Extrait du dossier pédagogique
réalisé par les Grignoux et consacré au film
La Régate
de Bernard Bellefroid
Belgique, 2010, 1h31
Le dossier pédagogique dont on trouvera un extrait ci-dessous s'adresse notamment aux enseignants du secondaire qui verront le film La Régate avec leurs élèves (entre quinze et dix-huit ans ans environ) mais également aux animateurs qui souhaitent aborder ce film avec un large public dans le cadre de l'éducation permanente. Il est composé de deux grandes parties.
La première (reproduite ci-dessous) aborde de façon générale l'analyse de films et plus précisément les compétences que suppose son exercice. Cette question est sans doute centrale dans le domaine scolaire où la définition des compétences est aujourd'hui inscrite dans les différents programmes. On essayera de répondre ici à cette exigence de la façon la plus pertinente d'un point de vue pédagogique. Ces réflexions générales ne portent donc pas spécifiquement sur le film de Bernard Bellefroid et peuvent intéresser tous les enseignants mais également les animateurs en éducation permanente qui souhaitent aborder l'analyse d'un film avec des spectateurs qui ne sont pas spécialistes du cinéma et qui ne se destinent pas à ces métiers.
La seconde partie (non reproduite sur cette page web) propose des pistes d'animation pour mener plus particulièrement une analyse du film La Régate.
Depuis une vingtaine d'années, le concept de compétences s'est progressivement imposé dans le domaine scolaire, tant au niveau de la réflexion pédagogique (théorique et/ou méthodologique) que des programmes officiels d'enseignement, notamment dans des pays comme la France, la Belgique ou le Québec. De façon générale, le concept se veut plus large que celui de connaissances (ou de transmission de connaissances) et désigne une «capacité de mobilisation et d'actualisation des savoirs» en situation pratique. Les compétences supposent que l'individu en situation d'apprentissage maîtrise un ensemble de connaissances et qu'il soit capable de les appliquer à une famille de situations en vue de la résolution d'un problème [1]. Cette capacité cognitive à utiliser des savoirs implique donc «des schèmes de perception, d'évaluation, de décision ou d'action» qu'on ne peut cependant pas réduire à des connaissances ou des représentations explicites. Ce sont plutôt des savoir-faire ou plus exactement des «schèmes de perception, de pensée ou d'action existant à l'état pratique, souvent à l'insu de celui qui les fait fonctionner» [2]. Ainsi, «rouler à vélo» est une compétence acquise par de très nombreuses personnes, même si elles ne peuvent que difficilement expliquer comment elles sont parvenues à «trouver leur équilibre» sur ce genre d'engins De façon similaire, «s'exprimer en public de façon compréhensible», «écrire un texte correct et cohérent» ou «parler et comprendre une langue étrangère» constituent certainement des compétences qu'on ne peut pas réduire à la simple connaissance des règles de grammaire ou d'orthographe ou encore de listes de vocabulaire (même si ces connaissances ou certaines d'entre elles sont sans doute nécessaires).
De telles compétences constituent ainsi des structures de «l'action matérielle ou mentale » qui permettent notamment à l'individu d'agir dans des situations nouvelles, plus ou moins différentes de celles rencontrées jusque-là. Une des intuitions à la base du concept de compétences est en effet que les savoirs scolaires ne sont pas une fin en eux-mêmes et qu'ils doivent pouvoir être maîtrisés et utilisés dans d'autres contextes (non-scolaires), autrement dit qu'ils soient transférables à d'autres situations. «Mais ce transfert exige plus que de la maîtrise de savoirs, il passe par leur intégration à des compétences de réflexion, de décision et d'action à la mesure des situations complexes que l'individu rencontre» (Philippe Perrenoud). Dans la même perspective, Bernard Rey distingue entre des compétences procédurales («l'exercice») et des compétences qui supposent la mobilisation adéquate de procédures multiples en fonction de la situation: «ce qu'on attend des élèves est non seulement de connaître des procédures automatisées, mais aussi de mobiliser certaines d'entre elles, celles qui conviennent dans une tâche à chaque fois nouvelle et complexe» [3].
Ainsi, toutes les compétences ne se situent pas au même niveau et n'ont pas le même degré de généralité: les programmes officiels en Belgique font notamment la distinction entre les compétences transversales et les compétences disciplinaires, c'est-à-dire qui ne trouvent à s'appliquer qu'à une seule matière (comme le français, les mathématiques ou les langues étrangères). La compréhension de textes par exemple sera plutôt considérée comme une compétence transversale car elle devra être mise en œuvre aussi bien en français qu'en histoire ou en sciences sociales. Les rédacteurs des programmes se sont alors attachés à déterminer de façon aussi détaillée que possible les multiples compétences (transversales et disciplinaires) que les élèves doivent maîtriser au terme des différents niveaux de leur cursus scolaire.
Depuis que le concept de compétences s'est largement diffusé mais également officialisé, un certain nombre de critiques sont cependant apparues.
On remarquera d'abord que l'acquisition des compétences augmente fortement le niveau d'exigence demandé aux élèves qui ne peuvent plus se contenter de répéter (d'«ânonner») des savoirs stéréotypés: on parle ainsi abondamment de tâche complexe [4], ce qui pour beaucoup d'apprenants signifiera sans doute une tâche particulièrement difficile Mais l'évaluation des compétences acquises est également beaucoup plus incertaine puisqu'elle dépend de la situation nouvelle, en partie imprévisible, à laquelle l'élève va devoir faire face [5]. Là où l'élève devait reproduire une technique, un savoir ou un savoir-faire, il est à présent invité à résoudre des «situations-problèmes» qui peuvent être d'une grande (sinon infinie) diversité. En situation d'échec, sera-t-il alors capable de dépasser le cadre de la situation en question et d'envisager d'autres situations similaires? Ainsi, s'il échoue dans la compréhension d'un texte précis, trop difficile pour lui, la reprise de l'explication de ce texte (par l'enseignant) lui permettra-t-elle de mieux comprendre d'autres textes où les difficultés seront d'une autre nature?
Par ailleurs, l'on n'explique pas comment se construisent les compétences puisqu'il s'agit non pas de procédures explicites mais de schèmes essentiellement pratiques et implicites, «complexes», largement intuitifs, non formalisés et sans doute non formalisables. Scientifiquement, il n'y a pas d'explication sur ce que sont les compétences (rappelons que la compétence est comprise comme la capacité intuitive à mobiliser de façon adéquate de multiples savoirs et savoir-faire en fonction d'une situation inédite), comment elles fonctionnent ni comment elles sont acquises: l'examinateur juge les résultats l'élève a réussi ou non une tâche complexe en se basant essentiellement sur sa propre intuition de supposé expert dans le domaine.
Un troisième reproche [6] est que, dans la vie courante, nous devons faire face généralement à des situations stéréotypées et exceptionnellement à des situations inédites: dans ce cas, le rôle de l'école n'est-il pas d'abord de faire acquérir une série de procédures sans doute limitées à un domaine ou à une tâche relativement précise avant d'envisager des compétences beaucoup plus larges (mais aussi beaucoup plus vagues) pour faire face à des situations inattendues?
Enfin, certaines compétences apparaissent à l'analyse comme des artefacts ou des illusions théoriques: ainsi, «exercer son esprit critique», «savoir observer», «savoir distinguer l'essentiel de l'accessoire» et beaucoup d'autres formules employées dans les différents programmes sont sans doute bien trop vagues pour désigner de façon adéquate des procédures cognitives précises et réellement évaluables, même de façon indirecte: «par exemple, observer des expressions algébriques, observer les organes d'un insecte, observer les allers et venues d'un voisin, est-ce que cela engage les mêmes opérations mentales de "l'observateur"? Vouloir qu'à travers des activités si différentes, ce soit la même structure intellectuelle qui soit à l'œuvre, n'est-ce pas se laisser abuser par l'identité de mot?» [7]
Certains ne voient dès lors dans les «compétences» qu'une fausse nouveauté, sinon une mode [8], qui prétend apporter une réponse illusoire aux difficultés actuelles de l'école, en particulier au problème de motivation (ou de manque de motivation) des élèves: ce n'est pas parce qu'on demande à ces derniers d'affronter une «situation-problème» que cette situation aura réellement un sens pour eux, ni que le problème, aussi réaliste soit-il, leur paraîtra suffisamment pertinent ou intéressant pour susciter chez eux le désir de le résoudre
On ne prétendra évidemment pas ici ni légitimer la notion de compétence ni en ruiner définitivement les éventuels fondements théoriques De façon pratique, l'on constatera simplement que les enseignants sont aujourd'hui confrontés aux exigences des programmes officiels, et qu'ils doivent pouvoir montrer qu'ils se conforment à l'esprit sinon à la lettre de ces instructions.
Pour ceux qui souhaitent utiliser le cinéma dans leurs classes, il convient donc d'inscrire cette activité dans le cadre des compétences que les élèves sont censés acquérir au cours de leur cursus scolaire. Il y a bien entendu plusieurs manières de faire «entrer» le cinéma à l'école la vision de films mais également la réalisation de petits films ou encore la découverte de certaines réalités à travers le cinéma , et on limitera ici la réflexion à l'analyse de films qui est sans doute une activité relativement fréquente mais qui a aussi ses spécificités notamment par rapport à l'analyse littéraire des textes.
Dans cette perspective, le recours à la notion de compétences suppose que cette tâche ne se limite pas à l'étude d'un seul film fût-il un chef-d'œuvre mais qu'elle permette l'acquisition de techniques ou de procédures susceptibles de s'appliquer à d'autres films mais peut-être aussi d'autres productions audio-visuelles ou d'autres textes. Mais pour répondre à une telle exigence, il faut d'abord déterminer ce que l'on entend par «analyse de films» et quels sont les objectifs poursuivis et les méthodes utilisées par ceux que l'on peut considérer comme les «experts» [9] en la matière. Ce à quoi l'on va à présent s'attacher.
Sous la dénomination d'«analyse de films», on trouve sans doute des pratiques relativement différentes, sinon dans certains cas hétérogènes, qui vont de la critique subjective telle qu'on la trouve aujourd'hui sur les forums Internet consacrés au cinéma jusqu'à des études universitaires aux prétentions théoriques et scientifiques beaucoup plus élevées [10]. L'analyse universitaire peut alors apparaître comme un idéal à atteindre, mais la réflexion oblige à nuancer une telle affirmation: en effet, ce genre d'analyses ne repose pas sur une méthodologie unique ni sur des bases théoriques incontestables [11] et met en œuvre de multiples savoirs, de valeur inégale, qui, malgré les prétentions éventuellement affichées, ne forment pas d'ensemble cohérent et qui, d'un point de vue épistémologique, doivent être considérés comme partiels, hypothétiques et polémiques. Si des étudiants de niveau supérieur peuvent avoir la distance critique nécessaire par rapport à de tels savoirs l'université est le lieu où l'on est confronté au savoir en construction, nécessairement fragile, incertain et souvent contradictoire , la vulgarisation de ce genre d'analyses auprès d'adolescents risque bien de transformer en un exercice aussi dogmatique qu'arbitraire.
En outre, on peut se demander pourquoi il faudrait transposer à l'enseignement secondaire (sinon primaire) une méthodologie et un savoir destinés à des futurs professionnels ou spécialistes du cinéma: la sémiotique, la psychanalyse, la narratologie, l'iconologie (auxquelles recourent nombre de ces analyses) ont-elles réellement l'ambition de devenir le bagage commun de tous les futurs citoyens?
On adoptera donc ici une perspective plus large en essayant d'abord de déterminer quels sont les points communs entre toutes les espèces d'analyses de films [12], des plus simples aux plus savantes, puis quels sont les aspects qui paraissent les plus pertinents tant d'un point de vue théorique que pédagogique, et enfin quelles compétences doivent être acquises pour pratiquer ce genre d'analyses.
Examinons donc d'abord en quoi consiste une analyse de films.
Toute analyse suppose d'abord une part d'observation des différents éléments qui composent le film. Comme tout objet réel (par opposition à un objet de connaissance [13]), un film est cependant composé de multiples dimensions et peut être décrit de différents points de vue: dès lors, l'analyse filmique se justifie notamment par sa capacité à mettre en évidence ce qui distingue le film d'autres productions culturelles comme le théâtre ou le roman. On parle ainsi classiquement d'un «langage cinématographique» qui serait différent des autres langages, bien qu'un film comporte un grand nombre d'éléments ou d'aspects qui ne sont pas spécifiquement cinématographiques comme le récit ou les dialogues qu'on retrouve notamment dans les œuvres littéraires.
En second lieu, toute analyse comprend une part d'interprétation. Celle-ci peut porter sur des éléments aussi différents que les motivations des personnages, les intentions du cinéaste, la construction du film, son idéologie, son esthétique mais elle suppose nécessairement une (re)construction sur base d'indices filmiques et n'est donc pas donnée en tant que telle. Les procédures qui permettent de telles interprétations sont en général peu explicites, ce qui explique notamment les divergences d'interprétation entre analyses.
On remarquera immédiatement que l'interprétation d'un élément filmique peut se faire selon trois grands axes: tout élément peut ainsi être mis en relation soit avec d'autres éléments du film (ce que l'on appelle parfois le «co-texte», c'est-à-dire le reste du «texte» filmique), soit avec la figure de l'auteur du film (figure généralement absente mais dont les intentions, au sens le plus large[14], sont supposées expliquer l'élément en cause), soit enfin avec le spectateur [15] qui est censé percevoir certaines significations ou certains effets (notamment affectifs) dus à cet élément.
Trois exemples permettront d'illustrer simplement ces grands axes d'interprétation: ainsi, affirmer qu'une contre-plongée magnifie un personnage consiste à interpréter un élément formel (la contre-plongée) en fonction d'un autre élément, ici un personnage dont le film accentue ainsi la grandeur (sur un personnage grotesque, la contre-plongée soulignerait au contraire le ridicule et la suffisance); en revanche, l'analyse selon laquelle les faux raccords dans À bout de souffle sont un signe de la modernité de la mise en scène chez Godard est une interprétation basée sur les intentions supposées de l'auteur alors que, chez un cinéaste moins talentueux (ou moins «moderne»), ces caractéristiques seraient vues comme des maladresses ou des preuves d'amateurisme; enfin, dire que, dans les films d'horreur, le fait de maintenir la menace dans le hors-champ en se concentrant sur le visage apeuré de la victime accentue le sentiment de terreur implique évidemment une interprétation des sentiments éprouvés en principe par le spectateur (même si certains peuvent «ne pas jouer le jeu» et ricaner devant de tels effets). Bien entendu, la plupart des analyses mélangent le plus souvent ces différentes approches qui sont ici distinguées d'un point de vue théorique.
L'interprétation filmique cependant comporte une quatrième référence importante, à savoir la «réalité» représentée de façon directe ou indirecte (par la médiation de la fiction) par le film: le cinéma (contrairement par exemple à la peinture abstraite) est un art de la représentation, et l'analyse porte ainsi très fréquemment sur la validité vérité/fausseté, réalisme/mensonge, révélation inédite/vision conformiste des choses de cette représentation même lorsqu'elle se place d'un point de vue essentiellement artistique.
Enfin, outre une part d'observation et d'interprétation, l'analyse filmique comporte très généralement, une évaluation, c'est-à-dire un jugement de valeur, positif ou négatif, plus ou moins nuancé, sur le film en cause. L'observation et l'interprétation sont d'ailleurs souvent utilisées pour justifier ce jugement qui apparaît alors comme fondé objectivement (au moins à première vue). Si le jugement critique est positif, l'analyse vise alors à montrer l'originalité du film en cause, qui justifie que ce film et non un autre soit vu par les autres spectateurs. Alors que l'observation, comme on l'a dit, s'attache de préférence aux éléments proprement cinématographiques, l'évaluation va quant à elle porter sur la singularité qui distingue ce film du reste de la production cinématographique. Cette originalité n'est sans doute pas absolue (si l'on excepte les chefs d'œuvre du Septième Art) et résulte plutôt d'une combinaison singulière d'éléments qu'on peut retrouver dans d'autres réalisations, mais elle est suffisante pour justifier l'analyse de ce seul film et surtout le jugement porté sur lui (en revanche, l'analyse «théorique» du cinéma, du «langage» ou d'un genre cinématographiques comprend beaucoup plus rarement d'évaluation critique).
On pourrait penser que d'autres critères plus généraux, sinon universels, comme la «beauté», la richesse thématique, le «plaisir» du spectateur, la «profondeur humaine», la cohérence entre «le fond et la forme», le «réalisme» ou encore la pertinence du propos permettent de poser un jugement de goût sur un film (ou une œuvre d'art), et que même, dans certains cas, une certaine forme de classicisme (souvent évoqué à propos de réalisateurs comme John Ford ou Clint Eastwood) serait une qualité par opposition à la recherche forcenée de «l'originalité» (un reproche fréquent à l'art moderne) [16]. Néanmoins, l'analyse, même si elle recourt à de tels critères, va s'attacher à montrer comment le film en cause les met en œuvre de façon singulière ou quels sont les éléments filmiques concrets qui vont illustrer ou prouver la conformité à ces normes: l'on estimera un film remarquable précisément parce qu'il se distingue d'autres films qui relèvent pourtant d'une esthétique similaire (qu'elle soit «réaliste», «classique», «avant-gardiste» ou autre). Si, par exemple, l'on juge de façon positive qu'un film est «réaliste», on insistera non pas sur les traits qu'il partage avec d'autres films du même genre, mais au contraire sur les aspects nouveaux de la réalité mise en scène, sur le caractère inédit de cette représentation et sur la révélation que celle-ci constitue pour le spectateur.
Quelles sont alors les compétences nécessaires pour procéder à l'analyse d'un film? Comment peut-on définir ces compétences de façon relativement précise? Sont-elles propres à ce domaine l'analyse de films ou bien ont-elles une extension plus large? Est-il possible d'imaginer selon quelles voies elles sont acquises? Peut-on enfin déterminer des procédures d'évaluation de ces compétences éventuelles? Pour répondre à ces questions, on passera en revue les trois grandes composantes qu'on vient de distinguer dans l'analyse filmique, à savoir l'observation, l'interprétation et l'évaluation.
Un film est un objet complexe, non pas au sens où il serait difficile à comprendre (même si certains le sont) mais où il est composé de multiples dimensions: l'histoire racontée, les personnages, la bande-image, la bande-son (elle-même composée de dialogues, de bruits et de musique), chacune de ces dimensions pouvant elle-même être décomposée en multiples éléments. Ainsi, dans l'image, on peut reconnaître différentes couleurs, des jeux de lumière, des positions et des mouvements de caméra, mais également la représentation de multiples personnages, figures et objets appartenant à un monde qui mélange très généralement fiction et réalité.
De façon plus essentielle, on remarquera que l'image (mais également la bande-son) est essentiellement continue, contrairement au système de la langue qui utilise ce qu'on appelle en linguistique des éléments «discrets», c'est-à-dire discontinus (ainsi, on a soit le phonème /a/ soit le phonème /o/ qui permet de distinguer le mot 'par' du mot 'port' alors qu'une image en noir et blanc présentera par exemple une gamme continue de gris pour passer du blanc au noir). Alors qu'on peut dénombrer de façon précise le nombre de phrases, de mots ou de graphèmes dans un roman imprimé, la description d'une image est potentiellement infinie: chaque détail, chaque point, chaque nuance pourrait faire l'objet d'une observation plus poussée que la précédente
Cela implique donc que toute observation filmique implique une sélection de l'information, certains éléments étant perçus comme plus importants ou plus significatifs que d'autres: ainsi, de façon générale, les spectateurs accordent plus d'attention aux personnages, à leurs visages, à leurs gestes, qu'à leur habillement ou au décor où ils évoluent Il n'y a cependant pas de règles ou de codes qui permettent de déterminer a priori la pertinence des différents éléments filmiques: à la vision d'un film de science-fiction comme Blade Runner de Ridley Scott (1982) ou Metropolis de Fritz Lang (1927), beaucoup seront sensibles à l'histoire racontée mais également aux décors particulièrement originaux et spectaculaires (du moins pour l'époque). La pertinence du processus de sélection de l'information va donc dépendre du film en cause on n'observe pas la même chose dans un film «réaliste» ou de «science-fiction», dans une comédie ou dans un documentaire mais également des intérêts (au sens le plus large) des différents spectateurs: certains seront surtout sensibles à l'histoire racontée, d'autres à la vraisemblance générale, d'autres encore à l'esthétique filmique Un étudiant en art dramatique observera sans doute avec attention le jeu des acteurs alors qu'un musicien sera plutôt attentif à la bande-son et à l'emploi des musiques, et qu'un photographe appréciera les cadrages, l'utilisation de la lumière et des couleurs. Dans le cadre scolaire, un professeur d'histoire remarquera certainement des détails d'époque et des références au contexte qui échapperont à des spectateurs moins avertis, un enseignant de langue étrangère sera sensible aux expressions et aux accents régionaux ou locaux que ne remarquent pas nécessairement les cinéphiles, même amateurs de version originale, et un professeur de littérature écoutera sans doute avec attention les dialogues tout en repérant sans doute facilement les «ficelles» du scénario
Certains seront tentés néanmoins d'affirmer qu'il existe un point de vue légitime ou privilégié sur le cinéma et que celui-ci doit être analysé (et donc observé) d'abord comme une œuvre d'art [17] et même de façon plus spécifique comme une réalisation cinématographique qui utilise des moyens et des modes d'expression différents des autres arts. Ce point de vue (qui, dans l'absolu, n'est ni plus, ni moins légitime qu'un autre [18]) est évidemment partagé par les cinéphiles, les critiques et les professionnels du cinéma: tous ceux qui sont intéressés par le cinéma seront également attentifs à la manière de faire du cinéaste, au travail de mise en scène, aux procédés utilisés, à tous les éléments qui semblent propres au cinéma et qui participent sans doute au «plaisir» (au sens le plus large) qu'on peut éprouver face à certains films.
Peut-on alors déterminer ce qui serait spécifiquement cinématographique et qui mériterait de faire l'objet d'une observation particulière dans une perspective esthétique? Il faut immédiatement remarquer à ce propos qu'il n'y a pas de critère formel qui permettrait de définir la dimension proprement artistique du cinéma: comme on le sait, un film est toujours le fruit d'un travail collectif, d'une collaboration entre différents intervenants réalisateur, scénariste, acteurs, techniciens, producteurs , et ce n'est que de façon empirique que l'on peut déterminer la part qui revient aux uns ou aux autres. Ainsi, il y a eu de longues discussions, réflexions et parfois polémiques pour déterminer si l'auteur du film (au sens le plus fort du terme) était le scénariste ou le metteur en scène (cette appellation elle-même ne fait pas l'unanimité). Aujourd'hui, de façon générale, l'on considère que c'est bien le réalisateur qui est le responsable de la mise en forme artistique même s'il fait appel à différentes collaborations comme celle d'un scénariste: on estime ainsi que le même scénario peut être adapté de manière très différente selon le cinéaste qui imprime en définitive sa marque personnelle à sa réalisation.
Dans cette perspective, il faut donc avoir une connaissance minimale du processus empirique de réalisation pour prendre la mesure du travail spécifique du cinéaste: ainsi, on considère généralement que les cadrages, les positions et mouvements de caméra, la direction d'acteurs, l'utilisation de la lumière et des couleurs, le choix des décors et des costumes, le montage de l'image et du son, le recours à une musique d'accompagnement sont des traits spécifiquement cinématographiques. En revanche, les trucages sont rarement analysés comme des éléments artistiques parce qu'on estime qu'il s'agit essentiellement de procédés techniques entre les mains de spécialistes, même s'ils sont contrôlés au final par le réalisateur.
On comprend aussi pourquoi le scénario est alors considéré comme un objet ambigu, sinon comme un «mauvais objet» [19], parce que, même si le cinéaste se le «réapproprie» d'une manière ou d'une autre, il a néanmoins été, dans un certain nombre de cas, écrit et imaginé par quelqu'un d'autre qui peut en revendiquer les éventuelles qualités. Pour l'analyste de films, il est alors important de montrer que le cinéaste (surtout si l'on estime que c'est un artiste) ne s'est pas contenté d'illustrer «platement» ce scénario et qu'il l'a modifié, transformé grâce à son travail de mise en scène (cadrages, positions et mouvements de caméra, direction d'acteurs, etc.). Une analyse qui se contenterait d'étudier le scénario (surtout s'il n'a pas été imaginé et écrit par le cinéaste lui-même) risquerait ainsi d'être perçue comme exclusivement «littéraire» (ou «textuelle») et accusée de manquer ce qui est spécifiquement cinématographique (qui n'est pourtant pas une essence et qui résulte en réalité d'un processus historique et social de division du travail). Ainsi, si l'on se place dans une perspective artistique, l'observation d'un film devra être attentive à ces éléments «spécifiquement cinématographiques» qui sont listés en particulier dans les manuels d'analyse et dans les «grammaires du cinéma» [20]. Analyser un film (d'un point de vue esthétique) suppose donc que l'on maîtrise des notions comme l'échelle des plans (depuis le plan d'ensemble jusqu'au gros plan), les plongées ou contre-plongées, les travellings et panoramiques, la steadicam, la saturation des couleurs, la voix off, le montage alterné ou parallèle, l'utilisation du hors-champ, etc.
On remarquera cependant que, même en se limitant à ces différents éléments, l'observation est confrontée à un très grand nombre de traits et au problème de la sélection des caractéristiques pertinentes: il n'est pas possible d'observer tous les aspects de l'image et de la bande-son, et il faut opérer certains choix qui dépendront notamment du film en cause et de la «saillance» plus ou moins grande de ces éléments. Comme on l'a déjà signalé, l'observation des décors sera sans doute plus pertinente dans un film de science-fiction que dans un film «réaliste» (même s'il y a des exceptions notables), et l'utilisation de la lumière sera plus facilement analysée dans un film tourné en studio que dans un film recourant aux décors naturels, tandis que les qualités graphiques d'un dessin animé seront d'une tout autre nature que celles d'un film en prise de vue «réelle» en décors naturels
Puisqu'on ne peut pas tout observer, l'attention va se focaliser sur certains éléments qui sembleront plus particulièrement pertinents en fonction de certaines idées préconçues et d'une interprétation préalable du «style du film». Le risque est alors de négliger des éléments significatifs et d'adopter un point de vue unilatéral: la phase d'observation (même si la distinction entre les différentes «phases» d'observation, d'interprétation et d'appréciation est essentiellement méthodologique) doit donc être la plus ouverte possible et recueillir un maximum de traits et de détails, même s'ils peuvent paraître à première vue insignifiants. On peut ainsi conseiller aux spectateurs (jeunes ou moins jeunes) de prendre des notes au cours de la projection (avec un petit carnet sur lequel on gribouillera quelques mots, si nécessaire dans le noir) et de rassembler ensuite les différentes observations des uns et des autres pour obtenir ainsi une vue sinon complète (ce qui est impossible) du moins différenciée et multiple du film en cause.
Plusieurs remarques doivent cependant encore être faites à propos de cette phase d'observation. D'abord, certains traits filmiques sont difficiles à décrire parce qu'il n'existe pas (ou peu) de concepts ou de notions pour le faire. Ainsi, l'on ne dispose que d'un vocabulaire limité à base d'oppositions simples (intériorisé/expressif par exemple) concernant le jeu des acteurs dont tout le monde reconnaît pourtant l'importance artistique , leurs gestes, leurs attitudes, leurs expressions, leurs manières d'utiliser des objets ou des accessoires ou de se déplacer dans l'espace De même, le travail de mise en scène au sens étroit, c'est-à-dire le placement des acteurs les uns par rapport aux autres et par rapport à la caméra, leurs mouvements et leurs interactions, n'a pratiquement jamais fait l'objet d'une conceptualisation [21], alors que cela constitue une part essentielle du travail cinématographique comme le confirment de nombreux entretiens avec les réalisateurs [22]. Ainsi encore, l'écoute de la bande-son, même si notre attention est dirigée vers elle, est difficile à objectiver pour des non-spécialistes qui n'ont pas de connaissances en musicologie et qui ne disposent que d'un maigre vocabulaire pour distinguer les différentes sortes de bruits et de sons [23].
Par ailleurs, si l'observation dans le cadre d'une analyse esthétique doit prendre en compte les éléments «spécifiquement cinématographiques», elle ne saurait cependant pas s'y limiter et doit également considérer tous les autres éléments filmiques même s'ils ne relèvent pas directement de ce que l'on considère ordinairement comme «l'art cinématographique», qu'il s'agisse des dialogues, du récit, du propos idéologique, de la réalité représentée, etc. En effet, comme on l'a signalé, l'interprétation des éléments proprement cinématographiques qui auront été observés devra quant à elle les replacer dans l'ensemble du film (ce qu'on a appelé le co-texte) où ils vont trouver leur sens et leur pertinence: ainsi, étudier le découpage chez Hitchcock ou les mouvements de caméra n'aurait guère de sens si l'on ne tenait pas compte de la nature de ses intrigues policières, la «forme» et le «contenu» contribuant de manière conjointe sinon indissoluble à son art du «suspense». Dès que l'analyse passe à l'interprétation, elle fait un va-et-vient continuel entre les différentes dimensions du film, qu'il s'agisse de l'intrigue, des personnages, du propos de l'auteur, de l'ambiance ou des caractéristiques «spécifiquement cinématographiques».
Enfin, il faut reconnaître que l'observation des traits esthétiques d'un film (tels qu'ils sont généralement entendus) sera plus facile ou plus «riche» avec certains films notamment ceux qu'on peut qualifier de «formalistes» qu'avec d'autres. Ainsi, les manuels d'analyse filmique citent des exemples remarquables de mouvements de caméra (le travelling d'ouverture de la Soif du mal d'Orson Welles), de cadrages, de montage (l'ellipse temporelle dans 2001 l'Odyssée de l'espace de Stanley Kubrick) ou d'utilisation de la lumière (l'expressionnisme allemand, le film noir américain) à travers une série d'œuvres célèbres, mais de tels exemples peuvent sembler exceptionnels alors que l'observation des mêmes composantes filmiques dans d'autres réalisations ne repère que des procédés beaucoup plus banals et des effets peu significatifs.
En outre, la qualité de beaucoup de films ne semble pas dépendre du moins à première vue de tels procédés formels plus ou moins visibles (ou audibles) et spectaculaires. En particulier, les films que l'on qualifie généralement de «réalistes» (mais cela vaut aussi pour beaucoup de films «classiques») se signalent par un effacement (relatif sans doute) de la mise en scène ainsi que des interventions perceptibles de l'auteur du film: ainsi, l'observation des cadrages ou des mouvements de caméra chez Ken Loach ne révélera sans doute que peu d'effets remarquables et particulièrement originaux sans que l'on puisse prétendre que cela nuise à la réputation du réalisateur britannique.
Certains (notamment dans le champ universitaire) peuvent sans doute toujours «pousser» l'analyse suffisamment loin pour découvrir une pertinence à tous les traits formels observés, mais il faut reconnaître que la plupart des analyses (il suffit de lire une revue aussi célèbre que Les Cahiers du Cinéma pour s'en convaincre) soit décrivent et interprètent quelques éléments remarquables (une scène particulièrement significative) soit caractérisent l'esthétique filmique de manière beaucoup plus générale en se référant à des traits qui sont dispersés et relativement diffus tout au long du film. Dans ce cas (et c'est sans doute le plus fréquent), l'observation, plutôt que de partir de détails isolés, est en fait guidée par une hypothèse d'ensemble qui permet de sélectionner et de repérer quelques traits formels jugés pertinents. Mais comment s'élaborent alors de telles hypothèses d'interprétation et d'orientation de l'observation?
Le critique comme n'importe quel spectateur ne connaît pas précisément le film qu'il va voir, mais il a en revanche une connaissance plus ou moins approfondie du champ cinématographique, de ses différents genres, de ses différents auteurs, des différentes esthétiques (explicites ou implicites) qui y sont en concurrence. Tout ce savoir, très variable selon les individus, permet alors aux spectateurs (avertis ou non) d'appréhender le nouveau film et d'y repérer très rapidement des traits caractéristiques d'un genre, d'une esthétique, d'un auteur ou d'un groupe d'auteurs et donc de construire très rapidement au cours de la projection des guides d'observation.
Si un film est reconnu comme «réaliste», le spectateur va plutôt s'intéresser à la vraisemblance des personnages, des situations et des décors, à la finesse du jeu des acteurs, aux caractéristiques sociales des individus qui se révèlent notamment à travers des détails de costume, de gestes, d'attitudes ou d'accents L'hypothèse pourra d'ailleurs évoluer en cours de vision, et, si le réalisme est souvent synonyme de peinture sociale, il peut arriver que ce soit la dimension psychologique qui prime, visible à travers des expressions faciales, des non-dits, des silences, des gestes retenus, des hésitations ou des remords En revanche, dans un film policier ou un «thriller», notre attention se focalisera plutôt sur la manière de créer la tension, sur le rythme du récit, sur les éléments cachés de l'intrigue (par le hors-champ ou par des ficelles de scénario) Le cinéma «moderne», tel qu'il a été défini par Jacques Rivette à partir de Voyage en Italie de Roberto Rossellini (1954), se caractérise au contraire par le refus de la dramatisation, la subordination du sens des choses aux choses elles-mêmes (montrer sans vouloir démontrer), l'opacité du monde et des êtres, par une forme qui privilégie «la liberté, l'inquiétude, la recherche, la spontanéité»; et le spectateur sensible à ce cinéma appréciera l'indétermination des événements, l'attente «sans but» qui domine les personnages, la révélation inattendue qui rompt le cours normal des choses, mais aussi certaines caractéristiques stylistiques (faux raccords, mouvements de caméra hasardeux, dispositifs cinématographiques impersonnels pour laisser «advenir» la réalité sans intervention de l'auteur, hétérogénéité de la «forme» et du «fond») qui contribuent à cette indétermination apparente des événements ou qui l'organisent [24]. Ce type de films «modernes» suppose, on le voit bien, une véritable culture cinématographique qui n'est pas nécessairement partagée par tous les spectateurs (notamment les plus jeunes), ce qui peut expliquer des rejets et des incompréhensions à leur égard.
De façon générale, l'on comprend que les spectateurs ayant une connaissance variable du cinéma et de la diversité de ses réalisations recourront à des «guides» d'observation relativement sinon très différents les uns des autres. Bien entendu, de tels guides peuvent également rendre les spectateurs (même les plus avertis) «aveugles» à certaines nouveautés, et le risque est qu'ils retrouvent dans l'œuvre inédite seulement ce qu'ils connaissent déjà. Néanmoins, ces «guides», qui ne doivent pas être compris comme des règles ou des normes, sont sans aucun doute des outils indispensables pour définir la pertinence [25] des traits ou éléments à observer: dans cette perspective, l'enseignant ou l'animateur peut notamment donner des consignes d'observation aux spectateurs en fonction de l'analyse qu'il a pu faire comme spectateur averti ou compétent ou que la critique lui a éventuellement suggérée. On voit qu'une telle compétence «observer ce qui est cinématographiquement pertinent» ne s'acquiert que par la familiarisation progressive avec un grand nombre de réalisations de styles différents qu'il ne s'agit pas de ramener à quelques grands «genres» [26] mais dont il faut avoir une connaissance concrète et pratique (on peut lire une définition du «réalisme» au cinéma, mais celle-ci ne remplacera jamais la vision d'un film de ce genre et surtout de plusieurs d'entre eux). Ainsi, seule l'expérience permet d'affirmer qu'il est sans doute plus pertinent, avec des adolescents qui ne se destinent pas aux métiers du cinéma, d'observer chez un cinéaste comme Pialat la dynamique des relations entre personnages (à travers les gestes, les paroles, les non-dits) que l'utilisation de la lumière (utilisée essentiellement de façon réaliste) ou les cadrages (souvent approximatifs), alors que ceux-ci se révéleront beaucoup plus significatifs dans un film comme le Mystère de la chambre jaune de Bruno Podalydès, même pour des non-spécialistes, et que la lumière est utilisée de manière particulièrement originale et visible dans de nombreux films de David Lynch comme Lost Highway [27].
L'observation dans une perspective d'analyse filmique ne peut donc pas se ramener à quelques principes simples ou élémentaires (comme «observer les cadrages» ou le «comment c'est fait?») et est confrontée au problème difficile de la pertinence des choix qu'elle doit nécessairement opérer (puisqu'on ne peut pas «tout» observer). Cette pertinence, qu'on ne peut pas définir de façon absolue, dépendra d'abord du film analysé mais aussi des dispositions culturelles (et plus spécifiquement cinématographiques) des différents spectateurs ainsi que des objectifs poursuivis (si l'on s'adresse par exemple à des futurs techniciens du cinéma ou au contraire à de simples amateurs).
On a vu que l'interprétation des différents éléments filmiques observés peut se faire selon trois grands axes, soit en relation avec d'autres éléments du film (le «co-texte»), soit en se référant aux intentions supposées de l'auteur du film, soit enfin en postulant un effet sur le spectateur (réel ou «idéal») du film. Elle pose également très souvent la question de la validité de la représentation de la «réalité» par le film, qui constitue ainsi un quatrième axe de référence.
Si l'on se place cependant dans une perspective esthétique, l'interprétation devra privilégier le point de vue de l'auteur du film qui, comme artiste, est responsable de tous les choix de réalisation: comme on l'a vu, même si d'autres collaborateurs acteurs, techniciens, scénaristes sont intervenus de manière décisive dans la conception et l'élaboration de nombreux éléments filmiques, et même si le hasard a pu lui aussi avoir sa part dans certains détails (parfois importants), on doit considérer que tous ces éléments relèvent en définitive de la responsabilité du réalisateur. Il se peut également que les motivations du cinéaste n'aient jamais pris la forme d'intentions explicites, claires et conscientes, et il est même certain que beaucoup de choix de mise en scène ont été effectués de façon pratique, dans l'urgence, avec un minimum de réflexion, sur base d'intuitions plus ou moins confuses, d'impressions largement impensées et d'expériences antérieures intériorisées et devenues pratiquement inconscientes: un cinéaste devine où placer au mieux la caméra sans devoir s'expliquer longuement avec son cadreur, il sent également dans quelle prise les acteurs ont été les meilleurs sans qu'il soit capable de préciser quels sont les gestes, les intonations ou les attitudes exactes qui justifient son choix, et la plupart de ses décisions se prennent vraisemblablement ainsi dans un mélange d'intuition, de précipitation, de concertation avec des collaborateurs et de réflexion plus ou moins approfondie Enfin, certains réalisateurs de films sont doubles comme les célèbres frères Jean-Pierre et Luc Dardenne
Néanmoins, si l'on considère un film comme une œuvre d'art, celle-ci ne saurait être interprétée comme une réalisation totalement inconsciente, hasardeuse ou mécanique (comme le serait un enregistrement réalisé par une caméra de surveillance), et l'on doit supposer qu'elle résulte d'un ensemble de choix esthétiques qu'il est possible de reconstituer à travers (essentiellement) le film lui-même et qui seront compris en termes d'intentionnalité et même plus précisément d'intentionnalité artistique. Encore une fois, on ne peut pas confondre simplement «l'auteur» avec la personne du cinéaste (même si l'on ne peut pas non plus totalement les distinguer), mais il faut nécessairement postuler que le film est une œuvre humaine dont nous pouvons comprendre, reconstituer et partager les motivations ou les intentions (au sens le plus large du terme).
Ainsi, si l'on interprète un élément filmique en fonction de l'effet qu'il est supposé produire sur le spectateur, on suppose également qu'il a été sinon voulu du moins pressenti comme tel par l'auteur du film (par exemple lors de la phase de montage). Ainsi encore, si l'on met en relation un élément avec d'autres éléments du film (avec le «co-texte»), cette mise en relation, pour qu'elle soit perçue comme significative, devra être en dernière instance attribuée à l'auteur du film qui a voulu suggérer de façon plus ou moins explicite une telle interprétation. Lorsque l'on souligne par exemple la valeur dramatique [28] des éclairages contrastés des films noirs américains qui contribuent à l'atmosphère «sombre» des intrigues et des personnages, il est évident que ces choix de lumière ne peuvent être attribués qu'à une instance extérieure au monde de la fiction, autrement dit à l'auteur du film, quel qu'il soit dans les faits; les personnages en revanche sont censés, quant à eux, ne pas être conscients d'évoluer sous un éclairage «dramatique» [29]
De façon plus générale d'ailleurs, la grande majorité des analyses esthétiques supposent que l'œuvre d'art présente une cohérence générale entre le fond et la forme et qu'elle n'est pas composée de «morceaux» disparates et hétérogènes, mais cette cohérence, qui n'est évidemment pas un effet du hasard, doit nécessairement résulter de l'intervention humaine de l'artiste qui, par un travail de nature intentionnelle (ou au moins partiellement intentionnelle), donnera ou essaiera de donner une unité et un sens à l'objet créé (c'est évidemment pourquoi on parle d'un auteur comme responsable du film, même si celui-ci résulte pratiquement toujours d'un travail de collaboration).
Si l'observation porte sur des éléments plus ou moins localisés, sur des détails plus ou moins importants, il serait faux cependant de croire que l'interprétation opère de façon «ascendante» à partir de la signification de ces éléments «de base» pour parvenir au sens d'ensemble du film, un peu comme un maçon construirait un mur en assemblant des briques Les analyses, telles qu'on peut en lire dans les revues spécialisées, se situent d'emblée au niveau supérieur et proposent une interprétation générale qui va alors être «soutenue» par une série d'exemples concrets séquences, images, caractéristiques de mise en scène, morceaux d'intrigues ou de dialogues, caractéristiques des personnages mais dont on devine qu'elle n'en est pas directement issue. Autrement dit, l'interprétation s'interroge immédiatement sur le propos du film, sur l'intention générale de l'auteur, sur un dessein qui se manifeste aussi bien au niveau d'ensemble que des détails du film, et elle «travaille» d'emblée à partir de cette hypothèse qu'elle va chercher à confirmer (ou plus rarement à infirmer).
Une telle hypothèse concernera notamment le «genre» dont relève le film et qui va orienter la compréhension de ses différents éléments (intrigue, personnages mais aussi style de la mise en scène): ainsi, dès qu'un film est reconnu comme «réaliste», l'interprète va porter son attention préférentiellement sur des éléments comme la vraisemblance des personnages ou la description du milieu social environnant, tout en étant attentif à certains aspects formels comme le refus de l'esthétisation de l'image [30]. Les «genres» n'existent cependant pas en soi et sont des constructions socioculturelles qui évoluent au cours du temps en se complexifiant ou en se diversifiant, et, si l'on reconnaît une telle réalisation comme un film «noir», cela signifiera qu'on est plutôt attentif aux qualités d'atmosphère et à une vision pessimiste de l'humanité, alors que le genre policier sera plutôt perçu comme privilégiant les éléments d'intrigue et d'action, et qu'un «thriller», comme son nom l'indique, travaille essentiellement sur la peur et la tension chez le spectateur. Le genre, dans certains cas, se réduit à n'être qu'une espèce de «famille» comme quand on considère par exemple toutes les réalisations d'un même cinéaste: tout cinéphile va comparer la nouvelle production d'un auteur à son œuvre antérieure (si elle existe), car cela lui permet de reconnaître d'emblée des thématiques ou des manières de faire significatives. Bien entendu, il ne s'agit pas de réduire le film à n'être que l'illustration de son genre ou de sa «famille», mais de mesurer précisément sa nouveauté par rapport au contexte où il vient ainsi prendre place. Le «genre» n'est qu'un guide pour élaborer une hypothèse générale d'interprétation qui va évidemment se nuancer en fonction de la spécificité du film envisagé.
On remarquera que l'analyse filmique, en se situant ainsi au niveau global, ne fait pas de distinction entre la «forme» et le «contenu», entre les aspects qui seraient «proprement cinématographiques» et ceux qui ne le seraient pas. À ce niveau, l'auteur du film est censé être le responsable («en dernière instance») de toutes les dimensions du film (mise en scène mais également scénario et aspects techniques) qu'il organise de manière cohérente de façon à servir son «propos» personnel. Loin de se focaliser sur les seuls aspects formels ou de mise en scène, la plupart des analyses prennent d'abord en compte l'histoire racontée, les personnages et leurs différents rapports, les thématiques illustrées directement ou indirectement, le sens (humain, moral, politique, éthique, social, psychologique) de la réalité représentée, même si certains éléments de «langage» cinématographique sont également évoqués.
Mais sur quelles procédures l'analyste s'appuie-t-il pour construire ses hypothèses d'interprétation? Il faut immédiatement remarquer à ce propos qu'il n'existe pas de «codes» cinématographiques ou, si l'on veut, de procédures d'interprétation qui seraient propres au cinéma. Les stratégies mises en œuvre par toutes les analyses filmiques sont d'abord et avant tout celles du sens commun. Ainsi, pour reprendre un exemple célèbre, quand André Bazin affirme que l'utilisation du grand angle chez Orson Welles et le recours au plan-séquence obligent le spectateur à «faire usage de sa liberté et de son intelligence» [31], il établit en fait une analogie que tout le monde perçoit et comprend facilement, entre la liberté du regard (qui peut se promener dans la profondeur de champ) et la liberté mentale du spectateur qui serait ainsi respectée par le cinéaste (même si ces deux sens du mot «liberté» ne sont pas formellement identiques). Cela ne signifie pas que les interprétations proposées ne sont pas dans certains cas très complexes, car elles peuvent résulter de processus d'inférences relativement longs et élaborés, même si chacune de ces inférences repose en définitive sur le sens commun.
On voit donc qu'il existe une différence importante entre le niveau d'observation et celui de l'interprétation filmiques: l'observation va porter notamment (mais pas uniquement) sur des traits qui sont proprement cinématographiques (comme les mouvements de caméra), mais l'interprétation de ces éléments se fera selon des processus qui sont essentiellement ceux du sens commun. Ainsi, des interprétations comme celles qui affirment que le gros plan «intensifie» l'émotion ou que l'utilisation du zoom avant «connote l'inaccessibilité de l'objet» (car ce procédé «creuse l'écart entre la proximité optique de l'objet et sa place réelle») [32] ou encore que des panoramiques circulaires suggèrent l'ivresse ou le vertige de danseurs [33], reposent en fait sur des «mécanismes» de psychologie élémentaire qui n'ont rien de spécifiquement cinématographiques. Et des analyses beaucoup plus fines peuvent mettre en évidence des caractéristiques filmiques qui semblent uniquement «formelles» (par exemple des contrastes dans le montage, des oppositions entre le champ et le hors-champ, la construction de l'espace narratif [34]), mais la valeur même attribuée à ces traits (contraste, opposition, rupture, originalité, inversion) est supposée être perçue (ou au moins perceptible) par n'importe quel spectateur et surtout par le lecteur (spécialiste ou non) de ces analyses qui s'appuient ainsi sur des processus perceptuels et/ou cognitifs supposés universels.
Certaines études recourent cependant à certains savoirs spécialisés (essentiellement la philosophie, la psychanalyse et à une époque la sémiotique) qui peuvent par ailleurs rendre leur lecture particulièrement ardue (mais aussi problématique dans la mesure où ces domaines du savoir sont relativement fragiles et contestables). Mais ces lectures «savantes» ne recourent pas non plus à des procédures spécifiquement cinématographiques et s'appuient en fait sur l'autorité (reconnue ou non) de ces savoirs de référence. En outre, elles sont souvent tentées par la recherche d'une interprétation originale en rupture avec le sens commun: l'analyste (notamment lorsqu'il est universitaire), pris dans une logique de «distinction» intellectuelle, voudra montrer qu'il a «vu» dans le film autre chose que le spectateur «moyen», qu'il y a «perçu» une cohérence cachée, une «structure» sous-jacente, restée inaperçue du public profane. Mais de telles interprétations, voulant rompre avec le sens commun, ont un faible pouvoir de conviction (en dehors de l'autorité de leurs références savantes), car, pas plus que le «sens commun», elles ne peuvent s'appuyer sur des procédures régulières et vérifiables [35], et laissent une grande part à l'intuition de leurs auteurs, partagée ou non par les lecteurs
Le seul critère largement admis par tous est alors celui de la cohérence nécessaire de l'analyse, cohérence qui est censée correspondre à celle de l'œuvre filmique, effet, comme on l'a dit de l'intentionnalité artistique. Mais les autres critères sont beaucoup plus intuitifs [36], et les analyses sont construites essentiellement en fonction d'une vraisemblance générale (notamment de nature psychologique lorsqu'on juge des effets que le film est censé produire sur le spectateur), du sens commun (pour estimer par exemple l'importance des différentes caractéristiques esthétiques), de la connaissance empirique du processus de réalisation cinématographique (qui permet de comprendre qu'un plan séquence comme celui de l'ouverture de la Soif du mal est un exploit technique) comme de l'histoire esthétique du cinéma (indispensable pour comprendre par exemple la nouveauté d'un film comme les 400 Coups de François Truffaut).
On soulignera encore que l'interprétation filmique ne se limite pas aux éléments spécifiquement cinématographiques et qu'elle porte très généralement sur toutes les dimensions du film, esthétiques mais aussi thématiques, sur les personnages, l'intrigue, les intentions supposées de l'auteur, l'ambiance, l'atmosphère, les réalités évoquées, la philosophie implicite, l'importance des décors, la géographie des lieux La plupart des analyses, même dans des revues spécialisées comme les Cahiers du Cinéma, sont en fait très peu «formalistes» et accordent une grande importance à l'aspect psychologique [37], au propos du réalisateur, au sens supposé du récit, aux relations entre les personnages ou à des caractéristiques esthétiques générales même si des exemples concrets de mise en scène sont cités pour appuyer l'interprétation d'ensemble.
Une telle «compétence» interprétative, on le voit, peut difficilement s'acquérir de façon explicite (ce qui est sans doute l'illusion des manuels d'analyse filmique) et se construit sans doute par une familiarisation avec la diversité des réalisations cinématographiques ainsi qu'avec les analyses et critiques existantes (qui sont d'ailleurs loin de former un paysage homogène). Dans un cadre scolaire, on peut néanmoins donner des exemples d'interprétation en attirant l'attention des jeunes spectateurs sur le caractère nécessairement hypothétique de ces analyses: alors que l'observation porte sur des éléments qui doivent être reconnus par tous (même si cela peut nécessiter une seconde vision), l'interprétation construit quant à elle des relations de sens qui ne sont pas explicitées en tant que telles dans le film et qui comportent donc nécessairement une part d'hypothèse. L'ensemble des interprétations filmiques forme ainsi un éventail depuis les plus vraisemblables (celles qui s'appuient sur le sens commun et qui seront acceptées par la plupart des spectateurs) jusqu'aux plus fragiles et les plus élaborées, souvent perçues alors comme des «surinterprétations» (qui ne sont pas nécessairement fausses mais qui n'ont que leur force de conviction pour susciter l'éventuelle adhésion d'autres personnes [38]). Ainsi, il sera toujours intéressant de confronter l'effet supposé par l'analyste sur le «spectateur» avec les réactions effectives des spectateurs réels.
Dans tous les cas, il conviendra de reconnaître le caractère nécessairement hypothétique des interprétations proposées par les uns ou les autres [39].
La majorité des analyses filmiques comportent une appréciation explicite ou implicite, positive ou négative. Comme on l'a signalé, ce jugement doit d'abord prendre en considération la singularité de l'œuvre considérée, même si l'analyse recourt par ailleurs à d'autres critères d'évaluation (comme le «réalisme», «l'effet spectaculaire» ou la «beauté formelle»). L'appréciation de cette originalité filmique suppose cependant une connaissance plus ou moins approfondie de l'histoire ou du paysage cinématographique: là où certains parleront de la nouveauté de tel film, d'autres pourront citer des réalisations antérieures, sans doute méconnues, mais qui ont (ou auraient) déjà témoigné de la même inventivité (thématique ou formelle); et, si les uns se contenteront d'analyser la nouvelle réalisation d'un cinéaste connu, d'autres remonteront à l'ensemble de sa filmographie pour mieux mesurer le caractère inédit de ce nouvel opus; enfin, alors que des critiques jugeront de façon générale de certaines productions relevant de genres spécialisés (dessins animés, films d'animation, cinéma fantastique, série B), d'autres témoigneront d'une connaissance approfondie de certains de ces domaines, amenant alors des jugements plus nuancés et parfois plus critiques. Ainsi, l'exercice d'analyse avec de jeunes spectateurs peut révéler certaines naïvetés dans l'appréciation lorsqu'elle témoigne d'un manque évident de culture cinématographique.
Une autre faiblesse facilement remarquée (par exemple sur les sites Internet) consiste à porter des jugements absolus sur certains éléments sans développement argumentatif: l'on affirmera par exemple de façon sommaire que tel acteur «joue mal», que tel film est «bien filmé» ou «remarquablement cadré», ou bien que telle intrigue est «peu crédible et mal ficelée», ou encore que l'ensemble du film est «profondément ennuyeux» ou au contraire «réellement palpitant», mais de telles opinions, aussi légitimes soient-elles, ne relèvent pas réellement de l'analyse si elles ne s'appuient pas sur des éléments concrets et argumentés. Toute analyse véritable suppose la prise en compte, comme on l'a dit, des intentions de l'auteur du film, de son «projet créatif» qui doit être reconstruit par l'interprétation comme donnant son sens au film effectivement réalisé; et c'est par rapport à ce projet créatif que l'on peut juger si le film est réussi ou non, s'il a tenu ou non ses «promesses».
Enfin, une erreur «épistémologique» pratiquement générale résulte du déni de la dimension subjective de l'appréciation esthétique: celle-ci implique en effet toujours un certain nombre de choix subjectifs (et donc arbitraires), que ce soit au niveau des éléments observés et appréciés l'un sera surtout sensible aux performances des acteurs ou aux techniques de montage, l'autre à la qualité de l'intrigue ou à la vraisemblance psychologique des personnages ou bien à celui des critères ou des échelles de valeur utilisés l'un jugera que c'est l'originalité esthétique qui importe, un autre la dimension spectaculaire, et un troisième le réalisme . Ces choix, s'ils sont en partie légitimes, sont trop souvent présentés comme universels ou objectifs alors qu'ils reposent sur des préférences personnelles qui ne sont pas nécessairement partagées par tous. L'appréciation esthétique est toujours une relation entre un objet (dont les caractéristiques jugées pertinentes sont mises en évidence) et un sujet dont les dispositions acquises au cours de la formation et de l'éducation restent quant à elles largement implicites et masquent ainsi leur arbitraire [40].
Est-il possible que des adolescents, qui ne se destinent pas a priori à devenir des spécialistes du cinéma, puissent acquérir d'une manière ou d'une autre les compétences nécessaires pour procéder à une analyse filmique pertinente?C'est peu vraisemblable même si certains plus doués, plus cultivés, plus curieux ou mieux formés y parviennent dans le cadre scolaire ou ailleurs: on a suffisamment souligné le caractère intuitif, faiblement formalisé, implicite et pour une part arbitraire des procédures à maîtriser. On remarquera d'ailleurs que l'analyse dont on a seulement détaillé les étapes réflexives comprend également une phase de rédaction et d'écriture qui peut présenter de grandes difficultés pour certains élèves. Faut-il alors renoncer à toute analyse filmique dans l'enseignement secondaire (et a fortiori) primaire et abandonner cet exercice aux étudiants du supérieur? Sans doute non. Ce type de compétences, on l'a souligné, s'acquiert progressivement par une lente familiarisation et par une imprégnation graduelle et partiellement implicite. L'enseignant ou l'animateur (pour autant qu'il pense lui-même être compétent en la matière) peut bien entendu à l'occasion d'une projection donner des exemples d'analyse, suggérer des guides d'interprétation, attirer l'attention des jeunes spectateurs sur des éléments filmiques qu'ils auraient négligés, proposer des critères d'appréciation plus nuancés ou différents de ceux qu'utilisent spontanément les adolescents, confronter également les opinions des uns et des autres pour faire percevoir la diversité des points de vue que l'on peut adopter sur un film [41]. Discussions, réflexions individuelles ou en petit groupe, consignes d'observation données avant la projection, lecture de l'une ou l'autre critique sont des méthodes qui devraient permettre une première sensibilisation à cet exercice même s'il n'est pas raisonnable sans doute de faire acquérir une telle compétence au terme de l'enseignement secondaire ni surtout de procéder à son éventuelle évaluation
On peut cependant craindre une illusion inverse chez les élèves, qui consisterait à croire qu'ils sont capables de faire une critique de film et que leur avis a autant de pertinence et de validité que celui d'un critique professionnel ou d'un analyste renommé. Bien entendu, de façon abstraite, dans nos sociétés démocratiques, toutes les opinions sont légitimes et équivalentes, et je peux détester le film encensé par Positif ou les Cahiers du Cinéma Mais l'analyse ne consiste pas à imposer un avis critique mais à argumenter par un travail de description, d'interprétation et finalement de jugement sur le cinéma. Dans une telle perspective, la distinction entre les trois niveaux de la description, de l'interprétation et du jugement nous paraît essentielle et représente même une compétence transversale qui devrait être acquise à la fin du secondaire. En effet, cette distinction se retrouve pratiquement dans l'ensemble du champ des «sciences humaines», qu'il s'agisse de l'analyse de textes (littéraires, filmiques ou autres), de la sociologie, de la psychologie ou de l'économie, ou encore de l'histoire. Rappelons d'abord les traits qui justifient cette distinction.
La distinction proposée est de nature méthodologique et ne doit pas être considérée comme absolue. Un trait, un élément, un «objet» peut ainsi passer d'un niveau à l'autre selon l'argumentation ou le raisonnement où il apparaît: un document daté d'une époque sera considéré comme un fait d'observation sauf si une interprétation nouvelle révèle qu'il s'agissait en réalité d'un faux; mais dans ce cas, cette interprétation devra s'appuyer sur d'autres éléments observables comme certaines caractéristiques du document. Dans le domaine cinématographique par exemple, André Bazin a interprété l'utilisation de la profondeur de champ chez Welles comme un indice probant de réalisme jusqu'à ce que des analyses plus poussées révèlent que certains des plans en question résultaient en fait de trucages: ce qui apparaissait d'abord comme un fait facilement observable (la profondeur de champ) impliquait à présent une interprétation du processus de création de l'image (le trucage).
Lorsqu'on lit une analyse ou une critique, ces trois niveaux sont largement confondus, certains concepts pouvant même être vus comme relevant à la fois de l'interprétation et du jugement de valeur [43]: ainsi, quand André Bazin définit le cinéma d'Orson Welles comme «réaliste», cette caractérisation lui permet d'interpréter un grand nombre de traits filmiques (l'emploi du grand angle, la préférence donnée à la profondeur de champ, la prédilection pour le plan-séquence), mais elle implique également une évaluation positive de ce cinéma.
On voit néanmoins facilement la pertinence de cette distinction pour des adolescents confrontés quotidiennement à des «textes» (écrits, oraux ou audiovisuels) qui confondent ces différentes dimensions, donnant comme certitudes des interprétations largement hypothétiques, sélectionnant les faits observés pour soutenir leurs opinions, masquant également l'arbitraire de leurs jugements. Si l'esprit «critique» doit être un objectif poursuivi par l'école, cette distinction, qui peut sembler élémentaire, en est sans doute la première étape.
On terminera à ce propos en soulignant qu'il s'agit bien là d'une compétence (qu'on peut qualifier de transversale) et non pas d'une simple distinction conceptuelle, car elle implique une véritable mise en pratique face à un grand nombre de situations différentes (une analyse politique est évidemment d'une autre nature qu'une analyse filmique ou qu'un récit historique). Cette compétence trouvera à s'exercer aussi bien face à des objets «étrangers» (par exemple, une critique de cinéma lue dans une revue) que par rapport à ses propres réflexions (par exemple dans un débat après la vision d'un film).
1. D'après P. Gillet, Construire la formation. Outils pour les enseignants et les formateurs. Paris, ESF, 1991, cité par Marcel Crahay, «Dangers, incertitudes et incomplétude de la logique de la compétence en éducation», dans Cahiers du Service de Pédagogie expérimentale, Université de Liège, 21-22/2005, p. 5-40.
2. Philippe Perrenoud, «Compétences, habitus et savoirs professionnels» dans European Journal of Teacher Education, 1994, Vol. 17, n°1/2, pp. 45-48.
3. http://www.cafepedagogique.net/
4. «Dans une approche par compétences, il est nécessaire de confronter les élèves à des tâches complexes, c'est-à-dire à des tâches qui demandent de choisir et combiner plusieurs procédures et pas une seule» écrit Vincent Carette («L'approche par compétences», dans XYZep, Numéro 34, Mai 2009).
5. Les situations nouvelles sont supposées appartenir à «la même famille», mais on voit que l'imprécision du terme laisse une marge d'appréciation particulièrement importante à l'évaluateur et place donc l'apprenant dans une grande situation d'incertitude: ainsi, un élève qui sera supposé, à un moment donné, maîtriser la compétence «donner du sens à ce qu'il lit», découvrira le trimestre suivant que ce n'est plus le cas parce qu'il aura été confronté à un texte trop difficile pour lui. À ce moment, que recouvre cette supposée «compétence», parfois acquise, parfois non acquise?
6. formulé notamment par Marcel Crahay, loc.cit.
7. Bernard Rey, «Compétences scolaires: mode d'emploi» dans Cahiers du Service de Pédagogie expérimentale, Université de Liège, 21-22/2005, p. 71.
8. Francis Tilman, «La pédagogie des compétences fait-elle apprendre? De l'illusion à l'intoxication» dans Cahiers du Service de Pédagogie expérimentale, Université de Liège, 21-22/2005, p. 85-101.
9. Beaucoup de savoirs et de savoir-faire ne sont pas suffisamment formalisés pour qu'on puisse se passer de l'avis d'experts dans l'évaluation des compétences ou seulement des performances des apprenants. Si dans certains domaines, on peut imaginer recourir par exemple à des QCM (questionnaires à choix multiples) standardisés, dans beaucoup d'autres, le recours à l'avis d'experts (dans les faits, il s'agit le plus souvent des enseignants eux-mêmes) reste incontournable: actuellement (et ce sera sans doute encore longtemps le cas), aucun ordinateur n'est capable de juger de la qualité d'une dissertation, d'une synthèse de textes ou d'une analyse de film.
10. Citons notamment comme ouvrages de référence Jacques Aumont & Michel Marie, L'analyse des films, Paris, Nathan, 1999 et Laurent Jullier, L'analyse de séquences, Paris, Armand Colin, 2006.
11. On se reportera notamment aux réflexions que l'équipe d'Écran large sur tableau noir a publiées sur le site web des Grignoux ainsi qu'à la première partie du dossier consacré au film Toto le héros (Michel Condé, Toto le héros. Un film de Jaco Van Dormael, Liège, Les Grignoux, 1992: «Première partie: Comprendre un film», p. 7-34).
12. On ne fera donc pas de distinction ici entre l'analyse universitaire des films, plus «scientifique», plus «neutre», plus «argumentée», et la critique, plus «subjective», plus «impressionniste», plus «engagée» (cf. Jacqueline Nacache, «Trois principes d'analyse, ou les précautions inutiles» dans Jacqueline Nacache (sous la direction de) L'analyse de film en question, Paris, L'Harmattan, 2006, p.153-159).
13. Un objet de connaissance scientifique comme le triangle en géométrie ou l'atome en physique est défini de façon univoque par le domaine scientifique dont il relève, alors qu'un objet réel relève de l'observation commune et peut donc être étudié de multiples façons: le néophyte ne peut rien dire d'une particule comme le boson de Higgs alors que chacun peut avoir une opinion sur un film, un soleil couchant ou un fait divers. En dehors de ces exemples contrastés, il faut remarquer cependant que beaucoup d'«objets» sont à la fois «réels» et «scientifiques» (ou «théoriques»): ainsi, la «société» est comprise de multiples façons par la plupart d'entre nous, mais a en principe une définition beaucoup plus précise dans un champ comme celui de la sociologie.
14. Ainsi, une lecture «sociologique» d'un film «expliquera» certains éléments filmiques par des faits sociaux en supposant cependant que son auteur a été l'agent conscient ou inconscient de traduction de ces faits dans le film. Beaucoup de théoriciens font par ailleurs la distinction entre l'auteur comme figure filmique (dont les intentions sont reconstruites à partir des indices filmiques) et l'auteur comme personne réelle, qui peut par exemple donner des interviews et exprimer des opinions qu'on ne retrouve pas explicitement dans son film. Cette distinction est certainement pertinente, même s'il est sans doute excessif de prétendre, comme l'a fait Marcel Proust dans son pamphlet Contre Sainte-Beuve, qu'il s'agit là de deux instances entièrement différentes. Mais déterminer la «zone de recouvrement» entre ces deux instances implique une recherche historique et une analyse filmique particulièrement fines. Dans le cas du cinéma par exemple, il n'est pas du tout évident de déterminer ce qui relève du travail du cinéaste, du scénariste, du producteur, des acteurs ou encore des techniciens, même si l'on considère généralement que le réalisateur est en dernière instance le véritable auteur, c'est-à-dire le responsable des différents choix filmiques.
15. Comme pour l'auteur, on distingue souvent entre les spectateurs réels dont les réactions peuvent être extrêmement diverses et le spectateur impliqué par le film, c'est-à-dire un spectateur plus ou moins idéal qui est censé réagir «normalement» aux «injonctions» filmiques. Cette figure abstraite, construite à partir d'indices présents dans le film lui-même, reste hypothétique et dépend en fait très largement des analystes et de leurs présupposés. On remarquera cependant que cette construction n'est pas uniquement le fait de théoriciens «en chambre» (même si c'est souvent le cas), et peut avoir lieu dans la vie courante: ainsi, si j'affirme que «ce film ou ce cinéaste nous prend pour des cons», les «cons» renvoient non pas aux spectateurs réels (puisque moi-même notamment, je ne me considère pas comme tel) mais à un public abstrait qui serait visé par un film ou un cinéaste passablement hypocrite (puisque se croyant supérieur à ce public traité de façon méprisante).
16. À l'époque classique, le respect des «règles» (supposées avoir été édictées par les Anciens) a été ainsi avancé comme critère de jugement de la Poésie sans souci d'une quelconque originalité qui ne sera reprise comme valeur artistique qu'avec le romantisme.
17. C'est la position défendue notamment par Alain Bergala dans son ouvrage L'hypothèse cinéma: petit traité de transmission du cinéma à l'école et ailleurs, Paris, Cahiers du Cinéma, 2002 (rééd.: 2006).
18. C'est également le point de vue que l'on adoptera ici. Toute situation pédagogique implique certains choix qui sont sans doute partiellement fondés mais qui impliquent également une part d'arbitraire: on peut supposer qu'un professeur de littérature aime la littérature et que cet amour est une des raisons, au-delà des instructions officielles, qui le pousse à l'enseigner aux adolescents. Mais il ne faut pas, à notre estime, méconnaître ou nier cette part d'arbitraire, ni prétendre que le point de vue adopté est en soi meilleur ou plus pertinent qu'un autre. Comme le remarque par ailleurs Yann Daré, «le cinéma n'est pas un art par essence, parce qu'il n'y a pas d'art par essence. Il n'a été rattaché à la catégorie "art" qu'assez récemment, au prix de luttes sociales dans lesquelles les historiens du cinéma se sont fortement impliqués. Le cinéma comme art n'est qu'une des définitions du cinéma, et le caractère dominant qu'elle a pris, notamment dans l'enseignement, ne doit pas faire oublier que le cinéma a connu et connaît encore d'autres définitions.» (Yann Darré, Histoire sociale du cinéma français. Paris, La Découverte, 2000, p.5)
19. selon l'expression de Francis Vanoye, Scénarios modèles, modèles de scénario, Paris, Nathan, 1991, p. 12-13.
20. Citons entre autres l'ouvrage classique de Marcel Martin, Le langage cinématographique. Paris, Cerf, 1985 (4e édition) ou celui de Jacques Aumont & Michel Marie, L'analyse des films, Paris, Nathan, 1989, ou encore de Laurent Jullier, L'analyse de séquences, Paris, Armand Colin, 2006.
21. Cette dimension est par exemple complètement absente des ouvrages de Jacques Aumont et Michel Marie sur L'analyse des films ou de Laurent Jullier sur L'analyse de séquences, déjà cités.
22. Parmi beaucoup d'autres, on peut citer les entretiens de Claude Chabrol avec François Guérif, Comment faire un film, Paris, Rivages Poche, 2004. On trouvera un exemple d'une analyse de la mise en scène d'une séquence de Million Dollar Baby de Clint Eastwood (et plus particulièrement de la position des acteurs par rapport au décor) sur le site des Grignoux.
23. En ce domaine, on peut cependant se reporter aux nombreux ouvrages de Michel Chion, entre autres L'audio-Vision: Son et image au cinéma, Paris Armand Colin, 2005 (2e éd.).
24. Une courte présentation de cette conception du cinéma «moderne» se trouve dans notre ouvrage Comment parler d'un film? Liège, Les Grignoux, 2010, p.47-57.
25. Encore une fois, cette pertinence ne peut pas être définie de façon absolue et est variable d'un point de vue historique, culturel et social.
26. La notion de «genre», très répandue dans les programmes scolaires, peut être une impasse si on la conçoit comme une étiquette ou une définition formelle. Elle est cependant indispensable pour toute connaissance historique et concrète du cinéma (ou de l'art en général): si, comme d'autres l'ont montré, il est bien difficile de définir de façon abstraite et formelle la «Nouvelle Vague», ou de trouver d'éventuelles points communs entre toutes ses réalisations, la connaissance de ce contexte (cinématographique mais aussi historique) est indispensable pour comprendre les enjeux et les propos de ces différents films, même si par ailleurs ceux-ci ne se réduisent pas non plus à ce contexte.
27. On trouvera des exemples de tels guides d'observation sur le site web des Grignoux pour les films: Million Dollar Baby, Le Mystère de la chambre jaune ou Rosetta
28. L'interprétation est tellement évidente et spontanée qu'on la remarque à peine, mais il faut bien constater que la relation entre le contraste de l'image et l'atmosphère «dramatique» du film est effectivement de nature interprétative et est donc partiellement arbitraire (quelqu'un pourrait prétendre par exemple qu'il s'agit d'une forme de maniérisme et que l'effet dramatique est en fait très faible sinon nul).
29. Il faut toujours distinguer entre deux niveaux d'interprétation, celui des personnages de la fiction et celui de l'auteur: ainsi, l'habillement d'un personnage peut s'expliquer soit selon la logique des événements mis en scène (le personnage a mis un imper parce qu'il pleut), soit selon la logique de la création artistique (le réalisateur a choisi un climat pluvieux pour donner un caractère dramatique à l'atmosphère ou parce qu'il aime le style de ce genre de vêtements). Certains éléments filmiques, par exemple les cadrages ou les musiques d'accompagnement (que les personnages sont censés ne pas entendre), ne peuvent en revanche s'interpréter qu'en prenant en considération le point de vue de l'auteur, responsable de ces choix esthétiques.
30. En se basant sur la typologie textuelle proposée par Jean-Michel Adam dans Les Textes: types et prototypes (Pairs, Nathan, 1992), on a suggéré une méthode d'analyse des films basée sur la «dominance» de l'une ou l'autre forme de séquence, narrative, descriptive, explicative, argumentative ou dialogale. Ainsi, à la vision d'un film, on peut se demander si son «propos» essentiel consiste d'abord à raconter une histoire (s'il s'agit donc d'une narration) ou au contraire à décrire une réalité mal connue (dans le cas d'une fiction, on considérera qu'il s'agit dans ce cas plutôt d'un film «réaliste», donc d'une description), ou bien à expliquer les tenants et les aboutissants de la situation représentée (on se trouve dans le domaine de l'explication psychologique ou sociologique), ou à porter un jugement politique, moral, philosophique sur ces événements (le film s'apparentant alors à une forme d'argumentation), ou enfin à mettre en scène un dialogue entre différents protagonistes en favorisant ainsi l'expression de points de vue contrastés (Michel Condé, Comprendre le sens d'un film. À propos de six films récents. Liège, Les Grignoux, 1995). Bien entendu, aucun film ne se réduit à un seul de ces aspects, et tous combinent différentes «formes textuelles», mais ces «prototypes» évidemment sommaires permettent immédiatement de se situer au niveau «supérieur», global du film.
31. André Bazin, Orson Welles, Paris, Ramsay (Poche cinéma), 1986, p.69.
32. Laurent Jullier, L'analyse de séquences, p. 119.
33. Marcel Martin, Le Langage cinématographique, p. 57.
34. Jacques Aumont, Michel Marie, L'analyse des films, p. 130-139.
35. «I simply suggest that film interpretations do not conform to the "testing" model. Unlike a scientific experiment, no interpretation can fail to confirm the theory, at least in the hands of the practiced critic. Criticism uses ordinary (that is, nonformalized) language, encourages metaphorical and punning redescription, emphasizes rhetorical appeals, and refuses to set definite bounds on relevant data all that in the name of novelty and imaginative insight. These protocols give the critic enough leeway to claim any master theory as proven by the case at hand» (David Bordwell, Making Meaning, Harvard University Press, 1989, p. 4).
36. La cohérence elle-même reste une notion très intuitive, et aucune analyse n'a jamais été prise en défaut par rapport à ce critère fort lâche
37. En France, la «psychologie» a mauvaise réputation depuis le discrédit attaché au «roman psychologique» de Paul Bourget. Mais ce déni (au profit souvent de la psychanalyse) ne saurait masquer le fait que toutes les analyses procèdent (même si c'est de façon voilée et implicite) à ce genre d'interprétations (qu'elles concernent les personnages ou l'auteur du film).
38. Encore une fois, il n'y a pas de règles ni de normes universellement admises en matière d'interprétation filmique (ou textuelle). Si les analyses proposées sont généralement argumentées, il faut néanmoins reconnaître qu'elles reposent souvent sur la seule conviction de leurs auteurs, que certaines peuvent apparaître comme de la «surinterprétation», et que très peu s'imposent des épreuves de vérification empirique (comme le cinéaste est censé ne pas savoir ce qu'il fait, et que l'on estime que les spectateurs réels sont des mauvais «regardeurs», cela laisse toute liberté à l'analyste pour mener ses interprétations comme il l'entend). Répétons donc encore une fois qu'il ne s'agit pas de rejeter toute interprétation (car, face à un film, nous sommes nécessairement amenés à interpréter de façon plus ou moins approfondie ses différents éléments) mais seulement de mesurer autant que faire se peut le caractère plus ou moins hypothétique des interprétations proposées.
39. Comme l'analyse filmique est un exercice difficile, on comprend que beaucoup d'auteurs rechignent à questionner la validité de leurs interprétations et qu'ils cherchent surtout à défendre l'originalité et «l'évidence» de leurs trouvailles sans trop s'interroger sur les procédures effectives qui leur ont permis d'arriver à ces conclusions.
40. Cf. Michel Condé, «La relation esthétique ou le goût des autres» dans Comment parler d'un film, Liège, Les Grignoux, 2010, p. 62-66.
41. Les dossiers pédagogiques réalisés par les Grignoux (sauf quelques-uns relativement anciens) proposent ainsi des pistes d'analyse qui sont accessibles à des adolescents, tout en étant suffisamment pertinentes (du moins on l'espère) pour retenir leur attention.
42. Il s'agit bien d'une interprétation et pas seulement d'une observation car elle implique la mise en relation (hypothétique) d'un exemplaire le film en cause avec une famille les films «classiques» , cette appartenance pouvant être contestée par certains. L'observation portera elle sur les traits filmiques censés prouver ce «classicisme».
43. Le philosophe Hilary Putnam (Fait/Valeur : la fin d'un dogme et autres essais, Paris, Éditions de l'Éclat, 2004, éd. or. 2002) parle à ce propos de «concepts éthiques épais» (thick ethical concepts), c'est-à-dire de concepts qui ont une composante à la fois descriptive et prescriptive : ainsi, traiter quelqu'un de «cruel» induit une description mais également une condamnation morale de son comportement. Putnam remarque cependant qu'il est presque impossible de distinguer ces deux composantes : ainsi, la description «faire souffrir» ne peut pas être considérée indépendamment de l'évaluation, car il y a des circonstances où «faire souffrir» n'est pas de la cruauté (par exemple pour un chirurgien opérant avant le règne de l'anesthésie). Si les analyses de Putnam sont encore discutées aujourd'hui, elles soulignent cependant le passage facile et presque instantané que nous opérons dans la conversation courante entre la description et l'évaluation : dans une situation d'analyse de films, il convient donc d'être attentif à de tels passages en demandant notamment aux participants de clarifier, dans la mesure du possible, la portée de leurs propos et en particulier ce sur quoi se fondent leurs jugements de valeur (implicites ou explicites).