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Extrait du dossier pédagogique
réalisé par les Grignoux et consacré au film
Le Silence de Lorna
de Jean-Pierre et Luc Dardenne
Belgique, 2008, 1h45

Le dossier pédagogique dont on trouvera un extrait ci-dessous s'adresse aux enseignants du secondaire qui verront le film Le Silence de Lorna avec leurs élèves (à partir de quatorze ans environ). Il contient plusieurs animations qui pourront être rapidement mises en œuvre en classe après la vision du film.

Peut-on juger un film?

Si l'école est un lieu de transmission de savoirs, elle est aussi indissolublement celui d'une transmission de valeurs, valeurs éthiques mais également philosophiques, politiques, sociales ou esthétiques, que cette transmission soit explicitement revendiquée comme une des missions de l'institution ou qu'elle s'opère de façon beaucoup plus silencieuse par une incorporation progressive de normes de jugement et de comportement. Aujourd'hui cependant, l'école est sans doute moins sûre de son rôle d'éducation en matière de goût et de croyances et se retrouve confrontée à de multiples «concurrents», notamment médiatiques, dans la transmission de certaines valeurs aux enfants et aux adolescents. Alors qu'une certaine forme de dogmatisme a permis par exemple de déterminer au 19e siècle les «grands auteurs» de la littérature française, on constate à présent que règne dans le domaine esthétique un relativisme plus ou moins accentué et général: il semble difficile sinon impossible de demander aux élèves d'admirer certaines œuvres artistiques (qu'il s'agisse de peinture, de littérature ou de cinéma) ou de critiquer certains de leurs goûts spontanés en matière de loisirs culturels.

Ce relativisme n'est pas propre à l'école et est certainement un des effets de la diffusion croissante dans la société des valeurs de liberté (et en particulier de la liberté d'opinion) et d'égalité qui impliquent le rejet de toute autorité dogmatique dont la légitimité n'aurait pas été reconnue par l'individu. Or les jugements de valeur, notamment esthétique, comprennent une part d'évaluation irréductiblement subjective. Dès lors, au nom de quoi l'école pourrait-elle imposer des choix en un domaine comme l'art[1] ou le cinéma qui ne semble concerner en définitive que les préférences individuelles (selon le dicton qui affirme que les goûts et les couleurs ne se discutent pas)?

Le débat n'est pas propre à l'école et a fait l'objet de nombreuses réflexions et prises de position philosophiques qu'il n'est pas possible d'évoquer ici[2]. D'un point de vue pédagogique cependant, il paraît difficile sinon impossible d'opter pour un relativisme absolu, à moins de renoncer à toute ambition éducative: si tout se vaut, pourquoi en effet enseigner certaines matières qui paraissent rébarbatives aux élèves ou analyser des œuvres littéraires ou artistiques qui ne seront sans doute appréciées que par une partie sinon une minorité d'entre eux?

Sans masquer la part d'arbitraire qui est à la base de toute pratique pédagogique, il est possible néanmoins — et nécessaire — de défendre certains choix en matière culturelle tout en permettant aux élèves de participer à un dialogue démocratique à leur propos: on avancera ici l'idée qu'un des rôles de l'école est précisément de permettre une telle confrontation des opinions pour amener les jeunes spectateurs à dépasser leurs certitudes spontanées. Un tel dialogue démocratique ne vise pas à modifier les opinions des uns ou des autres, ni à imposer des jugements de valeur, mais seulement à opérer un travail d'explicitation de ces jugements, alors que d'autres instances, notamment médiatiques, opèrent quant à elles de façon beaucoup plus «silencieuse» par des choix qui influent quotidiennement sur l'opinion publique. On essaiera ici de tracer quelques pistes pour une telle réflexion qu'on centrera plus particulièrement sur les réalisations cinématographiques.

Relativisme et hiérarchie de valeurs

Tout jugement de valeur — moral ou esthétique — implique un choix subjectif et comporte donc une part d'arbitraire. Si, au nom du principe démocratique, l'on peut admettre une grande diversité d'opinions, il faut cependant reconnaître certaines limites à la liberté individuelle en ce domaine. Comment accepter par exemple des propos racistes, haineux ou manifestement faux? Si la question d'une interdiction légale de tels propos peut prêter à discussion (on sait que les pays européens n'ont pas la même politique en la matière que les États-Unis par exemple), aucun démocrate convaincu n'admettra que le racisme constitue «une opinion comme une autre» qui ne devrait pas être combattue notamment par des arguments raisonnés.

Autrement dit, à moins de renoncer à toute action pratique, nous hiérarchisons nos principes d'évaluation et nous reconnaissons que certaines valeurs sont supérieures à d'autres: ainsi, la liberté de croyance n'implique pas que nous mettions sur le même pied la vérité (ou ce que nous considérons comme telle) et des propositions manifestement fausses, erronées ou non fondées. L'épistémologie moderne a bien montré que la démarche scientifique elle-même repose sur des décisions en partie arbitraires (comme le fait de se soumettre à l'expérimentation ou à l'exigence de la preuve)[3], mais il est impossible de renoncer à de tels choix à moins d'abandonner toute prétention à la rationalité (ce que d'aucuns peuvent d'ailleurs faire en croyant par exemple à des phénomènes «paranormaux» ou à l'astrologie). Le respect de la vérité objective constitue ainsi une exigence supérieure qui sera certainement reconnue comme telle par la majorité des enseignants, même si cette vérité n'est pas simplement donnée (comme un fait objectif) et implique en général un travail de construction ou d'interprétation (comme on le voit bien dans l'analyse de faits scientifiques).

L'appréciation artistique ou cinématographique procède également à de telles hiérarchisations entre différents principes esthétiques: ainsi, l'on reconnaît souvent qu'un film ou un roman abordant des thématiques «sérieuses» ou «importantes» a plus de valeur qu'une œuvre visant uniquement à la distraction du spectateur comme une comédie burlesque, même si une telle hiérarchie connaît de nombreuses exceptions depuis Molière jusqu'à Charles Chaplin et Jacques Tati. Certains peuvent sans doute préférer des films d'action spectaculaires au Silence de Lorna, mais l'on doit reconnaître que le film des Dardenne aborde des questions importantes comme le prix de la vie d'un homme comme Claudy que certains sont prêts à sacrifier pour se faire «une place au soleil» sous prétexte que «ce n'est qu'un camé».

Interprétation et appréciation

L'appréciation filmique passe cependant, comme on le voit à propos du Silence de Lorna, par une interprétation préalable du film ou de certains de ses éléments: en effet, un film (comme d'ailleurs un roman ou un poème) est un objet relativement complexe, qui nécessite de la part des spectateurs un travail d'interprétation plus ou moins important. Or, s'il y a interprétation, il peut y avoir des divergences d'interprétation qui peuvent déboucher sur des jugements de valeur opposés. Cela implique aussi que nous pouvons contester certains de ces jugements de valeur (positifs ou négatifs) s'ils s'appuient sur des arguments manifestement faux. Si, en matière «de goûts et de couleurs», les préférences semblent immédiatement subjectives[4], l'appréciation des œuvres d'art— objets culturels hautement élaborés — ne se limite jamais à une simple contemplation et implique presque toujours des processus d'interprétation qui peuvent se révéler erronés et qui sont donc soumis en principe à la discussion.

Ainsi, dans le film des Dardenne, un spectateur inattentif pourrait croire que Lorna est effectivement enceinte, ce qui constituerait un contre-sens évident[5] et induirait une mécompréhension de son attitude dans la seconde partie du film. De façon moins simpliste, certains spectateurs risquent néanmoins de se montrer peu sensibles à la situation piégée où se trouve enfermée l'héroïne. On pourra entendre des réflexions comme «Pourquoi ne dénonce-t-elle pas Fabio à la police?», «Comment a-t-elle pu accepter de laisser tuer un homme pour obtenir une carte d'identité belge?» ou encore «Comment peut-elle croire qu'elle est enceinte?». De telles réactions témoignent certainement d'un manque de compréhension psychologique et sociale, ce qui nuira fortement à l'appréciation du film: une discussion sur l'enfermement psychologique, sur l'engagement progressif dans une situation piégée ou sur l'affabulation comme réponse à des tensions psychologiques insurmontables devrait permettre d'éclairer certaines réactions des personnages du film et éventuellement nuancer les jugements portés à leur égard (même si, encore une fois, on ne prétendra pas ici modifier les appréciations individuelles mais avant tout susciter la discussion à leur propos).

La diversité des interprétations

Comme on vient de le voir, nos jugements de valeur en matière artistique sont liés — souvent indissolublement — à des interprétations et à des connaissances extérieures à l'œuvre elle-même. Comme un film ou un roman constitue un objet complexe — c'est-à-dire comprenant de multiples dimensions et susceptible d'être abordé sous des angles différents —, ces interprétations peuvent elles-mêmes être extrêmement diverses et parfois contradictoires: il est donc important de ne pas transformer l'exigence (légitime) de vérité en dogmatisme. Ainsi, on doit reconnaître qu'il y a, par rapport à un film (et aux nombreux éléments qui le composent), un éventail d'interprétations possibles qui vont des plus certaines — qui seront admises par la grande majorité des spectateurs — aux plus incertaines et hypothétiques: dans Le Silence de Lorna par exemple, tous les spectateurs adultes comprendront que Claudy a été assassiné par Fabio ou un complice, même si cela n'est jamais dit ni montré explicitement; en revanche, le comportement de Lorna, qui essaie d'obtenir le divorce d'avec Claudy et donc de le sauver, peut être diversement interprété, soit comme l'effet d'un remords probable par rapport à la mort possible d'un innocent, ou bien d'une sympathie naissante à l'égard de Claudy, avec qui elle vit bon gré mal gré depuis plusieurs mois ou encore d'une volonté de sortir du monde d'illégalité généralisée[6] où l'entraîne Fabio (ces interprétations ne sont pas exclusives l'une de l'autre mais sont toutes hypothétiques).

Semblablement, les choix de mise en scène des Dardenne peuvent être compris et donc appréciés de façon très diverse: le mutisme (relatif) de Lorna, le recours fréquent à des ellipses (notamment celle — spectaculaire — du meurtre de Claudy), la mise en évidence de certains gestes, de certains détails en apparence insignifiants (l'enveloppe avec l'argent, les clefs, le choix des vêtements de Lorna…) peuvent être interprétés comme des signes de réalisme (par opposition à un cinéma «hollywoodien» beaucoup plus explicite ou à un cinéma «français» volontiers bavard[7]) ou au contraire comme une esthétique volontairement «pauvre»[8], tendant à une épure dramatique.

Si le rôle de l'enseignant (contrairement à celui de la critique qui ne doute jamais de ses interprétations…) n'est pas d'imposer l'une ou l'autre interprétation, il peut évidemment suggérer en fonction de ses connaissances (sociales, historiques, psychologiques, esthétiques, cinématographiques…) des réflexions ou des approches que ne maîtrisent sans doute pas les jeunes spectateurs.

La diversité des points de vue

Objet complexe et multiforme, le film peut être abordé de différents points de vue et donc apprécié de diverses manières: de fait, l'appréciation (plus ou moins élaborée) mélange souvent de façon confuse les différentes dimensions filmiques, et il n'est pas toujours facile pour l'auditeur ou le lecteur de percevoir si le jugement d'un critique sur un film comme Le Silence de Lorna s'appuie sur des considérations esthétiques, politiques, morales ou autres[9]. Dans une perspective pédagogique, il est donc pertinent de demander aux jeunes spectateurs sur quels éléments précis du film portent leurs appréciations.

Ainsi, ce n'est certainement pas la même chose de ne pas aimer Le Silence de Lorna parce que l'on juge que l'atmosphère de ce film est trop noire ou trop pessimiste, ou bien parce que l'on estime que les personnages sont banals et sans intérêt… À l'inverse, l'on peut être touché par le drame vécu par l'héroïne sans être sensible à l'esthétique cinématographique particulière des Dardenne et à leur préférence par exemple pour les plans longs et en mouvement.

On remarquera d'ailleurs qu'en général, l'appréciation (ou la dépréciation) d'un film ne repose pas seulement sur des considérations «esthétiques» ou «cinématographiques» mais également «idéologiques», morales, politiques ou psychologiques… Ainsi, l'attitude de Lorna qui affirme contre toute évidence qu'elle est enceinte de Claudy va certainement susciter des réactions diverses sinon opposées qui vont s'étendre à l'ensemble du film: certains jugeront sans doute une telle attitude absurde, invraisemblable ou «hystérique» (dans un sens péjoratif) tandis que d'autres pourront être sensibles à la détresse que cache cette folie apparente.

Dans une perspective pédagogique, il est alors intéressant d'attirer l'attention des jeunes spectateurs sur des éléments qu'ils n'ont peut-être pas pris spontanément en considération. C'est le cas notamment du travail de mise en scène cinématographique qui est souvent négligé par le public, en général plus attentif à l'intrigue et aux personnages. La mise en scène dans Le Silence de Lorna comprend d'ailleurs elle-même plusieurs composantes qui peuvent être chacune appréciées diversement: il y a le choix de restreindre l'information dont dispose le spectateur en le plongeant directement dans une action en cours ou bien en multipliant les ellipses, celui de privilégier des dialogues sobres, presque banals où les personnages (en particulier Lorna) ne livrent pas le fond de leur pensée (même si d'autres indices permettent souvent de le deviner), ou encore souligner l'importance de certains gestes en apparence insignifiants (la manipulation de l'argent, le jeu avec les clefs, les verres de bière acceptés ou refusés…) ou des rapports physiques entre les personnages (on pense évidemment à la scène d'amour entre Lorna et Claudy mais on se souviendra également au début du film des épaules dénudées de la jeune femme qui laissent pourtant son compagnon indifférent et amorphe).

Mais la dimension éthique du film des Dardenne risque également de passer inaperçue aux yeux de certains (jeunes) spectateurs: les adultes «avertis»[10], qui connaissent déjà les autres films des Dardenne, reconnaîtront sans doute facilement que Le Silence de Lorna n'est évidemment pas un film policier, mais que son propos n'est pas non plus de simplement décrire une pathologie psychologique. Celle-ci n'est en fait que le révélateur dramatique du conflit moral insoutenable auquel la jeune femme est confrontée, à savoir sa participation — mi-volontaire, mi-involontaire — à l'assassinat de Claudy. Or ce conflit pourrait apparaître comme peu important sinon insignifiant à des spectateurs (jeunes ou moins jeunes) pour qui la mort violente est à la fois extrêmement banalisée, notamment par le cinéma de fiction, et (heureusement) très éloignée de leur vie quotidienne. Il sera évidemment impossible de faire ressentir à ces spectateurs l'intensité d'un tel conflit moral (que Lorna perçoit sans doute elle-même de façon confuse et partiellement inconsciente), mais on pourra l'éclairer par des comparaisons avec des situations qui leur seront plus ou moins parlantes («Pourquoi un conducteur est-il beaucoup plus affecté par un accident si cet accident implique un enfant, même si celui-ci n'est que blessé? Est-ce que je réagirais différemment si je blessais involontairement une personne qui m'est étrangère ou bien un ami, un membre de ma famille? Il y a sans doute des incidents qui sont en apparence banals mais dont le souvenir m'a pourchassé pendant un long moment, car je sentais que j'aurais dû ou pu agir autrement: pourquoi de tels incidents m'ont-ils paru si pénibles? Est-ce du remords, du regret, de l'humiliation qui suscitent ce genre de souvenirs pénibles?…»).

D'une vue d'ensemble à une approche de détail

Que ce soit en matière esthétique ou culinaire, nos premiers jugements de goût sont en général très sommaires: j'aime ou je déteste le camembert, j'aime ou je n'aime pas cette peinture, ce film ou ce roman… Et le vocabulaire que nous utilisons est lui aussi élémentaire: cette œuvre d'art qui nous déconcerte sera perçue comme «spéciale», alors que toute peinture faite selon une perspective centrale sera cataloguée comme «classique»; l'opéra ou la tragédie française du 17e siècle seront décrits comme «conventionnels» ou «artificiels» (sinon qualifiés de «chiants» ou «ridicules»), et n'importe quel film se passant dans l'Ouest américain sera qualifié de «western»… Or, de même qu'un œnologue est capable de distinguer des vins d'une même région mais aussi des millésimes d'un même vin qui, pour le profane, seront pratiquement similaires, l'amateur d'art est capable de faire de «petites différences» entre par exemple des peintres rococo comme Fragonard et Boucher ou bien entre les œuvres d'un Titien encore sous l'influence de Giorgione (comme le célèbre Concert champêtre) et celles de la maturité et de la vieillesse du peintre vénitien dont la touche libre dissout alors les formes et les contours[11].

Apprécier une œuvre artistique suppose donc que l'on soit capable d'observer des différences qui peuvent facilement passer inaperçues, et d'opérer des classements de plus en plus fins parmi l'immense diversité des œuvres proposées. Ainsi, la notion de «réalisme», que ce soit en littérature, en peinture ou en cinéma, est rapidement devenue après Flaubert une catégorie fourre-tout où se retrouvent des productions et des réalisations très différentes. Pour porter un jugement nuancé sur un film comme Le Silence de Lorna, facilement qualifié de «réaliste», il faut en fait pouvoir distinguer ce film des Dardenne d'autres films dont on pourrait à première vue le rapprocher comme ceux par exemple de Ken Loach (It's a Free World, 2008 ou bien Sweet Sixteen, 2002) ou de Laurent Cantet (Entre les murs, 2008 Palme d'or au Festival de Cannes où il était en compétition avec Le Silence de Lorna) ou encore du récent Gomorra de Matteo Garrone (également présenté à Cannes en 2008).

Et, à l'intérieur même de la filmographie des Dardenne, il faudrait pouvoir caractériser l'originalité du Silence de Lorna par rapport à notamment La Promesse (1996) qui évoque également l'immigration clandestine, Rosetta dont l'héroïne se signale elle aussi par son mutisme et sa solitude morale, ou même L'Enfant (2005) où le lien de filiation se trouve doublement inversé par rapport à Lorna (le père refuse l'enfant à peine né, un enfant bien réel qu'il ignore ou qu'il s'apprête à vendre comme un objet, alors que Lorna reconnaît d'une certaine manière un enfant qui n'existe pas).

De telles comparaisons ne sont évidemment possibles que si les participants ont un peu de culture cinématographique, et l'enseignant ou l'animateur devra éventuellement s'adapter aux exemples de films «réalistes» qu'ils pourront évoquer (si, du moins, ils rangent bien le film des Dardenne dans cette catégorie). Par rapport aux réalisations citées ci-dessus, on peut remarquer par exemple que le propos de Ken Loach est essentiellement politique ou social: même si les personnages sont isolés et réagissent de façon individuelle, leur comportement s'explique chez le réalisateur britannique d'abord par la situation où ils sont plongés. Ainsi leur destinée est représentative d'une classe sociale, d'une génération confrontée à la crise économique, de tout un groupe d'individus qui, même sans le savoir, sont confrontés à la même dure réalité. Les frères Dardenne sont également sensibles aux situations sociales souvent éprouvantes auxquelles sont confrontés leurs personnages, mais ils semblent privilégier dans le même temps des trajectoires atypiques avec notamment des moments de crise où le personnage échappe au destin qui semble déjà tracé pour lui: de manière imagée, on pourrait dire que le film «se plie» à plusieurs reprises de façon inattendue, une première fois quand Lorna fait l'amour avec Claudy, une deuxième avec la mort du jeune homme[12] et une troisième avec la révélation — refusée par Lorna — de sa fausse grossesse.

Et, quand on compare Le Silence de Lorna avec le film de Laurent Cantet, on aperçoit tout ce qui sépare le réalisme du quotidien mis en scène dans Entre les murs de la destinée exceptionnelle de l'héroïne des Dardenne confrontée à un choix dramatique sinon tragique. Ce qui intéresse les Dardenne, ce n'est pas non plus l'existence marginale de criminels comme ceux de Gomorra ou même comme Fabio qui a depuis longtemps basculé dans l'illégalité la plus grave, mais le moment même où un personnage presque banal, ni pire ni meilleur qu'un autre, touche littéralement à quelque chose d'ignoble, d'innommable, de monstrueux, la mise à mort d'un autre être humain. Plus encore, c'est la réaction du personnage qui se raidit contre cette réalité, qui est au cœur du Silence de Lorna.

Ceux qui connaissent la filmographie des Dardenne retrouveront sans doute dans leur dernier film nombre de thèmes déjà traités, sans doute avec des variations et des accentuations différentes. Mais c'est peut-être au niveau esthétique que l'on remarquera les différences les plus nettes. De façon très visible, les lieux de tournage ont changé, et la banlieue industrielle — souvent réduite à une friche ingrate — de Seraing a cédé la place à la ville de Liège, proche sans doute mais moins marquée par ce passé industriel, par ces «chancres urbains» (une expression largement employée en Belgique francophone), une cité plus anonyme et plus banale avec notamment des enseignes commerciales sans originalité[13]. Privilégiant toujours les personnages, la caméra semble moins proche, moins agitée notamment par rapport à Rosetta dont les mouvements de la caméra portée à l'épaule sont restés célèbres. Les Dardenne préfèrent cependant toujours les plans longs, même s'ils saisissent à présent plusieurs personnages à la fois (mais c'était déjà le cas dans L'Enfant). Les spectateurs les plus attentifs remarqueront le positionnement précis de la caméra et des acteurs dont les mouvements sont véritablement orchestrés d'une manière qui reste cependant très fluide et presque invisible (ainsi, dans ce plan à la sortie de chez le vendeur de bicyclettes où l'on voit Claudy et Lorna discuter côte-à-côte en marchant avant que Claudy ne s'éloigne à vélo dans une rue adjacente et que Lorna revenant sur ses pas lui court après pour le saluer une dernière fois[14]). Enfin, on n'oubliera pas l'utilisation de la musique dans le final du Silence de Lorna, la première fois que les Dardenne se permettent d'utiliser une musique d'ambiance extérieure à l'histoire du film (les autres musiques sont notamment celles de Claudy à l'appartement et dans les cafés).

Ces quelques remarques suffisent sans doute à montrer qu'une discussion sur les jugements de valeur est possible sans buter immédiatement sur les certitudes subjectives des uns et des autres. Une telle réflexion devrait amener en particulier les participants à prendre en considération d'autres éléments du film que ceux retenus dans un premier temps, à nuancer leur jugement en fonction d'approches différentes et à tenir compte du point de vue des autres spectateurs sur ce film: une telle confrontation (pacifique) des opinions, aussi argumentée que possible, nous paraît être un idéal de dialogue démocratique qui devrait être visé dans une perspective pédagogique même s'il ne s'agit pas encore une fois d'imposer aux participants des jugements qu'ils ne partageraient pas. On donnera dans les pages qui suivent quelques pistes pour un tel dialogue à propos de deux aspects plus particuliers du Silence de Lorna.


[1] Outre l'individualisme croissant des sociétés occidentales, certains développements de l'art moderne ou contemporain comme les ready-made de Marcel Duchamp (ainsi l'exposition en tant qu'œuvre d'art d'un objet banal tel un urinoir) ont par ailleurs mis à mal l'idée qu'il puisse exister une hiérarchie objective en matière artistique.

[2] En France, Gérard Genette notamment (L'Œuvre de l'art. Immanence et transcendance, Paris, Seuil, 1994 et L'Œuvre de l'art. La relation esthétique, Éditions du Seuil, Paris, 1997) défend une position radicalement subjective et relativiste de l'esthétique. Il y a en revanche peu de défenseurs d'une conception « réaliste » de l'œuvre d'art, selon laquelle la valeur serait intrinsèque à l'objet même : Marc Jimenez (La querelle de l'art contemporain, Paris, Gallimard, 2005) estime néanmoins qu'il y a des raisons objectives qui permettent de fonder des jugements de valeur et de notamment disqualifier « certains produits de l'art de masse, tel le film King Kong ». Une position intermédiaire est illustrée par Yves Michaud (Critères esthétiques et jugement de goût, Paris, Hachette-Pluriel, 1999) qui estime que les qualités des œuvres correspondent à des traits objectifs et peuvent donc être objet d'évaluation et de discussion, même si les critères esthétiques utilisés sont éminemment variables et subjectifs.

[3] Cfr. par exemple Karl Popper : « Chaque fois que nous soumettons une théorie à des tests, qui la corroborent ou la falsifient, nous devons nous arrêter à un énoncé de base que nous décidons d'accepter » (La Logique de la découverte scientifique. Paris, Payot, 1973, éd. or. 1959, p. 103, l'auteur souligne).

[4] Ce n'est qu'une apparence : même des goûts aussi spontanés que la préférence pour une couleur ne sont pas purement subjectifs ni idiosyncrasiques, et résultent d'une histoire sociale complexe. Le bleu par exemple est aujourd'hui la couleur préférée en Occident, mais ce n'est pas le cas dans d'autres civilisations (comme au Japon où l'on plébiscite le rouge), ni à d'autres époques comme dans l'antiquité gréco-romaine où cette couleur était jugée peu agréable (Michel Pastoureau, Bleu. Histoire d'une couleur, Paris, Seuil, 2006).

[5] Contrairement à ce qu'on pourrait penser, un tel contre-sens est tout à fait possible notamment chez de jeunes spectateurs pour qui la sortie au cinéma est perçue essentiellement comme festive et distrayante et tient peu compte de la complexité éventuelle du propos du film vu. En tant qu'enseignant ou animateur, il faut donc toujours être attentif aux incompréhensions éventuelles (parfois complètement inattendues) qui ne peuvent apparaître que par le dialogue avec les spectateurs, jeunes ou moins jeunes.

[6] Lorna, qui rêve de gérer un snack, souhaite avant tout mener une vie « normale » (ce qui implique la légalité) alors que Fabio est profondément enfoncé dans l'illégalité : Lorna pressent donc qu'elle devra à un moment ou l'autre « rompre » avec Fabio, et plus le temps passe, plus ce sera difficile.

[7] Ces caractérisations - « hollywoodien », « français »… - sont évidemment tout à fait sommaires et ont seulement une valeur illustrative sans pertinence analytique.

[8] Pour rappel, l'Arte Povera est un courant artistique italien apparu à la fin des années 1960 en réaction à la « société de consommation », se pensant sur le modèle d'une « guérilla »culturelle, privilégiant dans ses installations des matériaux « pauvres », sans valeur, de rebut, et mettant l'accent sur l'aspect brut, matériel, physique, tactile même des œuvres dont la signification est rarement explicitée. La comparaison avec Le Silence de Lorna a dans ce cas aussi une valeur essentiellement illustrative et ne doit pas être comprise en termes d'influence ou de généalogie.

[9] Il faut également prendre en compte les phénomènes d'illusion et de « mauvaise foi » qui font que les raisons invoquées par un critique sont souvent des rationalisations a posteriori destinées à justifier des goûts ou des dégoûts perçus de façon intuitive et dont les véritables motivations restent généralement inaperçues (par le critique lui-même comme par son lecteur).

[10] Les spécialistes de la lecture parlent de « lecteurs experts» pour désigner des lecteurs maîtrisant les différents codes et techniques nécessaires à la compréhension de textes complexes. On pourrait retenir ce terme s'il ne supposait une barrière plus ou moins étanche entre les « experts » et les autres : on doit au contraire constater qu'il existe un large éventail de compétences différentes correspondant à la diversité même des textes (et des films). On peut très bien être capable de lire un roman de Flaubert, mais pas un poème de Illuminations de Rimbaud ni un article scientifique d'Albert Einstein… À l'inverse, il serait absurde de prétendre que toutes les lectures (ou visions de films) se valent et témoignent de compétences équivalentes.

[11] La remarque ne vaut pas seulement pour le « grand art ». La musique rap par exemple est perçue par beaucoup d'adultes comme un genre homogène et sans grande variété alors que les jeunes amateurs font de multiples distinctions entre les groupes et les stars. De la même manière, les mangas japonais peuvent à première vue se ressembler tous, mais les connaisseurs y repèrent de multiples sous-genres et des auteurs de valeur inégale.

[12] On pourrait objecter que, dans ce cas, ce n'est pas le personnage qui échappe à son destin puisque c'est Fabio qui a vraisemblablement assassiné Claudy. Mais le choc de cette révélation est cinématographiquement tellement fort qu'on peut y voir le moment où le destin de Lorna bascule : même si c'est de façon souterraine, on devine qu'elle s'éloigne à ce moment définitivement de Fabio. Et l'on peut penser que la « folie » de Lorna qui se croit enceinte malgré l'évidence est « à la hauteur» de la violence de cette révélation.

[13] Les spectateurs de la région seront sans doute les seuls à avoir remarqué que la première rencontre entre Sokol et Lorna a lieu aux alentours de la gare des Guillemins, entièrement reconstruite par le célèbre architecte espagnol Calatrava. Il est clair que les Dardenne n'ont pas cherché à magnifier le lieu, pourtant destiné à servir de « vitrine » à la ville de Liège.

[14] Ce plan remarquable a notamment été repris dans les extraits visibles sur le site web d'Allocine. Il n'est cependant pas nécessaire de revoir cet extrait pour se souvenir de l'effet produit par ce plan et notamment son final particulièrement fort. La force de cette image n'apparaît d'ailleurs que rétrospectivement quand nous comprenons qu'il s'agissait là en fait d'un adieu même si les personnages ne le savaient pas.


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