Un dossier pédagogique
réalisé par les Grignoux et consacré au film
Irina Palm
de Sam Garbarski
Belgique, Grande-Bretagne, France, Luxembourg, Allemagne, 2007, 1h39
Le dossier pédagogique consacré à Irina Palm s'adresse aux enseignants du secondaire qui verront ce film avec leurs élèves (au-delà de quinze ans), mais également aux animateurs en éducation permanente souhaitant aborder ce film avec un large public intéressé par le travail de mise en scène cinématographique. Il contient plusieurs animations qui pourront être rapidement mises en œuvre en classe ou en groupe après la vision du film.
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Irina Palm de Sam Garbarski raconte l'histoire d'une veuve d'une cinquantaine d'années qui, pour trouver l'argent nécessaire aux soins de son petit-fils gravement malade, accepte un travail dans un sex-shop. D'abord très réticente, elle va s'appliquer à sa nouvelle tâche pour ne pas perdre son job, et elle découvrira bientôt un monde et des personnages, comme son patron Miki, dont elle ne soupçonnait sans doute pas l'existence jusque-là.
Ce thème délicat, que certains jugeront peut-être même graveleux, Sam Garbarski l'a traité avec beaucoup d'humanité en privilégiant le point de vue de Maggie qui ne perd jamais sa dignité, ni dans ce monde du sexe tarifé, ni dans son milieu d'appartenance qui révèle à cette occasion son hypocrisie et son étroitesse d'esprit. Pour incarner cette femme confrontée à une réalité inconnue et dérangeante, Sam Garbarski a bénéficié du concours d'une actrice inattendue mais de grand talent, Marianne Faithfull qui réussit à donner toute sa vraisemblance à ce personnage improbable.
Le film a été largement salué par la critique notamment lors de sa présentation au Festival de Berlin et a ensuite été proposé par la Communauté française de Belgique dans le cadre du Prix des Lycéens du cinéma belge (2007-2008). C'est dans cette perspective que le centre culturel Les Grignoux a réalisé ce dossier : sans méconnaître l'intérêt des thèmes du film (notamment dans le cadre d'une d'éducation sexuelle et affective), on a préféré centrer la réflexion sur le travail de réalisation cinématographique, au sens le plus large du terme. On a essayé notamment de proposer aux enseignants ou aux animateurs des pistes de réflexion pour aborder un film comme Irina Palm d'un point de vue esthétique avec des spectateurs (jeunes ou moins jeunes) qui ne se destinent pas dans leur grande majorité aux métiers du cinéma.
Comme il n'existe sans doute pas de «méthode» universelle d'analyse des films ni de principes généraux qui régiraient «l'esthétique cinématographique», on a privilégié une approche pragmatique tenant compte d'abord du point de vue des spectateurs qui s'attachent sans doute à des dimensions relativement «visibles» ou «saillantes» du film comme l'histoire mise en scène, l'atmosphère générale, les oppositions entre personnages, etc. Grâce à ces éléments auxquels la plupart des spectateurs sont sensibles, on espère ensuite attirer leur attention sur une série de traits de la mise en scène cinématographique qui concourent à l'impression ressentie. On a cependant essayé tout au long de ces réflexions de laisser aux participants leur liberté d'appréciation d'un film comme Irina Palm, appréciation qui peut bien sûr être extrêmement diverse.
Comme n'importe quel film, Irina Palm peut être abordé selon différents points de vue avec des objectifs très divers : avant de proposer une réflexion sur ce film, l'on souhaiterait s'interroger brièvement sur le choix du point de vue à adopter, notamment avec de jeunes spectateurs qui, pour la plupart, ne se destinent pas aux métiers du cinéma. Y a-t-il une méthode d'analyse qui devrait être privilégiée dans l'abord des films en particulier si l'on poursuit des objectifs d'éducation au cinéma ou, plus largement, à l'audiovisuel? Comment tenir compte également de la spécificité supposée du «langage cinématographique»(ou audiovisuel) que la plupart des enseignants des différentes disciplines ne maîtrisent pas ou ont l'impression de ne pas maîtriser?
On répondra— du moins en partie — à ces questions en affirmant immédiatement notre conviction[1] qu'il n'existe pas de méthode générale d'analyse des films, et cela pour deux raisons essentielles.
La première tient à la diversité même des réalisations cinématographiques qui poursuivent des objectifs différents — le cinéma peut être aussi bien une industrie de l'imaginaire qu'une «fenêtre ouverte sur le monde» — et recourent à des techniques, des esthétiques, des mises en forme tout aussi diverses — comparons seulement un documentaire et un dessin animé, le cinéma expérimental[2] et les productions spectaculaires hollywoodiennes —.
La seconde raison repose sur la constatation de l'hétérogénéité fondamentale de l'objet filmique : ce qu'on appelle communément le «langage cinématographique» est en fait une combinaison complexe de différents «langages» ou systèmes de signes (visuels mais aussi sonores, écrits, musicaux…) qui, pour certains, sont fortement codifiés (comme la langue) mais qui, pour d'autres, le sont très faiblement (les bruits, les couleurs…). Dans chaque film, les «combinaisons» et les «hiérarchies» sémiotiques entre ces différents systèmes peuvent donc varier très largement sinon infiniment. Dès lors, ce qui peut être pertinent dans l'approche d'un film peut se révéler sans grand intérêt pour un autre.
Pour chaque film se pose donc — à l'enseignant ou à l'animateur — la question du point de vue à adopter : si différents points de vue sont en principe possibles, tous ne sont pas également pertinents selon la situation — par exemple scolaire — où l'on se trouve, et les objectifs — pédagogiques, culturels… — que l'on poursuit. Face à un public non spécialiste, l'enseignant ou l'animateur doit certainement tenir compte de deux éléments essentiels, la spécificité même du film vu et la perception qu'en ont les spectateurs, jeunes ou moins jeunes.
Pratiquement, en situation d'animation (scolaire ou non), cela signifie qu'il faut immédiatement entendre les réactions des (jeunes) spectateurs après la projection : dans le cas d'Irina Palm, ces réactions diverses mêleront certainement des appréciations esthétiques (positives ou négatives) mais aussi des jugements moraux ou psychologiques sur les personnages et des sentiments beaucoup plus subjectifs sur leur perception du film (à travers des qualificatifs aussi contrastés que «bizarre», «génial», «ennuyeux», «secouant», «perturbant», «creux», «malade»…)
Se pose alors la question de savoir si cette perception correspond bien à la spécificité du film abordé : il convient donc de susciter chez les participants un doute épistémologique sur leur propre perception. Dans une telle perspective, une double distinction doit être faite :
La distinction entre ces trois niveaux[3] — observation, interprétation, jugement — devrait permettre aux participants de prendre une première distance par rapport à leurs impressions spontanées et d'entamer une véritable réflexion sur le film. Ainsi, l'enseignant ou l'animateur pourra inviter les jeunes spectateurs à revenir sur certaines de leurs appréciations immédiates, qu'elles portent de manière générale sur le film ou de façon plus précise sur les personnages, l'histoire racontée ou encore la manière de filmer…
Face par exemple à des réactions aussi contrastées que c'est un film «pénible, ennuyeux car insipide, et surtout faussement modeste» ou, au contraire, un «beau film rare et particulièrement émouvant par ses retenues et ses pudeurs tant visuelles que narratives»[4], on soulignera le vocabulaire appréciatif ou dépréciatif qui traduit essentiellement une opinion personnelle subjective, ainsi que la dimension interprétative de beaucoup de ces affirmations : ainsi, affirmer que «Marianne Faithfull réalise une composition prenante, faisant évoluer son personnage du statut de femme résignée vers celui d'une femme affirmée» suppose un jugement de valeur implicite (positif) mais également une interprétation qui ne repose sur aucun élément objectif explicite.
Observation | Interprétation | Jugement |
---|---|---|
L'observation porte sur des éléments objectifs, directement observables, permettant l'accord intersubjectif : le fait est vrai ou faux. | L'interprétation est une construction intellectuelle reliant différents éléments objectifs : en tant que telle, elle n'est pas directement observable, même si elle s'appuie sur des faits d'observation. L'interprétation est plus ou moins vraisemblable (en fonction de critères comme la cohérence, la capacité à rendre compte d'un maximum de faits, la simplicité…) : si elle reste fondamentalement hypothétique, elle prétend cependant à l'objectivité. | Un jugement de valeur repose sur une base irréductiblement subjective, même s'il comporte une part d'argumentation : les critères ou échelles d'évaluation (du «bien» / du «mal» ; du «beau» / du «laid»…) relèvent nécessairement d'un choix individuel subjectif. |
le point de vue de Maggie
et celui de l'auteur
L'analyse d'un film, qui suppose que les spectateurs dépassent le niveau de leurs appréciations spontanées, implique donc une réflexion qui portera essentiellement sur les relations entre les éléments filmiques observables et l'interprétation qui peut en être faite, alors que les jugements de valeur resteront nécessairement subjectifs[5]. Dans cette perspective, il faut remarquer que, dans un film de fiction comme Irina Palm, il y a un double niveau d'interprétation, celui des personnages mis en scène dont nous interprétons les comportements en fonction de motivations qui ne sont que partiellement explicitées (à travers notamment les dialogues) et celui de l'auteur du film, qui n'apparaît pas en tant que tel à l'écran mais dont les choix et le propos sont reconstitués sur base de la construction d'ensemble du film.
De manière générale, nous nous plaçons spontanément au premier niveau d'interprétation dans la mesure où les personnages nous sont immédiatement accessibles à travers leurs attitudes et comportements mis en scène. Néanmoins, toute réflexion un peu approfondie sur un film de fiction doit conduire les participants à s'interroger sur la figure de l'auteur qui fait de la représentation filmique un acte de communication (c'est ce qui distingue un film réalisé dans une intention de communication d'un simple enregistrement de la réalité par une caméra de surveillance).
Après avoir recueilli les premières réactions des participants, relançons la discussion sur la question spécifique des intentions supposées du cinéaste[6] et donc du sens général de son film. Les interventions pourront alors porter sur deux grands aspects du rôle supposé de l'auteur :
On remarquera immédiatement que le travail de mise en scène — par exemple ce plan frappant du visage de Maggie vu à travers le trou rond où les clients introduisent leur sexe — ne doit pas seulement être décrit mais également interprété pour avoir une certaine pertinence aux yeux des spectateurs : ainsi, il faut d'abord reconnaître que cette prise de vue est insolite et donc remarquable (elle n'est pas «banale»), qu'elle résulte d'un choix évidemment volontaire (ce n'est pas un «hasard») et enfin qu'elle traduit une certaine intention (au minimum, surprendre le spectateur; et de façon plus large : souligner par exemple la confrontation de Maggie et de la «chose»[7] sexuelle).
Face à un élément de mise en scène, l'on retrouve donc les trois grands niveaux distingués précédemment : l'observation partagée par tous — la caméra saisit le visage de Maggie à travers le trou dans la cloison —, l'interprétation nécessairement hypothétique — ce plan insolite souligne la perplexité de Maggie —, et les jugements de valeur éventuellement opposés — cette manière de faire sera jugée en harmonie avec le thème du film ou au contraire maniérée, grotesque, racoleuse… —.
On considérera d'abord le sens des événements représentés qui sont sans doute plus facilement interprétables par la plupart des spectateurs que les choix de mise en scène (qui supposent notamment une certaine connaissance de l'esthétique, particulièrement cinématographique, et de ses valeurs).
Le film est manifestement construit sur une opposition entre deux mondes : celui où vit Maggie et sa famille au début du film, et celui qu'elle découvre dans sa recherche désespérée d'un travail. Sur ce point, il est facile de repérer avec les participants une série de traits qui permettent de préciser les différentes dimensions de cette opposition qui est d'abord une opposition géographique entre le village où réside Maggie — Yardley Hastings dont on voit le nom sur le quai de la gare et qui se situe au nord de Londres — et le quartier de Soho, «mal famé» à Londres — plus précisément près de la station d'«Oxford Circus» où arrive Maggie —.
Demandons aux spectateurs de relever un maximum de traits de cette opposition, qui pourra faire l'objet d'une synthèse inscrite au tableau comme celle-ci :
Yardley Hastings | Soho |
---|---|
un village à la campagne | un quartier «chaud» en ville |
des hommes vivant en famille | des hommes seuls |
l'amour conjugal ou parental | la sexualité |
une vie «normale» | des existences «marginales» |
le regard des autres | des pratiques cachées, honteuses |
Maggie | Irina Palm |
des couleurs froides | des couleurs chaudes (rouge) |
«sur terre» | «sous terre» |
… | … |
On remarquera immédiatement que cette opposition met en jeu des jugements de valeur qui peuvent prêter à discussion : Soho est-il vraiment un quartier «chaud»? qu'est-ce qu'une vie «normale»? peut-on parler de pratiques «honteuses»? Sur ce point, il faut bien faire la distinction entre le point de vue des spectateurs, celui de l'auteur[8] du film et enfin celui des personnages : les spectateurs auront immédiatement des opinions très diverses sur ce qui se passe au «Sexy World», certains pouvant trouver cela «scandaleux» ou «malsain», d'autres au contraire jugeant cela «humain» ou même «normal»; le point de vue de l'auteur du film est sans doute moins évident, et il n'apparaîtra sans doute qu'au terme d'une analyse plus ou moins approfondie (même si certains n'hésiteront pas à porter rapidement un jugement à son égard); en revanche, l'opinion des personnages fait partie intégrante du film et doit être prise en compte en tant que telle pour une compréhension correcte de celui-ci.
Même si elle ne l'exprime pas immédiatement, il est clair par exemple que Maggie n'a sans doute jamais fréquenté un univers comme celui du «Sexy World» et que ce sont des circonstances exceptionnelles — elle doit absolument trouver du travail — qui l'amènent à pénétrer dans un tel endroit. Ses premières réactions face au «travail» qui lui est demandé sont d'ailleurs d'abord le refus (elle retourne chez elle) puis une espèce de répugnance mêlée d'incrédulité, qui se lisent plus ou moins clairement sur son visage (même si les expressions faciales peuvent être assez diversement interprétées) lorsque sa «collègue» lui montre «sur le vif» comment procéder. Dans la même perspective, la réaction de son fils Tom, caractérisée par un rejet massif des activités de sa mère, est essentielle à la progression de l'intrigue — Maggie étant obligée d'interrompre ses activités — mais également au sens du film : ce que Maggie faisait jusque-là sur un mode implicite, de façon cachée et honteuse, pour des raisons qui pouvaient n'être que financières, elle va à présent l'assumer comme un choix tout à fait volontaire et explicite, ce qu'elle fera en particulier devant ses «amies» plus ou moins scandalisées.
La construction du scénarioMalgré son sujet «osé» ou «délicat», Irina Palm a un scénario (écrit par Sam Garbarski, Philippe Blasband et Martin Herron) que l'on peut qualifier de classique. Ainsi, l'on remarque facilement que le film comprend trois grandes parties entrecoupées par deux inflexions majeures (ce qu'on appelle en anglais des «plot points»): la première partie expose le problème dramatique auquel les personnages sont confrontés — trouver de l'argent pour partir en Australie et soigner Olly, le petit-fils de Maggie —; cette partie se termine avec une première inflexion majeure quand Maggie trouve du «travail» au «Sexy World», ce qui constitue évidemment une tournure inattendue dans le fil des événements; la deuxième partie constitue le développement de cette situation nouvelle, Maggie s'adaptant à cette situation nouvelle, faisant de nouvelles rencontres (notamment avec sa collègue de travail, Luisa), suscitant également la curiosité de son entourage (ses «amies» et surtout son fils) intrigué par ses absences répétées; cette partie, la plus longue (plus de la moitié du film), se termine également par une inflexion brutale, qui constitue le «climax» du film (son sommet émotionnel) quand Tom découvre l'activité réelle de sa mère et exige qu'elle y mette fin; la dernière partie (un petit quart du film) constitue la résolution de l'intrigue qui semble à première vue bloquée mais qui comprend un dernier renversement de situation avec la décision de Maggie de ne pas partir en Australie avec ses enfants et de retourner au «Sexy World». Cette structure n'a rien de nécessaire (beaucoup de films y dérogent), mais elle est souvent recommandée dans les écoles de scénarios (notamment américaines) parce qu'elle favorise le suspense et la participation émotionnelle des spectateurs. On retrouve dans Irina Palm d'autres techniques fréquemment utilisées au cinéma comme l'insertion d'éléments comiques dans une histoire dont la tonalité est globalement dramatique (ce qui évite au spectateur de ressentir une tension de plus en plus déplaisante): tous les spectateurs se souviennent sans doute de ce «penis elbow», une maladie «professionnelle» assez inattendue et destinée essentiellement à nous faire rire. Une autre technique fréquente consiste à multiplier les fils d'intrigue pour passer ainsi rapidement d'une histoire à l'autre et maintenir l'intérêt du spectateur: dans Irina Palm, on suit de manière privilégiée Maggie, mais le film revient à plusieurs reprises sur des personnages secondaires comme Miki ou Tom et sa femme à l'hôpital. Bien entendu, le film de Sam Garbarski ne se réduit pas à ces quelques procédés, et c'est leur mise en œuvre particulière avec ses personnages, décors et multiples péripéties, qui séduit — ou non — les différents spectateurs. le modèle de construction du scénario tel qu'il est fréquemment enseigné aux États-Unis, et, ci-dessous, les deux grands tournants du film Irina Palm: Maggie découvre le «Sexy World», puis plus tard son fils exige qu'elle cesse ses activités en ce lieu
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Cela signifie — on le comprend facilement — que l'opposition entre les deux mondes n'est pas figée et qu'elle est prise au contraire dans un mouvement, dans une évolution qui constitue le sujet même du film. Ce que montre celui-ci, c'est précisément le passage d'un univers à l'autre, passage qui est géographique (de la campagne à la ville) mais surtout mental ou psychologique : comment une quinquagénaire à l'existence tranquille en vient-elle à prendre une place dans l'univers du sexe «tarifé»?
le regard de Maggie sur elle-même
Ce passage peut lui-même être diversement interprété. On remarquera d'abord qu'il entraîne certains changements de valeurs ou modifications des hiérarchies de valeur dont sont porteurs les personnages. Ainsi, à la fin du film, Maggie dénonce très clairement l'hypocrisie d'une de ses amies qui, scandalisée par sa conduite, entend rompre définitivement avec elle, alors qu'elle entretenait une relation adultère avec le mari de Maggie et que, dans le secret de cette relation, elle aimait se faire fesser! Par ailleurs, si le fils de Maggie est particulièrement choqué par ce qu'il a découvert, sa belle-fille est d'un avis très différent et prend sa défense en affirmant qu'elle s'est sacrifiée pour son petit-fils et qu'il faut lui être reconnaissant. On se souviendra peut-être aussi du geste de Maggie qui, après sa dernière rencontre avec ses trois «amies», rentre chez elle et prend un cadre accroché au mur et le brise dans la poubelle : sur la photo, on la reconnaît avec son mari et un couple d'amis. On peut donc parler d'une mise en cause de certaines valeurs, le monde «normal» étant clairement dénoncé comme hypocrite et/ou étroit d'esprit. C'est le cas en particulier du fils de Maggie qui est incapable de comprendre un tant soit peu l'attitude de sa mère qui pourtant a probablement sauvé la vie d'Olly son petit-fils.
un retour ambivalent
Doit-on alors en conclure que le «Sexy World» représente un monde positif et légitime, finalement valorisé par l'auteur du film? Sur ce point, il faut remarquer que le film se termine de façon plus ambiguë puisque Maggie retourne effectivement au «Sexy World» mais tombe dans les bras de Miki : autrement dit, elle ne renoue pas avec son activité antérieure et semble seulement y retrouver un amour qui était resté jusque-là muet. On peut donc parler de fin «ouverte», le film faisant vaciller le partage entre les deux mondes opposés, sans procéder véritablement à un renversement des valeurs établies. De façon plus critique, on relèvera que cette fin est relativement consensuelle — l'amour est une valeur largement partagée —, et qu'elle évite de poser explicitement la question de la légitimité du «métier» d'Irina Palm : qu'aurions-nous pensé si Maggie était retournée au «Sexy World» uniquement pour masturber les hommes en cabine? et qu'en est-il du destin de ces jeunes femmes que l'on voit à plusieurs reprises danser nues à l'arrière-plan?
Dans le petit tableau ci-dessus synthétisant l'opposition entre les deux mondes de Maggie et d'Irina Palm, on remarque que certains éléments relèvent déjà de choix esthétiques[9] faits par l'auteur du film. Ainsi, l'opposition de couleur entre un village, verdâtre, froid et humide, et un «Sexy World» baignant dans la lumière rouge résulte clairement d'une décision artistique du metteur en scène (ou de son décorateur) : on pourrait sans doute interpréter ce contraste de façon réaliste en remarquant notamment que le rouge est effectivement privilégié dans l'univers du sexe marchand, mais cet aspect réaliste ne doit pas masquer la part de choix qui revient en définitive au cinéaste (il suffit de remarquer à ce propos que le Sex-O-Roma concurrent du «Sexy World» baigne quant à lui dans une lumière bleutée beaucoup plus froide).
une descente aux enfers?
Le choix d'un endroit souterrain pour abriter le «Sexy World» est tout aussi significatif d'un point de vue esthétique : sans même recourir à des interprétations métaphoriques (mais défendables : l'enfer rougeoyant est traditionnellement souterrain), l'on perçoit bien l'opposition entre l'espace horizontal du village ouvert aux regards et qu'une caméra aérienne a largement parcouru en ouverture du film, et ce monde vertical, à première vue labyrinthique où Maggie pénètre pour la première fois presque par effraction en se baissant (à cause d'un volet à moitié levé), saisie en gros plan par une caméra qui évite à ce moment de nous révéler l'ensemble du décor.
Cette opposition esthétique se répétera à l'intérieur même du «Sexy World» avec la division entre l'espace des clients d'un rouge soutenu et celui de Maggie d'un vert délavé. Encore une fois, le contraste peut être vu seulement de façon «réaliste», mais il est suffisamment marqué pour y voir un choix tout à fait conscient du cinéaste : quand Maggie arrange son «intérieur», dispose sa boîte à tartines, son thermos, enfile son cache-poussière, décore le tout avec un cadre et des fleurs artificielles, tous ces gestes à la limite de la caricature visent à souligner l'opposition entre la banalité du personnage (on dirait une femme d'ouvrage) et la sexualité de ces hommes fantasmant de l'autre côté de la paroi sur «Irina Palm».
Comme on le voit, l'interprétation du sens du film conduit rapidement à la prise en compte d'éléments qui relèvent de la «forme» ou plus exactement du travail de mise en scène[10] : l'opposition thématique entre deux mondes se traduit en particulier par certains choix visuels notamment dans l'élaboration ou la construction des décors.
L'analyse des thèmes du film peut donc guider — même si cela n'a rien d'automatique — celle de la mise en scène cinématographique. On peut ainsi faire l'hypothèse que le travail du cinéaste dans Irina Palm a consisté en particulier à rendre visuellement perceptible l'opposition entre les deux mondes mais surtout à rendre vraisemblable et acceptable aux yeux des spectateurs le passage d'un personnage comme Maggie de l'un à l'autre monde. C'est l'évolution psychologique et morale du personnage principal qui a certainement constitué le problème de mise en scène le plus important du cinéaste.
Essayons à présent, avec les spectateurs, jeunes ou moins jeunes, de comprendre comment le cinéaste a pu résoudre ce problème (que ce soit d'ailleurs avec succès ou non, selon l'estime de chacun). Et indiquons immédiatement trois axes de recherche et de réflexion sur le travail de mise en scène :
Ces trois directions nous paraissent être les plus pertinentes pour comprendre le travail de mise en scène d'Irina Palm, même si d'aucuns peuvent évidemment suggérer d'autres points de vue sur ce film. Si les spectateurs se révèlent cependant incapables d'exploiter ces différentes pistes (ce qui effectivement est difficile pour des personnes n'ayant que peu d'expérience du travail de mise en scène), on trouvera ci-dessous quelques réflexions qui pourront être soumises à leur appréciation. On insistera cependant sur le fait que ces réflexions comportent une part d'interprétation et sont donc, comme on l'a souligné précédemment, hypothétiques : elles doivent être considérées comme des aides à la réflexion mais également comme des objets de discussion.
Marianne Faithfull, l'interprète principale d'Irina Palm, est, on le sait sans doute, une figure bien éloignée du personnage de Maggie : chanteuse rock, dont la liaison avec le leader des Rolling Stones, Mick Jagger, a fait la une de la presse à scandale dans les années 60, elle fut également actrice dès les années 70 avant de connaître une «descente aux enfers» due notamment à sa consommation de drogues «dures». Incontestablement, Sam Garbarski lui a donc confié un rôle de «composition» impliquant une modification de son apparence, de sa gestuelle, de ses manières d'être et de faire[11].
Tout le monde se souviendra sans doute facilement de l'apparence vestimentaire de Maggie, de son manteau bien fermé, de ses bottes fourrées, de ces pulls qui l'enserrent jusqu'au cou, de son sac pendu au bout du bras : visiblement, elle préfère le confort à l'élégance, et la sobriété de sa mise contraste notamment (même si c'est peu marqué) avec celles de ses amies avec lesquelles elle joue aux cartes. Celles-ci malgré leur âge gardent des signes discrets d'élégance et cherchent encore à plaire alors que Maggie a une apparence beaucoup plus effacée. Cela peut sans doute s'expliquer par la situation financière difficile où elle se trouve (évoquée indirectement lors de cette partie de cartes), mais il y a chez Maggie une discrétion volontaire notamment dans le maquillage présent mais très sobre.
Dans son attitude générale au début du film, le personnage a quelque chose de massif, comme un bloc impénétrable, ce qui apparaît nettement quand on voit dans le même plan (par exemple sur le quai du métro) Maggie en compagnie de son fils et de sa belle-fille : plus jeunes, ceux-ci semblent plus souples, plus ouverts, plus expressifs même dans leur douleur. La démarche de Maggie en particulier semble raide, guindée, presque mécanique, avec son regard toujours planté droit devant elle ou dans les yeux de son interlocuteur (à la banque, l'agence pour l'emploi). Elle conservera cette apparence pratiquement jusqu'à la fin du film, l'accentuant même à certains moments jusqu'à la caricature : personne n'aura oublié ce cache-poussière dont elle se couvre avant de se mettre à «l'œuvre» au «Sexy World». On se rappellera également ce plan discret où l'on voit Maggie sortir de sa cabine de travail et traverser calmement la salle de strip-tease : à ce moment, elle a évidemment bien plus l'apparence d'une femme d'ouvrage que d'une supposée «travailleuse du sexe».
Cette apparence renfermée de Maggie rend cependant crédible son premier entretien avec Miki, un personnage beaucoup plus extraverti qui ne va pas «utiliser d'euphémismes» et appellera les choses par leur nom en faisant de grands gestes («whore», «to wank»…); Maggie, elle, se contentera de ne pas réagir ou très peu, son personnage massif étant semble-t-il capable d'encaisser tous les coups du sort, qu'il s'agisse de la maladie de son petit-fils ou des propositions scandaleuses de Miki. Le personnage littéralement fait face, même si son trouble et ses hésitations sont perceptibles.
Sa réponse ne sera d'ailleurs pas immédiatement positive, et le scénario lui accordera une nuit de réflexion. Luisa, qui lui montrera alors le travail, semblera aussi à l'aise que son patron et expliquera sans détours et «sur le vif» la procédure à suivre. Cette attitude, qui dédramatise presque de façon comique une situation scabreuse, permet sans doute à Maggie de surmonter ses appréhensions : alors que sa collègue commente en détail la situation et les réactions des clients, Maggie peut se contenter d'observer ce qui lui est montré comme banal et insignifiant, même si plusieurs signes (comme des expressions du visage ou son regard qui se détourne) traduisent son trouble ou sa répugnance.
Ce dégoût s'accentuera visiblement quand elle devra passer à l'acte, et elle s'y refusera à plusieurs reprises, manquant de s'enfuir, ayant gardé sur elle son manteau comme pour mieux marquer son hésitation : c'est l'interaction entre les deux personnages, Luisa posant notamment sa main sur celle de Maggie pour l'empêcher de lâcher prise, qui rend vraisemblable le basculement psychologique du personnage. À la fin de la séquence, Maggie esquissera alors un sourire comme pour dire «rien de plus facile» (la brièveté de l'acte limite d'ailleurs la tension psychologique que perçoit à ce moment le spectateur qui s'identifie plus ou moins fortement au malaise éprouvé par Maggie).
C'est sans doute le seul moment où Maggie manifestera visuellement son trouble et son émotion : par la suite, elle retrouvera la même attitude presque imperturbable, capable de faire face aussi bien à la maladie de son petit-fils qu'à la colère de son fils Tom ou aux interrogations méprisantes de ses amies sur ses nouvelles activités. Il serait faux de dire qu'elle est inexpressive, et l'on perçoit, ne serait-ce que sur son visage, aussi bien sa compassion pour son petit-fils que sa douleur face aux propos violents de Tom, mais le jeu de l'actrice se trouve, pourrait-on dire, toujours en retrait, un cran en-dessous de celui des personnages qui l'entourent : ainsi, dans la scène où ses amies la questionnent sur ses activités, celles-ci font sans doute preuve d'un flegme «typiquement britannique», mais certains regards surpris, des intonations de voix hésitantes, des gestes de nervosité maladroite révèlent leur trouble et leur curiosité scandalisée, qui contrastent avec le calme de Maggie dont la voix grave et posée ne semble trahir aucun malaise. (On pourrait dire que les unes sur-jouent légèrement tandis que Marianne Faithfull «sous-joue» : le contraste ne doit cependant pas être trop accentué pour rester réaliste et ne pas verser dans la caricature.)
Ce calme apparent de Maggie lui permet ainsi de traverser les épreuves, un peu comme son gros manteau semble la protéger des intempéries. Et c'est avec la même sérénité qu'elle annoncera à ses enfants qu'elle ne les accompagne pas en Australie, avant finalement de rejoindre le «Sexy World»; mais là encore, ce n'est pas elle mais Miki qui sera le plus expressif, se précipitant pour la prendre dans ses bras quand il l'apercevra au bas des escaliers. Si elle a pris seule la décision de revenir dans cet univers, et si elle accepte le baiser de Miki — qui est sans doute inattendu pour les spectateurs —, elle ne manifeste aucune surprise, ni joie ni émotion excessive. La retenue du personnage — dont le secret nous est alors révélé — lui évite tout ridicule dans cet endroit incongru, au milieu de ces filles dénudées, à un moment qui est celui d'une émotion partagée.
Le scénario d'Irina Palm repose sur une part de silence, de mensonge et de secret : Maggie va taire ses activités à Londres malgré les interrogations de plus en plus insistantes de son entourage. Lors d'une scène pleine d'ironie, on verra ainsi Maggie refuser de répondre clairement aux questions que les clients du petit magasin du village lui posent au sujet de son bras en écharpe : «On a eu un accident? — Ça a l'air sérieux… — Comment est-ce arrivé? — On s'est tordu le bras? — En soulevant quelque chose? — Une mauvaise chute? — Alors comment est-ce arrivé?», ce à quoi Maggie répond finalement : «Vous aimeriez bien savoir?» avant de s'en aller sans un mot.
Mais il y a aussi chez Sam Garbarski une manière insistante de mettre en scène des moments de silence qui sont souvent des moments de passage, généralement accompagnés par le même air de cordes de Ghinzu. Même s'il est difficile de se souvenir avec précision de ces moments «creux», la plupart des spectateurs garderont l'impression d'un film au rythme à plusieurs reprises ralenti, comme par des «passages à vide». Ainsi, au début du film, quand le médecin annonce qu'il faut soigner Olly en Australie, la caméra montre la sortie de Maggie, de Tom et de sa femme, de face puis de dos (avec le contraste d'allure entre le jeune couple et Maggie, quinquagénaire plus trapue qui doit forcer le pas pour les suivre), puis de nouveau de face en plan rapproché. On voit bien que ces plans auraient pu être plus brefs et qu'il y a une réelle insistance du cinéaste à montrer les différents personnages enfermés sinon emmurés dans leurs pensées : à l'instant d'après, sur le quai de métro, une petite dispute éclatera d'ailleurs entre ces personnages incapables de trouver une solution au problème qui les occupe.
Le silence est donc pleinement signifiant, si du moins le spectateur fait l'effort de l'interpréter : il traduit la réflexion des personnages, leur solitude, leur enfermement psychologique, leur indécision, leurs incertitudes… Le film ne se déroule pas de façon mécanique, selon une logique bien établie entre les événements et les réactions qu'ils sont susceptibles d'entraîner (comme le crime suscite immanquablement l'enquête de police) : ici, il n'y a pas de «solution» évidente au problème posé, et donc, d'une certaine manière, tout est possible. C'est le silence des personnages, rendu perceptible aux spectateurs, qui rend acceptable ou vraisemblable une décision comme celle de Maggie de pénétrer au «Sexy World» : on la voit déambuler dans Londres, après plusieurs tentatives infructueuses (à la banque, à une agence d'emploi), muette, dans un état qu'on qualifierait alors facilement de confusion mentale (elle se cogne à un autre passant), «expliquant» ainsi son entrée dans cet univers qui lui est totalement étranger.
On se souviendra d'ailleurs qu'elle refuse d'abord la proposition de Miki, et le lendemain, on la verra de nouveau traverser les quartiers de Londres, s'arrêter devant la devanture du «Sexy World» (cette fois-ci bien visible avec son enseigne qui avait été cachée précédemment) avant d'y entrer et de descendre lentement les escaliers : ces plans silencieux nous font ainsi facilement comprendre qu'elle hésite et que sa décision lui est pénible et constitue un réel effort mental pour cette femme très conformiste[12].
Mais d'autres plans silencieux sont suffisamment significatifs pour marquer la mémoire des spectateurs. Ainsi, à plusieurs reprises, la caméra nous montre Maggie en train d'observer ses mains sans qu'elle ne dise un mot ni ne manifeste d'émotion apparente. Bien sûr, dans le contexte du film, il est facile de comprendre qu'elle pense aux propos de Miki vantant la douceur de ses mains, mais ces plans silencieux témoignent aussi certainement de l'évolution qui se fait en elle et qui l'éloigne progressivement de son milieu d'appartenance : dans le train qui la ramène chez elle, une dame âgée à l'air respectable lui sourit en la voyant regarder les paumes de ses mains comme un ouvrier satisfait du travail qu'il vient d'accomplir : cette voyageuse ne peut évidemment soupçonner ce que Maggie vient de faire, et l'ensemble de la scène (très brève) suffit à faire percevoir visuellement aux spectateurs la distance mentale qui sépare à présent le personnage du monde qui l'entoure.
Les silences de Maggie — entre deux clients au «Sexy World», quand elle est seule chez elle, face aux questions de son entourage… —, ses hésitations au magasin du village (où elle achète finalement une auto miniature pour Olly), le secret qu'elle dit partager avec son petit-fils, ses réponses embarrassées ou partielles à sa belle-fille ou à son fils, tout cela fait d'elle un personnage à la parole rare, souvent dominé dans l'échange verbal (que ce soit par Miki ou par son fils ou même par le patron du «Sex-O-Roma»). Ainsi, tous ces courts moments où elle est plongée dans ses réflexions, où des émotions fugaces à peine visibles paraissent lui traverser l'esprit, où elle semble seulement traverser l'espace (à pied ou en train), permettent sans doute de traduire à l'image toute l'évolution psychologique du personnage, tout en donnant un poids particulier aux rares moments où elle se confiera à d'autres, Luisa et Miki en particulier. Ils contribuent également, on le voit, à donner un rythme particulier au film scandé par la musique lancinante de Ghinzu.
L'humour permet souvent de faire passer des propos plus ou moins scandaleux ou obscènes, mais prend alors souvent un caractère fictif accentué comme dans les blagues «cochonnes» presque toujours irréalistes. Dans un film comme Irina Palm, l'humour doit donc être manié avec précaution pour ne pas nuire à l'esthétique essentiellement réaliste du film, et il s'agit pour le cinéaste de trouver un équilibre souvent délicat entre ces deux dimensions. Mais incontestablement, Sam Garbarski joue sur cette dimension comique ou ironique pour faire accepter aux spectateurs l'évolution psychologique de Maggie qui pourrait sembler scandaleuse à un certain nombre de personnes. Quelques exemples suffiront sans doute à décrire la manière de procéder du cinéaste.
Tout le début du film est marqué par une atmosphère lourde et dramatique, et, si l'employée de banque qui refuse un prêt à Maggie porte sur la tête un bonnet rouge de Père Noël, le détail est cruellement satirique mais ne suffit certainement pas à faire sourire le spectateur[13]. Peu après, la première rencontre avec Miki est traversée par une tension diffuse due au caractère relativement inquiétant du personnage : c'est un inconnu (pour Maggie et pour le spectateur) qui évolue dans un milieu trouble, lié traditionnellement à différentes formes de délinquance ou de criminalité. Mais la naïveté de Maggie, légèrement exagérée, suffit sans doute à détendre légèrement l'atmosphère, notamment quand Miki joint le geste à la parole pour expliquer ce qu'il entend par «branler» (bien entendu, Maggie a bien compris de quoi il s'agissait et son expression d'étonnement — «Quoi?!» — traduisait son scandale et non son incompréhension).
Le premier trait véritablement comique survient cependant le lendemain quand elle retourne au «Sexy World» : au bas de l'escalier, elle se retrouve nez-à-nez avec un client qui est en train de refermer sa braguette, et cela lui suffit pour faire demi-tour et remonter précipitamment les marches (elle ira boire un café avant de se décider à retourner au «Sexy World»). Sa panique à cet instant est évidemment exagérée et fait sans doute sourire la plupart des spectateurs tout en révélant sa fragilité et son hésitation face à un univers qu'elle ne connaît pas.
Par la suite, le cinéaste va multiplier ces traits d'humour à peine marqué, mais pas toujours aux dépens de Maggie, comme on va le voir. Ainsi, quelques instants plus tard, la caméra nous découvrira Miki en train de jouer au Game Boy dans son bureau (où va se présenter Maggie). Sans être caricatural, le fait est tout de même incongru pour un homme de son âge et surtout dans sa situation : alors que, comme on vient de l'indiquer, il pourrait nous faire penser avec sa veste de cuir noir à une espèce de mafieux plus ou moins dangereux, on le découvre ici en train de s'amuser avec un jouet d'enfant… L'instant d'après, il fera la retape de l'article comme un vulgaire représentant de commerce en vantant à Maggie le dispositif qu'il a importé du Japon et qui fait l'originalité du «Sexy World». Le personnage perd toute aura inquiétante et apparaît comme un homme ordinaire.
Toute la scène d'apprentissage, qui suit, avec Luisa peut être vue à un double niveau, soit en étant sensible au malaise de cette femme confrontée à des pratiques qu'elle n'imaginait même pas, soit avec une distance ironique devant sa naïveté apparente qui contraste avec le naturel de sa jeune «collègue» à ses côtés (notamment quand Maggie s'excuse auprès d'un client à qui elle aurait fait mal…). Cet hiatus dans le personnage de Maggie, bientôt dédoublée en Irina Palm, ne disparaîtra jamais et sera la source de plusieurs effets comiques : tout le monde se souvient certainement de la manière dont elle aménage bientôt son intérieur en apportant un petit pot de fleurs et en accrochant un cadre au mur. Le contraste entre la «rombière mal attifée» et cette mystérieuse Irina Palm qui suscite un attroupement devant sa cabine, fera sans doute sourire nombre de spectateurs. Alors que Luisa lui dit qu'il faut «séparer» les deux mondes, Maggie les fait au contraire cohabiter dans la plus grande proximité qui soit, vêtue d'un cache-poussière au plus haut point éloigné de l'apparence «sexy» dont rêvent certainement ses clients, et se comportant au «Sexy World» comme dans sa propre maison (on la voit un moment masturber un client d'une main tout en lisant un magazine dans l'autre avec ses lunettes sur le nez…).
La manière dont le personnage assume ce double rôle lui donne d'ailleurs une assurance qui mettra finalement les rieurs de son côté, par exemple quand les clients font ridiculement la file devant la cabine d'Irina Palm, ou quand elle tire la langue derrière le dos de Miki qui est venu voir ce qu'elle faisait. On se souvient également de cette scène sur le chemin du retour où Maggie coupe d'autorité la radio dans une auto où un couple fait bruyamment l'amour : l'homme la traite alors de «vieille vache perverse», mais l'injure tombe à plat car l'on sait bien que Maggie en a vu «d'autres»…
Ces touches d'humour restent cependant limitées et donnent une «respiration» à un film dont la tonalité dominante reste dramatique.
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Le travail de mise en scène consiste, on le voit, à travailler sur des dimensions qui passent facilement inaperçues, qu'il s'agisse de gestes, de postures d'acteurs[14], d'éléments de décors ou d'habillement apparemment secondaires, de plans où l'atmosphère baignée de silence est plus importante que la signification éventuelle, ou encore des pointes d'humour suffisamment disséminées pour dédramatiser les événements sans nuire à leur crédibilité. Ces différentes dimensions, qui parcourent tout le film (même si c'est à des degrés divers), lui donnent cependant son style propre : même si le scénario est marqué par plusieurs inflexions importantes (et notamment un rebondissement final), personnages, ambiances, attitudes sont suffisamment cohérents pour que l'ensemble de l'histoire garde sa vraisemblance. Mais sur ce point, l'appréciation finale reste néanmoins aux différents spectateurs.
Deux questions à débattreUn film pornographique?Dans les avis portés sur Irina Palm, on trouve des opinions opposées, certains reprochant au film son sujet scabreux, sinon pornographique («marre du porno» écrit quelqu'un), d'autres dénonçant le traitement prosaïque de cette histoire sans véritable «sensualité». Si l'on considère le marché de la pornographie actuelle (essentiellement en DVD et sur Internet), il est clair que le film de Sam Garbarski est fort éloigné des productions courantes en ce domaine. Si l'on aperçoit au «Sexy World» en arrière-plan quelques strip-teaseuses, c'est de façon fort brève et sans insistance; par ailleurs, le sexe des hommes que Maggie doit masturber est toujours caché soit par une épaule, par un objet ou par le cadre de l'image. En outre, et c'est sans doute plus important, il n'y a aucune mise en scène que l'on pourrait qualifier d'érotique ou d'esthétique selon tous les clichés du genre (corps lisses et parfaits, lingerie élégante, dévoilement progressif, etc.) Le film travaille au contraire sur l'écart entre ce qu'on pourrait appeler l'imaginaire érotique et la réalité sexuelle, écart que symbolise le double nom d'Irina Palm/Maggie. Les clients fantasment sur une Irina Palm invisible, mais Maggie est quant à elle confrontée à une réalité extrêmement prosaïque (lubrifiant et Kleenex®). Si le thème du film peut susciter la curiosité (qu'on jugera plus ou moins malsaine) des spectateurs avant même la vision, il faut reconnaître que le cinéaste jette un regard «froid» sur cette réalité où il n'y a effectivement que très peu de «sensualité». Irina Palm montre ainsi «l'envers du décor», que ne voient pas les clients, et il s'intéresse bien plus au personnage de Maggie qu'à ses clients réduits à l'état de figurants anonymes. Mais la réaction de Maggie, au départ dominée par la crainte et le dégoût, évolue au cours du temps, et elle considère bientôt son «métier» comme une activité banale et prosaïque… Et c'est ce changement d'attitude qui peut sans doute interpeller les spectateurs: la sexualité est, pourrait-on dire, «désacralisée» perdant son aura de mystère, de gravité, d'imaginaire, de danger même… Alors que Maggie avait d'abord observé avec une curiosité inquiète, le trou par lequel les clients introduisaient leur sexe, son regard sur «la chose» va bientôt changer et devenir pratiquement indifférent.. Que le sexe des clients soit ou non masqué judicieusement par l'un ou l'autre objet n'a finalement pas d'importance: si l'on partage le point de vue de Maggie, il n'y a, d'une certaine façon, rien à voir… que de très banal. Un film immoral?Peut-on dire que le film de Sam Garbarski vise à légitimer à travers le personnage de Maggie les «travailleurs du sexe» et leurs activités? Et s'agit-il d'une défense plus ou moins voilée de la prostitution? La réponse est sans doute plus ambiguë. On se souviendra d'abord que Maggie retourne à la fin du film au «Sexy World» non pas pour y travailler mais pour y retrouver Miki. Autrement dit, c'est l'amour (au sens traditionnel du terme) qui semble alors conclure cette histoire. Néanmoins, on ne peut pas dire que c'est le point de vue de Tom, le fils de Maggie, qui soit ainsi justifié: Tom «ne comprend pas», comme il le dit, pourquoi sa mère «fait la pute», ce à quoi sa mère répond qu'elle n'en est pas une («I am not a whore»), mais il est sans doute difficile à ce moment de donner raison au jeune homme qui a l'air complètement «braqué» alors que Maggie a réussi à trouver l'argent pour les soins d'Olly. Sa belle-fille la défendra d'ailleurs un peu plus tard aux yeux de son mari. Les activités de Maggie peuvent-elles cependant être considérées comme normales ou banales? Le cinéaste montre tout de même les conditions dans lesquelles s'exerce ce genre de métier: Maggie accepte la proposition de Miki uniquement parce qu'il lui promet une très forte rémunération; et c'est également le cas de Luisa qui a accepté ce job pour échapper à un mari violent et pouvoir élever son jeune fils. Luisa sera d'ailleurs renvoyée sans ménagement par Miki lorsqu'elle perdra ses clients. Autrement dit, pour l'une comme pour l'autre, ce «métier» n'est pas «honorable», et elles masquent au moins dans un premier temps à leur entourage la véritable nature de leurs activités. Néanmoins, Maggie va assumer ultérieurement ses activités — et son savoir-faire en ce domaine — devant le cercle de ses amies. Elle dénoncera en outre l'hypocrisie de l'une d'entre elles qui fut la maîtresse évidemment cachée et honteuse de son mari. Ainsi, le film défend sans doute moins un point de vue en cette matière qu'il ne montre la diversité des valeurs auxquelles se réfèrent actuellement les individus. Si la sexualité n'est plus un tabou majeur comme ce fut le cas au 19e siècle (notamment dans l'Angleterre victorienne condamnant à la prison un poète comme Oscar Wilde pour des pratiques homosexuelles), elle reste prise dans des hiérarchies de valeur plus ou moins prégnantes qui stigmatisent en particulier toutes les pratiques apparentées à la prostitution. Mais, en même temps, les limites entre les pratiques légitimes et illégitimes sont devenues plus floues: l'homosexualité n'est plus (en général) considérée comme une perversion, le divorce est aujourd'hui banal, l'adultère n'est plus un délit… (Ce qui ne signifie pas qu'il n'y ait plus de limites: la pédophilie est un crime et est sans doute plus sévèrement réprimée aujourd'hui qu'aux siècles passés.) Ainsi, Irina Palm questionne, si l'on peut dire, la définition même de la prostitution: si, pour Tom, c'est bien de cela qu'il s'agit, pour sa mère (ou pour Luisa), les choses sont sans doute moins claires. Alors que Maggie manifeste au départ des signes d'une crainte exagérée, la réalité se révèle finalement banale et médiocre, et ce sont les clients qui paient et qui donnent ainsi de la valeur à une «relation» où leur propre fantasme a la plus grande part (si l'on excepte le fait que Maggie a des mains «particulièrement douces»). Le film ne conclut pas de manière définitive, mais il oblige sans doute le spectateurs à prendre conscience de l'ambiguïté de certaines réalités, sans doute moins évidentes que ne le sont nos catégories morales, mais également de la diversité des normes éthiques dont sont porteurs les individus contemporains. |
1. Nos arguments sur ce point sont notamment développés dans l'introduction de l'ouvrage À l'école du cinéma. Exploiter le film de fiction dans l'enseignement secondaire par Michel Condé, Vinciane Fonck, Anne Vervier (Bruxelles, De Boeck, 2006).
2. Le cinéma expérimental peut être considéré comme une des branches de l'art contemporain (héritier donc de la tradition picturale) et est essentiellement visible dans les musées. On peut citer des noms comme ceux d'Andy Warhol (qui, en 1964, dans Empire par exemple, a filmé pendant huit heures consécutives l'Empire State Building), de Chris Marker (auteur en 1962 de la Jetée, un film composé uniquement d'images fixes avec la voix off d'un narrateur) ou de Norman McLaren (un maître du cinéma d'animation qui a expérimenté de multiples techniques comme la peinture directe sur la pellicule).
3. La vogue actuelle du «relativisme» tend à faire accroire que ces distinctions sont fausses ou en tout cas incertaines et que tout fait résulte nécessairement d'une interprétation préalable et est «donc» nécessairement subjectif. Un tel relativisme, qui nie toute vérité objective et qui affirme que la «réalité» n'est affaire que de croyance, nous semble une position intellectuellement mais aussi pédagogiquement intenable (sinon à vouloir transformer ses élèves en simples «croyants»). De notre point de vue, la distinction proposée ici est essentiellement méthodologique et vise à susciter une réflexion sur nos propres certitudes en y distinguant donc ce qu'on peut considérer comme des faits vérifiables, de ce qui relève de l'interprétation seulement vraisemblable, et enfin de ce qui participe du jugement de valeur dont la base est foncièrement subjective. Établir l'existence d'un fait (dans le cas d'un film, cela consistera essentiellement à revoir le film pour constater la présence ou l'absence de l'élément en cause) se fait alors selon des procédures différentes que la confrontation des jugements de valeur (ce qui va consister essentiellement en une explicitation de nos propres hiérarchies de valeur) ou la validation d'une hypothèse (qui repose sur des raisonnements plus ou moins convaincants). Si, dans nos certitudes spontanées, ces trois niveaux se mêlent de façon confuse, la réflexion consiste bien à faire le partage entre ces niveaux, même si la distinction reste temporaire et peut être révisée.
4. Il s'agit de deux opinions effectivement exprimées sur des forums d'Internet consacrés à ce film. Les autres citations d'opinions diverses dans ce chapitre ont également été reprises sur Internet.
5. Il est possible de raisonner sur les jugements de valeur en particulier en explicitant les échelles de valeurs auxquelles se réfèrent les différents participants, par exemple l'originalité esthétique ou l'intérêt de la thématique abordée. Dans un premier temps cependant, il semble plus pertinent pédagogiquement d'amener les jeunes spectateurs à prendre une certaine distance par rapport à leurs appréciations spontanées pour mener une réflexion «objective» sur le film vu.
6. Comme en littérature, il faut distinguer entre l'auteur comme figure filmique et l'auteur comme personne réelle. On ne s'intéresse ici qu'aux intentions du cinéaste telles qu'on peut les reconstituer — de façon hypothétique — à travers les différents éléments filmiques: ainsi, l'on peut supposer avec vraisemblance que le but de l'auteur d'Irina Palm n'est pas seulement de distraire le spectateur par des images spectaculaires comme dans un film d'action hollywoodien mais aussi de décrire la confrontation d'une femme relativement conformiste avec un univers qu'elle ne connaît pas. Contrairement à l'affirmation proustienne d'une discontinuité radicale entre le moi du créateur et celui de l'homme mondain, nous pensons cependant qu'il existe indéniablement des rapports entre l'auteur, personnage historiquement déterminé, et le créateur tel qu'il s'exprime dans son œuvre, même si ces rapports ne peuvent être reconstitués que par une enquête historique (nécessairement hypothétique et de préférence circonspecte…). La réflexion proustienne a toutefois le mérite de nous inciter notamment à considérer avec prudence les déclarations qu'un cinéaste peut faire à propos de son propre film (par exemple dans des interviews).
7. On parlera de «chose» sexuelle, parce qu'il ne s'agit pas là seulement du sexe des hommes comme objet de chair, mais plus largement d'une manière de vivre sa sexualité que Maggie ne connaissait pas ou n'envisageait pas jusque-là.
8. Comme expliqué précédemment, l'on considère ici l'auteur du film comme une figure unique, reconstruite à partir du film, même si celui-ci résulte dans les faits d'une collaboration entre différentes personnes (cinéaste, scénaristes, acteurs…).
9. Tout le film (et pas seulement la mise en scène) relève de la responsabilité de son auteur, le cinéaste, qui a choisi notamment de raconter cette histoire plutôt qu'une autre; mais il est possible de réfléchir sur l'intrigue en se situant uniquement au niveau des personnages, dans la logique de la fiction (pourquoi agissent-ils ainsi? qu'est-ce qui les motive? etc.). En revanche, dès que l'on considère la mise en scène — cadrage, montage, direction d'acteurs ou même décors… —, on est amené à s'interroger sur les choix du cinéaste.
10. La distinction entre «forme» et «sens» au cinéma est particulièrement difficile à définir. On préférera parler du travail de mise en scène, plutôt que de la «forme», en tenant compte de la division effective du travail de réalisation cinématographique qui est très généralement constitué de deux grandes étapes — l'écriture du scénario et la mise en scène (tournage et montage) — dont la responsabilité incombe souvent à des personnes différentes — le(s) scénariste(s) et le cinéaste —. Bien entendu, ce partage est très variable et très hypothétique (beaucoup de cinéastes interviennent déjà dans l'écriture du scénario) et a surtout une valeur heuristique: en parlant de mise en scène, on s'intéresse à présent à une série de choix qui ont vraisemblablement été faits au moment du tournage et/ou du montage par le cinéaste. Mais il serait absurde de considérer que seul ce travail de mise en scène a une valeur esthétique (d'un point de vue qui se voudrait spécifiquement cinématographique) et que le scénario n'est qu'un «contenu» sans réelle importance.
11. Sans informations extérieures, il est bien sûr impossible de décider quelle est la part dans ce travail de composition du cinéaste et celle de l'actrice. Cela n'a d'ailleurs pas beaucoup d'importance, et l'on peut considérer qu'il s'agit sans doute du résultat d'une collaboration ou d'un travail collectif.
12. Lorsqu'elle croisera ses amies sur le quai de la gare en se rendant à son travail, plusieurs plans nous montreront ensuite Maggie à Londres sur le chemin pour se rendre au «Sexy World»: même si ces plans sont relativement brefs et n'ont rien de remarquable, ils suffisent à nous faire ressentir visuellement la distance qui est spatiale mais aussi mentale entre les deux mondes où évolue désormais le personnage.
De la même manière, quand Maggie rendra visite à Luisa qui a été licenciée par Miki, on la verra cheminer pour se rendre dans cette HLM: ces quelques plans brefs font percevoir l'écart géographique mais aussi psychologique entre le «Sexy World» et la «vraie» vie de Luisa.
13. Au tout début du film, on peut également percevoir une pointe d'ironie dans la présentation du personnage de Maggie qui porte une énorme peluche dans les bras, trop grande pour la petite auto où elle va s'asseoir.
14. On ne s'est pas attardé ici sur le personnage de Miki qui est pourtant étonnamment construit avec son mélange de traits contradictoires: patron cynique et désabusé, oisif qui ne semble trouver d'intérêt qu'à son Game Boy, il va pourtant être sensible, sinon aux charmes, du moins à la personnalité de Maggie. Toujours vêtu de noir, arborant un cigare très masculin, il masquera pratiquement jusqu'au bout l'attirance qu'il éprouve pour elle, même si des signes ténus révéleront progressivement cet attachement.
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