situation [1] porte sur le portrait stéréotypé (look, manière d'être…) qui caractérise les jeunes d'origine maghrébine[1]. Ainsi, juste après le générique s'affichent en gros plan trois paires de pieds chaussés de baskets identiques de marque Air Max pendant dans le vide. La caméra remonte et dévoile ensuite les corps de trois jeunes hommes étalés sur les cageots de légumes qui garnissent la devanture d'une épicerie. Dès la première séquence du film, le cliché du glandeur est donc amplifié jusqu'à l'absurde, puisque le réalisateur assimile concrètement ces trois jeunes à de vrais « légumes », un terme qui désigne au sens figuré une personne qui végète, sans énergie et sans grandes capacités mentales et intellectuelles… De la même façon, les trois paires de Nike® qu'on dirait neuves et qui font l'objet d'une attention particulière dès les toutes premières images peuvent être interprétées dans un sens identique, comme si effectivement les barons n'étaient jamais amenés à bouger. L'accentuation des contrastes
La figure du contraste traverse tout le film ; elle oppose ainsi globalement Hassan à son père, Malika à Milouda ou encore la communauté d'origine immigrée à la population de souche, au travers notamment d'une confrontation entre les Barons et Lucien [2] qu'au-delà de l'apparence, tout semble devoir séparer : l'humeur (les barons passent ainsi leur temps à rire en échangeant des blagues tandis que Lucien est un homme sérieux et grave, qui n'arbore jamais le moindre sourire), l'âge (il y a au moins entre eux une différence d'une trentaine d'années), les activités (Hassan, Aziz et Mounir ne font rien de leurs journées alors que Lucien, seul pour faire vivre son commerce, travaille sans relâche), ainsi que toute une philosophie de vie : si les barons considèrent la glande comme un moyen de prolonger la vie sur terre, pour Lucien au contraire, la farniente se mérite et doit seulement venir récompenser une vie laborieuse. Le réalisateur joue donc de l'opposition entre deux archétypes pour accentuer le contraste : d'un côté, le jeune chômeur d'origine maghrébine satisfait de son statut et de l'autre, l'épicier de quartier typiquement bruxellois, qu'on dirait presque rescapé d'une époque révolue où les petits commerces d'alimentation étaient encore au cœur du tissu social.
Le même type de contraste caricatural se retrouve également à la fin du film, lorsqu'Aziz dessine l'affiche annonçant sa nouvelle collaboration avec Lucien [10]. Là où on aurait pu attendre une rupture, on trouve une association fort éloignée du cliché qui veut que la méfiance guide les rapports entre petits commerçants et jeunes d'origine arabe, identifiés d'emblée à des agresseurs potentiels. En plus du contraste marqué entre les deux personnages, on relève par conséquent aussi un renversement du cliché puisque l'alliance remplace ici la méfiance mutuelle.
Musique et contreplongée magnifient les personnages
avec une pointe d'ironie…
Une autre manière de jouer avec les clichés consiste donc à en inverser l'un ou l'autre élément. Ainsi dans la situation [4], les glandeurs suscitent non pas le mépris attendu mais bien l'admiration sans borne d'un quatrième larron qui voudrait bien faire partie de la bande. Le film produit donc une inversion des effets, en magnifiant une attitude socialement réprouvée. On retrouve d'ailleurs ce renversement dans le titre même du film, qui attire immédiatement l'attention sur le procédé puisqu'il légitime en quelque sorte le titre de noblesse que les glandeurs dépeints s'attribuent.
Avec un racisme qui s'exprime à l'envers, c'est-à-dire de la communauté maghrébine vers la population de souche, la situation [8] inverse les rôles (raciste/ victime). Alors que le cliché veut que les personnes d'origine arabe soient les victimes de différentes formes de discrimination et d'exclusion, l'on voit ici que le père de Hassan manifeste un rejet à l'égard de la seule personne présente dans l'auto qui n'appartient pas à sa communauté : Frank, qui fait d'ailleurs remarquer à deux reprises à Hassan que son père ne l'aime décidément pas.
Ce processus est également à l'œuvre dans la situation [11]. En effet là où l'on attendrait, selon le cliché, que Mounir s'en prenne à sa sœur pour ne pas avoir respecté la loi des garçons qui veut qu'ils soient consultés pour tout ce qui touche à la vie des filles de la famille, en particulier en ce qui concerne les relations amoureuses, c'est Malika elle-même qui enguirlande copieusement son frère. Alors qu'il s'est montré agressif et violent avec Hassan parce qu'il ne lui a pas fait part de ses sentiments à l'égard de sa sœur, celui-ci reste muet, prostré dans sa voiture, à écouter Malika lui faire la leçon sans réagir. Il s'agit donc ici aussi d'une inversion des rôles masculin et féminin.
Toutes les autres situations offrent des exemples de détournement allant dans le sens d'une dédramatisation de plusieurs fantasmes.
La mise en scène comique à la manière d'Al-Qaida [3] qui apparaît dans le délire de Hassan quand Malika présente les dix ans du cabaret à la télé, l'attitude de Mimoun qui boycotte les États-Unis tout en vendant du Fanta®[7] ou encore d'autres détails comme les deux shorts aux couleurs du drapeau américain que portent Hassan et son père pendant la séquence de rêve sont autant de scènes qui vont à l'encontre des idées reçues voulant que, depuis les attentats commis à New York le 11 septembre 2001, toute personne d'origine arabe ou tout musulman représente un dangereux terroriste en puissance ; les détails observés, au contraire, indiquent que, au sein de la communauté arabe, l'anti-américanisme est somme toute un sentiment peu ancré.
Les voitures de luxe sont évidemment des signes de richesse. En revanche, le fait qu'un « baron » comme Hassan, Mounir ou Aziz se trouve au volant d'une BMW flambant neuve [5] contribue à alimenter un autre fantasme très prégnant dans notre société, celui du jeune d'origine étrangère tirant sa richesse de trafics douteux comme le commerce de drogue[3].
La formule « jeune Arabe au volant d'une BMW = dealer » est donc devenue une équation courante qui ne repose pourtant sur aucune base, comme le rappelle avec humour la scène où Hassan explique qu'il s'agit en réalité d'un achat collectif. Enfin, soulignons qu'il n'est jamais question ni de consommation ni de trafic de drogue dans le film, et que l'apparition d'un petit bloc de hachisch dans le sac de Milouda pendant la cérémonie qui devait être celle de son mariage avec Hassan est exclusivement liée à des effets comiques, puisqu'elle résulte d'un coup monté destiné à offusquer le père et annuler ledit mariage.
Un peu de la même manière, les signes extérieurs de richesse comme la BMW alimentent également le fantasme du jeune Arabe « naturellement » impliqué dans le grand banditisme : trafic d'armes, braquages de fourgons blindés, hold-up… Dans le film, avec Mounir le « chasseur de droits » [6], on est bien loin de cette image stéréotypée, et le délit commis — soutirer de l'argent aux assurances en provocant des accidents en droit et en grossissant les dégâts ainsi occasionnés —, même s'il reste évidemment condamnable, est sans commune mesure avec les crimes perpétrés par le grand banditisme.
D'une façon identique, un « baron » au volant d'une BMW peut réveiller le cliché du jeune d'origine maghrébine voleur de voitures. La manière de détourner ce cliché consiste ici à montrer Aziz, Hassan, Frank et Mounir en train de participer effectivement au vol d'une voiture mais à leur propre insu, en donnant un coup de main au voleur, qui ne se déclare bien sûr pas comme tel, pour faire démarrer le véhicule [9]. Le spectateur se rend compte de la situation au même moment que les quatre larrons, lorsque le véritable propriétaire se lance à leurs trousses. Sachant qu'ils correspondent parfaitement au portrait cliché du voyou, ceux-ci ont alors le réflexe de prendre la fuite plutôt que de parier sur l'honnêteté en expliquant leur mésaventure à cet homme. Ici encore, par un détournement du cliché, Nabil Ben Yadir réussit à dégonfler avec humour un fantasme largement répandu.
Le jeu sur les clichés abordé dans l'animation précédente a permis de remarquer comment, par l'humour et l'autodérision, le réalisateur parvient à nous parler du quotidien des jeunes Bruxellois d'origine marocaine tout en dégonflant la plupart des fantasmes qui existent à leur sujet.
Un deuxième éclairage que l'on peut jeter sur le film consiste à identifier les moyens qu'il utilise par ailleurs pour inscrire Les Barons dans le registre de la fiction. En effet, dans ses interviews, Nabil Ben Yadir se défend d'avoir voulu donner des quartiers périphériques de Bruxelles une représentation dramatique comme celle que peuvent en donner les médias ou même réaliste, à la manière d'un docu-fiction ou d'un reportage. Au contraire, il utilise toute une série de procédés pour casser les effets de réel et dire au spectateur : « Attention vous êtes au cinéma, ceci n'est pas la réalité! ».
L'objectif de cette animation est par conséquent d'amener les participants à réfléchir sur l'esthétique cinématographique des Barons qui, à l'opposé de l'esthétique « transparente » du film réaliste ou du reportage de télévision, se caractérise par une série de décrochages également à la source de bien des effets comiques.
Ces procédés de mise à distance de la réalité sont particulièrement nombreux et visibles dans Les Barons ; nous suggérons par conséquent de débuter l'activité par une mise en commun de toutes les situations que les participants auront pu remarquer spontanément.
À ce stade, le rôle de l'enseignant ou de l'animateur se limitera à consigner leurs observations par écrit après avoir toutefois précisé, en se basant sur l'un ou l'autre exemple du film, ce qu'on entend par « mise à distance de la réalité » : ainsi, des procédés aussi différents que la couleur jaunâtre de certaines images (qui donne un caractère irréel à plusieurs scènes du film) ou la rencontre (totalement impossible) entre Hassan-adulte et Hassan-enfant produisent deux formes de décrochage ou de rupture de l'illusion « réaliste » en attirant l'attention du spectateur sur la part de mise en scène cinématographique dans la représentation des événements.
L'animation se poursuivra ensuite en petits groupes sur base de la liste établie au cours de la première étape, qui sera éventuellement complétée des situations relevées dans la liste ci-dessous. Il s'agira alors d'établir quelques grandes familles de procédés en tâchant de regrouper les situations qui ont quelque chose en commun. Cette réflexion devrait amener assez naturellement une analyse approfondie et nuancée des différents types d'écarts qui signalent aux spectateurs que « nous ne sommes pas dans la réalité ». Ces indices peuvent être liés aux caractéristiques de l'image, au jeu des acteurs, au récit ou encore au jeu entre différents niveaux de réalité.
Attention, ceci n'est pas la réalité!Voici quelques scènes du film Les Barons qui signalent à travers de multiples indices que nous sommes plongés dans un univers de fiction, et non pas dans la « réalité ». Pourriez-vous préciser en quelques mots la nature de ces indices et la manière dont vous les percevez ?
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Voici, à titre illustratif, quelques commentaires que l'on peut formuler à propos de l'esthétique du film. Sans doute beaucoup d'autres situations auraient-elles pu faire également l'objet d'une approche et permettre de dégager ou approfondir d'autres aspects de la création cinématographique. Ces commentaires ne peuvent donc en aucun cas être considérés comme uniques et définitifs ou exploités comme de simples corrigés de l'exercice d'analyse demandé.
Alors que l'esthétique de la transparence qui caractérise la majorité des films de fiction a pour but de produire des effets de réel en gommant tout ce qui rappelle au spectateur qu'il se trouve face à un écran de cinéma et non pas devant la réalité, l'esthétique des Barons se distingue au contraire par une référence constante au caractère artificiel des situations mises en scène. Pour mettre la réalité à distance, Nabil Ben Yadir utilise ainsi toute une panoplie de procédés dont certains sont liés à l'image même et/ou à ses motifs, d'autres empruntés au théâtre, d'autres encore attachés plus largement à la notion de récit, à quoi il faut enfin ajouter le jeu des acteurs et un jonglage avec différents niveaux de réalité.
Certains procédés soulignent de manière très visible le caractère artificiel du contenu des images montrées. Utilisés dans le cadre de la création cinématographique, ils peuvent contribuer notamment à en donner une vision transfigurée, profondément marquée par l'imaginaire.
Dès le générique des Barons, l'image semble recouverte d'un voile jaunâtre [1], un peu à la manière des anciennes photographies ou cartes postales ; ce voile demeure jusqu'à l'apparition du titre à l'écran, moment où l'image reprend les teintes « normales » de la réalité. Mais cette caractéristique qu'on aurait pu croire spécifique au prologue du film — une des caractéristiques du prologue étant de se démarquer du corps de la fiction —, se retrouve en réalité à bien d'autres endroits (par exemple, lorsque Hassan explique en voix off qui est Malika et qu'on la voit exécuter une danse orientale, lorsqu'il imagine la mise en scène de son exécution par son père à la manière des communiqués filmés d'Al-Qaida, ou encore quand il raconte comment les barons ont pu se procurer la BMW fièrement exhibée à l'image…). Dans ces scènes, on remarque que la couleur s'allie à d'autres procédés (l'intermède, la mise en scène parodique, l'aparté) pour renforcer la mise à distance du réel.
Deux exemples de cette technique sont bien mis en évidence dans le film, avec l'inscription de textes à même l'image : une première fois sous forme d'un schéma sommaire illustrant les propos du garagiste Ozgür quand il explique comment il aggrave les dégâts occasionnés aux véhicules accidentés par Mounir pour faire grimper le montant des sommes à rembourser par les assurances [11] ; une seconde fois ensuite quand Hassan, étendu sur le capot de la BMW, imagine la discussion qu'il a avec Malika sortant d'un commerce tout proche : leurs paroles (imaginaires puisqu'il s'agit d'une conversation muette) s'inscrivent directement sur l'image comme s'ils étaient en train de « chatter » sur Internet ou de s'envoyer des SMS [12]. Dans un film de fiction ordinaire, on n'utilise jamais ce procédé qui renvoie directement au travail du réalisateur, censé rester le plus discret possible pour garantir les effets de réel[4].
Ce procédé est utilisé une seule fois dans le film, lorsque le fiancé de Malika pénètre dans la boutique de Lucien. Son look de parfait mafieux tiré à quatre épingles et imbu de sa personne impressionne beaucoup les barons rassemblés chez Lucien, ce qui se traduit par l'allongement démesuré de sa silhouette qui domine de ce fait tout le petit groupe [15]. Bien entendu, il y a là aussi un écart important par rapport à une même scène qui serait tournée de façon réaliste.
Dans Les Barons, toutes les scènes n'appartiennent pas au même niveau de réalité. Ainsi ce qui frappe d'abord, c'est le va-et-vient entre ce que vit Hassan au quotidien (« hic et nunc », dira-t-on) et le one man show qu'il exécute sur la scène du cabaret [3]. Ces deux univers se percutent d'ailleurs à plusieurs reprises. Ainsi lors de l'une des toutes premières scènes du film (Hassan apprend avec son père le métier d'employé des transports en commun), on l'entend en voix off raconter que depuis son enfance, il rêve de faire rire les gens. À un moment donné, il lève le regard vers la caméra et poursuit son monologue « en live », s'adressant directement à nous, spectateurs du film ; enfin, après un fondu au blanc, on le retrouve sur la scène du cabaret en train de répéter son one man show, toujours dans la continuité de ce même monologue.
À côté de ces allers-retours entre la « réalité » et le spectacle, souvent reliés par le monologue de Hassan débité en voix off, d'autres formes de mise en scène viennent casser les effets de réel. C'est le cas, par exemple, quand Hassan imagine de manière délirante sa propre exécution : un plan nous les montre, lui et son père, déguisés et dans des poses figées comme peuvent l'être otages et terroristes armés dans les communiqués-vidéo d'Al-Qaida[5]. La mise en scène, à la fois théâtrale et parodique, est donc encore un autre moyen de creuser l'écart entre la fiction et la réalité qu'elle est censée représenter. De plus, dans ce cas, la rupture entre les deux niveaux de réalité est introduite concrètement par un changement de tonalité subit et prononcé dans le flot verbal de Malika en train de présenter le journal télévisé, au moment où elle annonce les dix ans du cabaret où Hassan compte se produire : on entend tout-à-coup le mot « Hassan » avec une sonorité totalement différente, comme amplifiée et doublée d'un écho, signal qui ouvre la porte sur l'imaginaire et les craintes intérieures du jeune homme.
Une autre séquence significative joue entre différents niveaux de réalité, après que Hassan a déposé Malika chez elle. Dans sa chambre, Hassan se lève pour regarder par la fenêtre et tout-à-coup, les tentures se transforment en rideaux de théâtre [13] ; à ce moment, Jacques vient lui faire la leçon parce qu'il a fait faux bond à son public. La caméra recule alors et dévoile un décor de théâtre : la chambre de Hassan trône sur scène, et l'un de ses quatre murs a disparu pour s'ouvrir sur une salle comble. En petite tenue, Hassan reste interloqué sur le devant de la scène : « Doucement, il est 4 heures du matin, vous allez réveiller mon père!… J'parle à qui moi ? Y a personne là! Sortez de ma chambre! ». La scène continue de façon délirante avec l'irruption du père qui commence un show, puis l'intervention de Jacques qui met fin au spectacle. Le rideau rouge se referme et le plan suivant montre Hassan profondément endormi secoué par son père. Dans ce cas, c'est ce rideau rouge qui marque concrètement la frontière entre trois univers : la réalité, le spectacle et le rêve.
La scène où Hassan adulte a une conversation avec Hassan enfant une vingtaine d'années plus tôt dans une classe d'école primaire retient également l'attention [6] : avec la coexistence du passé et du présent, ce sont encore deux autres niveaux de réalité qui sont mélangés au détriment d'effets réalistes. Une fois encore, la transition (ici entre le présent et le passé) est illustrée concrètement par un couloir entre la salle à manger où la famille de Hassan prend son repas en écoutant le journal télévisé et la classe de primaire où il va rencontrer son double enfant. Sur le mur de ce couloir, on remarque une grosse flèche portant l'inscription « flash back ». Si le flash back est un procédé relativement courant au cinéma, il est exceptionnel qu'il soit introduit de cette façon.
Enfin, la séquence montrant l'arrivée de Mounir aux portes du paradis, tournée un peu à la manière d'un sketch, comporte bien sûr une dimension théâtrale importante [17]. En évoquant une nouvelle fois quelque chose qui n'existe pas, Les Barons se clôture par conséquent sur un dernier jeu entre les niveaux de réalité : la vie et la mort, par la coexistence des vivants et des morts (parmi les juges chargés de traiter son cas, on reconnaît entre autres l'imam qui devait présider au mariage de Hassan, imam qui est pourtant toujours bien vivant alors que Mounir, au contraire, est effectivement décédé) dans un même monde.
Les scènes retenues dans le chapitre consacré au jeu sur les différents niveaux de réalité sont toutes marquées par une grande théâtralité. On retrouve cette même théâtralité dans les exemples décrits ci-dessous, mais il est surtout question cette fois du jeu des acteurs. En effet, comment ne pas se souvenir du numéro d'imitation qu'exécute Malika pour mettre Hassan à l'aise quand il vient lui rendre visite [16] ? Maquillée et déguisée à l'image de son frère, elle prend ses poses, répète ses gestes et utilise ses mots pour parler à l'homme dont elle est amoureuse. Tout est amplifié à l'extrême dans son attitude, ce qui donne à son jeu des allures de pantomime.
Mais ce qui n'est qu'un « truc » pour détendre l'atmosphère dans cette scène revient à bien d'autres moments du film, avec un jeu fortement théâtralisé (et donc artificiel) chez certains acteurs du film comme le père de Hassan (ainsi lorsqu'il demande, sur un ton à la fois emphatique et très cérémonieux, au client venu acheter un ticket s'il a pris le bus parce que le temps est « maussade »[5]) ou l'imam, lorsqu'il contrôle avec ostentation l'haleine puis le contenu du sac de Milouda pendant la cérémonie du mariage. Au contraire d'un jeu naturel, ce type de jeu particulièrement démonstratif représente pour le réalisateur un autre moyen de mettre la réalité représentée à distance avec, pour le spectateur, une tendance à se distancier des personnages (fictifs) au profit des acteurs qui les incarnent.
Le dispositif de réalisation dans un film de fiction vise (en général) à garantir l'effet de « réel » : par exemple, il est très important que tout ce qui appartient à l'univers technique du film (caméras, micros, câbles, opérateurs… nécessaires pour le tournage) n'apparaisse pas dans l'image que le spectateur va découvrir à la projection en salle. Et pour que les personnages qu'ils incarnent à l'écran restent parfaitement intégrés à l'univers de la fiction représentée dans le film, l'une des premières règles à respecter pour les acteurs est d'éviter de regarder la caméra (et donc nous-mêmes, spectateurs du film) ; en effet, cela nous rappellerait que cet univers est seulement un plateau de cinéma et qu'il y a tout autour du champ des machines, des spots d'éclairage, des opérateurs, des acteurs qui attendent de jouer leur scène,… et le réalisateur lui-même.Or dans Les Barons, les personnages, en particulier Hassan, s'adressent souvent directement à nous, spectateurs, en regardant la caméra [2].
Dans la même perspective, la voix off d'un personnage, qui sert le plus souvent à exprimer ses pensées intérieures, n'est utilisée que très rarement pour raconter l'histoire montrée dans le film, comme c'est le cas dans Les Barons par le truchement du one man show de Hassan. Par ailleurs, la fluidité du récit qui caractérise un grand nombre de fictions est ici rompue à plusieurs reprises lorsque Hassan, qui est donc aussi le narrateur de son histoire, fait des digressions pour présenter d'autres personnages, comme Malika ou RG par exemple.
Le terme d'« aparté » a d'abord été utilisé dans le domaine du théâtre pour désigner ce qu'un acteur prononce sur scène pour n'être entendu que par les spectateurs et non par les autres personnages. Apparu dès l'Antiquité, l'aparté est surtout présent dans les comédies. Son but est d'abord de produire des effets comiques, le plus souvent en révélant avec humour l'un ou l'autre travers de l'un des personnages mis en scène. Repris au cinéma, l'aparté reste toutefois très rare et, comme au théâtre, son emploi reste généralement limité aux comédies ; en effet, son utilisation met en péril les effets de réel qui sont censés être produits par les films de fiction puisque pour ce faire, l'acteur est obligé de sortir de son rôle en abandonnant son personnage un court instant pour regarder la caméra et s'adresser directement au spectateur du film.
Ce procédé est utilisé à plusieurs reprises dans Les Barons par Hassan mais aussi par Lucien ou Frank. Ainsi pendant la scène où Aziz, Hassan et Mounir attendent dans la file de pointage et où nous, spectateurs du film, voyons Frank pour la première fois, un plan très court s'insère dans la séquence, montrant Lucien face caméra en train de dire : « Frank Tabla ? C'est pas avec des mecs comme ça qu'on va récupérer le Congo! » [7]. Un peu plus tard, Frank apparaît quelques instants, le visage en gros plan et face caméra, pour expliquer que « le Belge, il donnera jamais sa vie pour la patrie… par contre, il serait prêt à mourir pour sa priorité de droite! » [9]. Enfin, à la sortie du bureau de chômage, la BMW trône au centre d'un plan avec les barons qui posent fièrement tout autour ; accroupi à l'avant-plan droit, Hassan explique face à la caméra comment ils ont obtenu la voiture [8].
Le plus souvent utilisé dans les domaines du théâtre ou de la musique, l'intermède peut se définir comme une interruption dans le cours narratif d'un spectacle. Il désigne ainsi une sorte de divertissement, de représentation (ballet, danse, chœur…) entre les actes d'une pièce de théâtre. Utilisé dans un film de fiction, ce procédé hérité du théâtre est encore une autre façon de mettre l'accent sur la narration au détriment d'effets réalistes.
On peut observer des intermèdes de ce genre à plusieurs reprises dans Les Barons. Tous ont ici pour fonction de présenter des personnages face caméra à l'occasion de leur première apparition dans le film. Un premier intermède nous montre ainsi Malika pleine de séduction en exécutant une danse orientale face à la caméra alors que Hassan nous la présente en voix off : « Malika, la star du quartier, de la communauté toute entière… Elle avait fait un truc de taré : pour devenir journaliste, elle avait fait des études de journalisme! Comme quoi, des fois, ça marche… J'étais fou amoureux d'elle »[4]. Nous sommes alors au début du film, quand Hassan interrompt sa répétition au cabaret parce qu'un journaliste le filme. Responsable du reportage, Malika intervient pour discuter avec lui. Immédiatement, la scène est interrompue et nous la voyons danser dans une tenue vestimentaire différente, cette rupture dans le récit s'accompagnant d'un changement au niveau de la bande sonore. Dès les présentations terminées, la saynète est coupée et on revient à la « réalité » du présent : Hassan demande à Malika qu'on le coupe au montage car il n'assume pas cette situation face à sa famille.
Un peu plus tard, un second intermède vient interrompre le récit. Après que Frank a expliqué la spécialité de Mounir, qui est de déclasser des voitures en droit pour obtenir des dommages de l'assurance, le garagiste Ozgür apparaît pour la première fois dans le film et fait directement à notre intention un one man show face à la caméra pour se présenter et nous expliquer en quoi consiste son rôle dans l'arnaque [10]. Il disparaît ensuite aussitôt pour ne réapparaître que très brièvement bien plus tard, à deux reprises et sans véritable rôle.
L'oreille de RG bouge
quand, en voix off, Hassan signale que
le « téléphone arabe, c'est lui » !
Enfin, le dernier intermède permet au réalisateur de dresser le portrait d'un troisième personnage. Alors que RG, que nous voyons pour la première fois, rejoint Hassan et Mounir chez Lucien, le récit s'interrompt une nouvelle fois. Cet arrêt momentané de l'histoire, annoncé par un bip sonore, se traduit par l'immobilisation de RG, qui reste figé et comme complice de la présentation que Hassan fait alors de lui en voix off : « On ne met pas en doute la parole de Rachid Gairouge, alias RG, Renseignements Généraux, le mec qui est dans le quartier 27 heures sur 24. Paraît que c'est un ancien des services secrets marocains. Il sait tout sur tout. Il peut même t'apprendre des choses sur toi que tu connais même pas. Tout le monde nous l'envie : la CIA, le Mossad… Je sais pas si vous avez entendu parler du téléphone arabe… Eh bien le téléphone arabe, c'est lui! »[14]. Et aussitôt la présentation terminée, l'histoire reprend son cours, avec l'arrivée du fiancé de Malika dans l'épicerie.
Le film Les Barons qui, comme on l'a vu, puise ses ressorts dans l'autodérision et la distanciation, a pour effet principal de donner des quartiers réputés « difficiles » une image dédramatisée et même magnifiée, bien éloignée des clichés médiatiques habituels.
Nous proposons maintenant d'inviter les participants réunis en grand groupe à réfléchir sur l'intention principale du réalisateur en se demandant si les effets comiques produits représentent un but en soi (comme c'est le cas pour la plupart des fictions dans lesquelles apparaissent des acteurs comme Louis De Funès par exemple), ou si au contraire ces effets accompagnent un projet plus important qui transcenderait l'ensemble du film.
Concrètement, commençons par soumettre quelques questions générales au groupe : au-delà de l'image différente que le film offre des quartiers de la périphérie bruxelloise, quel est le véritable sens des Barons ? Que peut-on dire du parcours de Hassan, qui en est à la fois le personnage principal et le narrateur ? Quelle réflexion globale le film engage-t-il ?
À la lecture des interviews que Nabil Ben Yadir a données aux journalistes lors de la sortie des Barons, on découvre qu'il a d'abord voulu traduire une expérience personnelle et que son film comporte donc une dimension autobiographique plus ou moins importante. À travers l'histoire de Hassan et les difficultés qu'il rencontre pour devenir humoriste, c'est donc un peu sa propre histoire qu'évoque le réalisateur. Au-delà des situations comiques qu'il met en scène, il nous parle ainsi beaucoup plus sérieusement de la difficulté de faire un choix lorsque ce choix n'est pas conforme aux attentes familiales — en cela, il aborde un thème qui concerne bien des adolescents et des jeunes adultes — ni conformes, dans ce cas précis, aux attentes communautaires.
Dans Les Barons, ces attentes sont incarnées, d'une part, par le personnage du père et, d'autre part, par le personnage de Mounir, deux figures fortes qui permettent de mesurer tout le poids de l'appartenance socioculturelle en centrant la problématique autour du conflit de génération et du conflit généré par la double appartenance culturelle. Par ailleurs, l'attention portée au cas d'Aziz, aiguillé vers l'option « couture et cuisine » par une conseillère d'orientation sur base de ses prédispositions au dessin, est encore une occasion supplémentaire pour le réalisateur de souligner la difficulté qu'éprouvent certains jeunes à opérer puis à faire reconnaître leurs propres choix par la famille et les proches. Lieu d'épanouissement pour la bande de copains dans un premier temps, le quartier devient donc rapidement une impasse oppressante d'où il est difficile de sortir.
C'est un peu ce que montre le film avec le parcours de Hassan, qui craint les réactions de sa famille et en particulier celles de son père s'il se lançait dans une carrière d'humoriste, qui redoute aussi la réaction de ses amis — ainsi préfère-t-il renoncer à son tout premier passage sur scène plutôt que de mettre Mounir au courant en quittant le bar où ils passent la soirée ensemble —, mais qui fait par ailleurs tout ce qu'il peut pour s'en affranchir, vaincre les résistances et sortir de ce double enfermement géographique[6] et psychologique.
C'est encore cette idée d'enfermement que traduit la manière de filmer le temps qui passe lorsque Hassan, bouleversé par l'accident survenu à son père, se résigne à accomplir la destinée que celui-ci avait choisie pour lui : épouser Milouda et travailler comme chauffeur de bus. Jusqu'au jour de ses fiançailles, il se passe un laps de temps caractérisé dans le film par de longues ellipses temporelles, ne laissant apparaître de cette période que de très courts moments de routine : Hassan se lève au moment où Mounir se couche, Milouda monte dans le bus… De manière très originale, le passage du temps est figuré concrètement dans l'espace par un travelling latéral, ces courtes scènes étant séparées par des plans noirs un peu comme se suivent les photogrammes sur la pellicule même du film. À un moment donné, le travelling cède la place à un panoramique circulaire qui accélère encore la cadence dans la succession de courts extraits de vie quotidienne et qui nous mène au jour des fiançailles, moment où le récit reprend son rythme et avec lui, les dialogues et la poursuite de l'histoire de Hassan.
Enfin, pour creuser l'écart entre la vie que Hassan mène désormais et celle qu'il souhaiterait mener, le réalisateur confronte dans le film, notamment à travers un face-à-face virtuel[7], Milouda (sa fiancée) et Malika (la fille qu'il aime), deux personnages incarnant des valeurs différentes et des parcours totalement opposés — la réussite professionnelle, l'émancipation, la modernité, la culture… pour Malika, et la tradition, le manque d'ouverture, la soumission… pour Milouda — qui lui permettent de mettre en évidence l'énorme sacrifice consenti par Hassan lorsqu'il a pris la décision de répondre aux attentes familiales au détriment de ses choix personnels.
1. Les Marolles désignent un quartier ancien et populaire de Bruxelles.
2. Une des caractéristiques des clichés est leur caractère flou et dès lors très malléable. Ainsi, quand on parle de « jeunes issus de l'immigration » (souvent de façon péjorative), le terme recouvre en fait des populations mal définies : le plus souvent, il s'agit en Europe des enfants d'immigrés issus du Maghreb (généralement le Maroc dans le contexte belge, l'Algérie pour la France) facilement élargi à l'ensemble du monde arabe (Liban, Syrie, Irak, Égypte…) avec lequel on confond souvent la Turquie (qui, rappelons-le, n'est pas un pays arabe). Depuis les attentats du 11 septembre 2001 aux États-Unis, « l'immigration » perçue négativement est avant tout celle de l'ensemble des pays musulmans qui sont supposés remplis de fanatiques islamistes. Mais, au gré des circonstances et en particulier des faits divers, le cliché va englober les Gitans, les Roms, des personnes issues des pays d'Europe centrale, etc. Dans Les Barons, on peut considérer que la population concernée est essentiellement constituée des jeunes de la « seconde (ou troisième…) génération » de l'immigration marocaine : bien entendu, le film se moque des clichés attachés à ce groupe de jeunes. D'autres personnes peuvent par ailleurs se reconnaître dans cette image, par exemple les « jeunes » (belges ou non) souvent par exemple accusés de « fainéantise » par leurs aînés.
3. Peut-être le réalisateur du film joue-t-il même ici sur la double signification du mot « baron » qui, dans un sens argotique, désigne les complices d'une mystification, d'une escroquerie ; notons par ailleurs qu'on parle également des « barons de la drogue » ou des « narcobarons » pour désigner les parrains de la drogue, les commanditaires du trafic.
4. Aujourd'hui, seuls sont tolérés en surimpression sur l'image les sous-titres qui accompagnent un film présenté en version originale ou encore de courtes indications de temps ou de lieu. Ces conventions, connues de tous et admises depuis longtemps, passent inaperçues en tant que telles.
5. Pour rappel, le père de Hassan fait évidemment un jeu de mots sur « maussade »/« Lossad », le Mossad étant un service de renseignement israélien, spécialisé notamment dans les opérations secrètes à l'extérieur d'Israël.
6. Les limites d'un repli sur le quartier apparaissent d'ailleurs clairement à la fin du film, lorsque Mounir s'aventure à l'extérieur pour aller retrouver Frank. Un plan nous le montre tournant autour d'un rond point, complètement perdu et incapable de s'orienter. Obligé de demander sa route à une passante, il finit par brûler une priorité de droite et se faire emboutir par un poids lourd. L'ironie du sort veut ainsi que Mounir le chasseur de droits meure tragiquement à cet endroit précis, loin de son quartier et de ses habitudes.
7. La scène se passe peu de temps après les fiançailles. Pendant le repas, la télévision diffuse les informations présentées par Malika, qui évoque un fait divers où il y a eu deux morts au cyanure. Installée dans la famille de Hassan, Milouda demande où c'est, le cyanure. « T'es loin toi! », répond Hassan, autant choqué que dépité par une question aussi saugrenue.