Extrait du dossier pédagogique
réalisé par les Grignoux et consacré au film
Slumdog Millionaire
de Danny Boyle
Grande-Bretagne, 2008, 2h00
Le dossier pédagogique dont on trouvera un extrait ci-dessous s'adresse aux enseignants du secondaire qui verront le film Slumdog Millionaire avec leurs élèves (entre onze et dix-huit ans ans environ). Il contient plusieurs animations qui pourront être rapidement mises en œuvre en classe après la vision du film.
Slumdog Millionaire comporte des aspects fortement réalistes comme la description de la vie dans un bidonville ou l'exploitation d'enfants mendiants par des malfaiteurs, mais l'ensemble du film se présente aussi comme un conte merveilleux qui voit réussir Jamal, venu du plus misérable des bidonvilles, là où tout le monde échoue. Ce double aspect explique que beaucoup de critiques évoquent à ce propos les romans de Dickens (comme Oliver Twist) ou l'influence du cinéma de «Bollywood» souvent mélodramatique.
Il est donc intéressant de revenir avec les spectateurs (notamment les plus jeunes) sur leur perception du caractère plus ou moins «réaliste»[1] de ce film. Pour éviter des jugements trop sommaires, l'on propose de leur soumettre une série d'éléments du film sur lesquels ils seront invités à donner une appréciation quant à leur aspect plus ou moins réaliste. Après dépouillement des questionnaires, on reviendra avec les participants sur les éléments qui ont suscité les réactions les plus contrastées: chacun pourra alors expliquer les raisons de son appréciation.
Enfin, l'on pourra soumettre aux participants le texte repris dans l'encadré ci-dessous qui propose une analyse d'ensemble de la question du réalisme de Slumdog Millionaire. Il s'agit bien sûr d'une interprétation argumentée mais qui ne prétend pas clore la discussion à ce propos: chacun pourra réagir à ce texte dans un sens ou dans un autre.
1. La notion de réalisme dans le champ littéraire et artistique reste un objet de discussions sans fin. Si, d'un côté, la théorie de l'art comme «reflet» du réel semble naïve (notamment lorsqu'il s'agit de fictions), de l'autre, il paraît impossible de nier le caractère «réaliste» de certaines œuvres même s'il n'existe pas d'échelle de mesure d'un tel réalisme. Par ailleurs, l'appréciation du caractère réaliste d'une oeuvre est sans doute pour une large part une affaire de conventions, et nous jugeons comme telles les œuvres qui répondent essentiellement à nos propres normes de vraisemblance. L'animation proposée ici ne vise donc pas à déterminer de manière «objective» le degré de réalisme de Slumdog Millionaire mais plutôt à questionner nos propres normes de vraisemblance.
Votre avis à propos de Slumdog MillionaireSlumdog Millionaire raconte une histoire exceptionnelle, celle d'un jeune homme sorti des bidonvilles qui parvient à la dernière étape du jeu «Qui veut gagner des millions?». Mais une telle histoire est-elle possible ou vraisemblable? Voici donc une série d'éléments du film sur lesquels vous pouvez donner un avis, plus ou moins nuancé, sur son degré de réalisme.
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Slumdog Millionaire, une fiction qui balance entre réalisme et clichésVue d'ensemble / vue de détailPour chaque réponse donnée au jeu «Qui veut gagner des millions?», Jamal donne au policier une explication qui prise isolément est vraisemblable, mais c'est par le plus grand des hasards qu'il parvient à donner toutes les bonnes réponses! Est-ce totalement invraisemblable? Non sans doute, puisque plus d'une centaine de personnes ont déjà gagné ce jeu dont trois en Inde semble-t-il. Néanmoins, il s'agit là d'un parcours exceptionnel, improbable et qu'on ne peut pas considérer comme représentatif d'un grand nombre de personnes. Par ailleurs, lorsqu'on considère les grandes étapes de la vie de Jamal, on remarque de la même façon que chaque événement pris isolément est sans doute vraisemblable mais que l'ensemble est quant à lui hautement improbable. Ainsi, il est vrai que des émeutes anti-musulmanes ont secoué Bombay et fait de nombreuses victimes, comme il est vrai que beaucoup de malfaiteurs exploitent des enfants mendiants. Mais il est plus rare qu'un même enfant puisse ainsi être deux fois la victime de telles malfaisances. Des procédés de dramatisationEn outre, dans le cas des exploiteurs d'enfants, on remarque le caractère particulièrement odieux de leurs gestes puisqu'ils vont jusqu'à aveugler des enfants innocents pour les rendre plus pitoyables: sans nier que de telles pratiques criminelles soient possibles, elles doivent cependant rester relativement rares sinon exceptionnelles. L'accumulation de malheurs extrêmes, qui n'est pas impossible mais peu vraisemblable, traduit certainement ce qu'on peut appeler une volonté de dramatisation, qui consiste précisément à privilégier des situations exceptionnelles, des événements forts et rares. La dramatisation vise le plus souvent à provoquer une forme de compassion, mais elle peut également chercher à nous faire rire: c'est le cas par exemple de l'épisode où le petit Jamal plonge tout entier dans un bassin d'excréments. Il y a évidemment ici une forme d'exagération qui vise à nous faire rire (ou au moins sourire). À l'inverse, la mort suicidaire de Salim donne à la fin du film une dimension presque tragique et redouble ainsi ce qu'on peut appeler le sommet dramatique du film (son «climax» en anglais), à savoir la victoire de Jamal au jeu télévisé. Il faut également considérer avec un peu d'esprit critique les tortures auxquelles le pauvre Jamal est soumis par la police. Il est indéniable que la police indienne est fréquemment accusée par des organisations de défense des droits humains comme Amnesty International de brutalité et dans certains cas de torture. Néanmoins, il paraît fort invraisemblable qu'un policier suspende au plafond et torture quelqu'un à l'électricité sur le simple soupçon qu'il a triché à un jeu télévisuel: la torture existe, mais elle est un moyen de dernier recours face notamment à ce qui est perçu comme des faits graves et menaçants (l'exemple type est ici le terrorisme qui entraîne effectivement les pires dérives policières), et, dans un État de droit comme l'Inde (même si la situation n'est évidemment pas parfaite), aucun policier ne recourrait à de tels moyens pour un délit aussi léger. Le recours aux clichésCette dramatisation forcée fonctionne cependant (c'est-à-dire que nous y croyons facilement) parce qu'elle repose sur des évidences largement répandues dans l'opinion publique occidentale ce qu'on peut appeler des clichés : ainsi, de nombreux reportages mais également des rapports tout à fait sérieux comme ceux d'Amnesty International ont révélé les mauvais traitements, les violences et dans certains cas les tortures dans de nombreux pays d'Asie, d'Afrique ou d'Amérique latine. Mais, si ces rapports sont précis et détaillés, l'image que nous en gardons est souvent confuse et sommaire, et nous sommes prêts à croire que dans tous les pays du Tiers Monde règne un arbitraire policier total et général. Le regard critique se transforme alors en simple cliché. On soulignera d'ailleurs à ce propos que le film Slumdog Millionaire a été réalisé par un cinéaste britannique Danny Boyle avec des fonds essentiellement américains et britanniques: il vise donc en priorité un public occidental (européen et nord-américain). Ainsi, l'image qu'il donne de l'Inde correspond très largement à celle qui est véhiculée dans les médias occidentaux sur ce pays: longtemps considérée comme un pays d'une extrême pauvreté (sous le régime colonial britannique, le pays a notamment été frappé par de terribles famines dans la deuxième moitié du 19e siècle), l'Inde s'est fait remarquer depuis une dizaine d'années par une croissance spectaculaire notamment dans le domaine des nouvelles technologies (informatique, industrie pharmaceutique, biotechnologie) grâce à des pôles de développement à Mumbai, Bangalore ou Hyderâbâd. C'est cette image que répercute le film Slumdog Millionaire en montrant d'abord deux enfants des bidonvilles puis quelques années plus tard les profondes transformations qui affectent en particulier le paysage urbain de Mumbai où se mêlent démolitions et constructions gigantesques. Mais l'image reste sommaire, et il est bien difficile de se faire à travers le film une idée précise de ces transformations: Slumdog Millionaire n'a évidemment pas l'ambition d'être un documentaire mais une fiction qui s'appuie sur des images aujourd'hui largement répandues sur l'Inde. Dans certains cas, on peut même parler de clichés touristiques comme l'utilisation des décors du Taj Mahal ou de la gare terminale de Mumbai. Cette dernière édifiée par les Britanniques dans un style gothique anglais est un bâtiment connu de la ville, même si le choix de ce lieu de rendez-vous par Jamal peut paraître vraisemblable. En revanche, il est vraiment improbable qu'en montant au hasard et clandestinement sur un train puis en s'en faisant jeter de façon tout aussi impromptue, les deux enfants se retrouvent précisément dans ce qui est sans doute le monument le plus célèbre de l'Inde à l'étranger, le Taj Mahal. Nous sommes là dans un décor de carte postale, même si le film nous montre également la misère environnante qui en forme le triste envers. De la même manière, les malfaiteurs et gangsters présents dans Slumdog Millionaire n'ont rien de très original: ici, Danny Boyle ne recourt plus aux clichés sur l'Inde mais plutôt à toutes les images de gangsters popularisés par le cinéma, qu'il soit indien, américain, chinois ou japonais. Ce sont des hommes cruels, arrogants, sans scrupules, abusant de femmes soumises et terrorisant leur entourage. Sans être invraisemblables, de tels personnages sont néanmoins relativement convenus (ou clichés). Les amateurs de la version originale remarqueront également que les personnages s'expriment très fréquemment en anglais, par exemple quand Jamal retrouve Latika dans la maison du chef de gang Javed: or, si l'anglais est effectivement une langue officielle de l'Inde, ce n'est pas la langue maternelle des deux personnages qui, en ce moment de retrouvailles et d'émotion, n'ont pas de raison d'utiliser une langue qui pour eux est seconde. Mais l'on voit bien que des raisons commerciales de vente sur les marchés américain et britannique ont justifié un emploi intensif de l'anglais dans cette histoire indienne. Des liens manquantsÀ ce propos, on peut d'ailleurs s'étonner que Jamal parle si facilement l'anglais mais aussi qu'il soit capable de lire! En effet, quand a-t-il eu l'occasion de faire de tels apprentissages? Au Taj Mahal, il a effectivement l'occasion de rencontrer des touristes étrangers, mais l'apprentissage de l'anglais dans de telles circonstances semble relever du miracle. Quant à l'apprentissage de la lecture et de l'écriture, on ne voit pas, en dehors d'un court passage à l'école au début du film, quand cet orphelin devenu gamin des rues a eu l'occasion de le faire. Dans la même perspective, on peut s'interroger sur la facilité avec laquelle Jamal et son frère parviennent à échapper à leur condition misérable alors que des milliers d'autres enfants sont condamnés quant à eux à rester toute leur vie dans la rue Même si sa réussite n'est pas spectaculaire il sert à boire dans un call center on n'a aucune explication sur une ascension sociale qui est (ou serait) remarquable vu sa situation de départ. Cette réussite relève un peu du miracle comme ce revolver que sort Salim au bon moment: quand l'a-t-il acheté? avec quel argent? dans quelles conditions? Rien de tout cela ne nous sera expliqué sans doute parce que cela risquerait d'être un peu trop invraisemblable. À d'autres moments cependant, le film met en évidence les liens qui unissent des événements éloignés: par exemple, c'est son travail au «call center» qui va permettre à Jamal de retrouver la trace sinon de Latika du moins de son frère dont il découvre le numéro de téléphone au milieu d'une dizaine d'autres; c'est également un collègue qui lui indiquera à quel moment exact il faut téléphoner pour accéder au central du jeu «Voulez-vous gagner des millions?» (on remarquera que, sur le moment même , il ne se sert pas de cette information mais la donne simplement à un autre opérateur intéressé par le jeu; ce n'est que lorsqu'il aura perdu Latika pour la deuxième fois qu'il utilisera à son profit cette information). D'autres liens sont également fortement soulignés comme cette allusion aux Trois Mousquetaires qui revient au moins trois fois dans le film (à l'école / quand Jamal et Salim recueillent Latika / quand Jamal fait avec la petite Latika des projets d'avenir) ou les paroles très fortes de Salim qui expliquent que Jamal ait retenu la marque de son revolver («The man with the Colt 45 says "Shut up!"»). Dans ces différents exemples cependant, on peut parler d'une vraisemblance de détail par opposition à la vraisemblance générale de l'histoire de Jamal: le film nous donne beaucoup d'explications sur des éléments de l'intrigue comment Jamal sait ce que le Dieu Rama tient à la main droite mais néglige plus volontiers de rendre compte du parcours d'ensemble de son héros. Un dernier exemple permet d'éclairer ce point. Le film nous montre Jamal et Salim arrivant dans ce lieu presque magique qu'est le Taj Mahal: là, les touristes doivent se déchausser pour pénétrer dans cet endroit prestigieux, ce dont profitent les enfants pour les voler et les revendre un peu plus tard. L'affaire se répète ensuite et devient un véritable commerce. Mais un peu de réflexion suffit à comprendre l'invraisemblance de ces vols répétés: les touristes obligés de repartir pieds nus iraient évidemment se plaindre rapidement auprès des responsables de ce lieu touristique qui prendraient ensuite des consignes élémentaires de sécurité (consignes, gardes, etc.) Un conte expliciteDanny Boyle est-il un naïf qui croit qu'un enfant des bidonvilles peut devenir une star dans son pays, ou bien un roublard qui essaie de le faire croire à de naïfs spectateurs? Sans doute pas, car il nous livre de nombreux indices qui nous permettent de comprendre que ce film, qui a une dimension réaliste, est aussi un conte pour grandes personnes: c'est là le sens manifeste de la dernière séquence où l'on voit Jamal et Latika danser avec tous les voyageurs présents sur les quais de la gare. Il s'agit d'une référence à la tradition de la comédie musicale, qu'elle soit de tradition indienne ou hollywoodienne, qui nous signale que nous sommes dans un univers imaginaire, presque féerique, que nous ne pouvons pas prendre pour le monde réel. Tout le parcours de Jamal dans le jeu «Qui veut gagner des millions?» s'inscrit dans la même logique d'une fiction qui vise d'abord la satisfaction du spectateur: d'un côté, le film nous explique en détail comment Jamal a pu répondre à toutes ces questions en ne laissant qu'une place minime au hasard (à la dernière question), de l'autre, l'ensemble du parcours même après explications reste hautement improbable, et seul le destin, une chance exceptionnelle «c'était écrit» conclut le film permet d'en rendre compte. D'autres détails comme l'arrivée des deux enfants au Taj Mahal confirment cette interprétation: après leur chute du train, en découvrant le somptueux bâtiment, Jamal demande ainsi à son frère s'ils sont au paradis, ce qui est une façon sans doute ironique pour le réalisateur de souligner le caractère invraisemblable de cette coïncidence (ils chutent juste au bon endroit!). L'échange avec le portier de la villa de Latika est également très ironique puisque Jamal affirme qu'il est «la machine à laver» attendue: si l'astuce est assez crédible, on peut aussi y voir facilement un décalque du fameux «Sésame, ouvre-toi» et autres formules magiques des contes de fées. Enfin, l'allusion répétée aux Trois Mousquetaires signale également que cette histoire relève plus de l'imagination que de la réalité. Ainsi, l'on doit sans doute considérer Slumdog Millionaire d'abord comme un conte avec des accents réalistes (les bidonvilles existent en Inde et ailleurs, et les enfants des rues se comptent par milliers sinon par millions de par le monde), jouant constamment entre le vraisemblable et l'invraisemblable, recourant à de nombreux clichés plus qu'à une description minutieuse et complète de la réalité, porteur enfin d'une intention généreuse puisqu'il transforme en héros un personnage représentant les plus pauvres et les plus méprisés de la société indienne. |