Extrait du dossier pédagogique
réalisé par les Grignoux et consacré aux filmx
La Gloire de mon père & Le Château de ma mère
d'Yves Robert
France, 1990, 1h45 & 1h38
Ce dossier propose une analyse des deux films réalisés par Yves Robert d'après l'œuvre de Marcel Pagnol. Cette analyse s'attache essentiellement à la construction du scénario : on trouvera ci-dessous un extrait consacré à la troisième partie du Château de ma mère.
Le troisième épisode du Château de ma mère se présente comme une série d'épreuves avec un suspense important: la famille Pagnol va-t-elle réussir chaque fois à traverser l'ensemble des grandes propriétés privées sans se faire prendre ?
Il n'y a plus ici d'enjeu psychologique ou d'évaluation morale comme dans la Gloire de mon père ou même dans l'épisode d'Isabelle: tout l'intérêt du spectateur se porte, au moins pendant un moment, sur les faits et gestes des différents protagonistes, sur la suite des événements dont on ne peut prévoir l'issue. Comme Marcel, le spectateur se met dans la peau de l'éclaireur, il guette l'inconnu, «l'ennemi» qui pourrait surgir, le propriétaire qui pourrait les voir et leur interdire le passage. Bien entendu, il y a encore des notations psychologiques, et Joseph, l'honnête instituteur, aura par exemple bien des scrupules à accepter la proposition de Bouzigues; mais, alors que les épisodes précédents étaient centrés, comme on l'a vu, sur l'évolution psychologique et morale de Marcel, ici ce qui compte, ce sont d'abord les faits extérieurs, les péripéties qui ponctueront ces multiples voyages.
L'épreuve se répétera quatre fois [1]. La première se passera sans encombre. A la deuxième, la petite famille tombera nez à nez avec un noble balafré, à l'aspect redoutable: le personnage cependant se révélera finalement sympathique, altier mais profondément courtois. «A partir de ce jour-là, la traversée du premier château fut notre fête du samedi». Lors du troisième passage, les Pagnol se feront interpeller par un jardinier qui, apparemment hostile, se fera leur complice aux dépens de ses patrons qu'il déteste.
Le quatrième et dernier passage se déroulera dans un contexte particulier: l'année scolaire est terminée, Marcel a réussi le concours des bourses et toute la famille est particulièrement heureuse de partir pour les grandes vacances à la Bastide. Tout le voyage se passe dans un climat euphorique jusqu'au dernier château, jusqu'à l'ultime porte qui est bloquée par une chaîne: le garde arrive, Joseph doit s'expliquer puis se voit dresser procès-verbal et toute la famille est contrainte de rebrousser chemin avec armes et bagages. Finalement tout s'arrangera, comme on le sait, grâce à l'intervention de Bouzigues qui contraindra le garde à déchirer son procès-verbal.
A ce bref résumé, l'on voit comment le suspense est habilement ménagé, épousant une courbe alternativement montante et descendante d'une amplitude toujours plus grande: on passe de l'euphorie à l'angoisse pour revenir à un état de bonheur encore plus grand, avant finalement de plonger dans le désastre total puis d'être miraculeusement sauvé. De façon schématique, on pourrait représenter cela de la façon suivante:
Avec les personnages, le spectateur passe de l'angoisse au soulagement, de la crainte puis d'un sentiment de désastre à l'euphorie finale et à la satisfaction de voir le «méchant» puni. Le film pourrait s'achever là, mais l'épilogue va survenir, inattendu, et donner à cet épisode un sens nouveau, tout en modifiant la tonalité de l'ensemble des deux films.
À l'image du bonheur parfait (Marcel et sa mère souriants sont devant un feu de bois à la Bastide, alors que Joseph termine la soirée avec Bouzigues sur la terrasse) succède un désastre total: en quelques mots, en quelques courtes séquences, le narrateur nous annonce la mort d'Augustine, puis celle de Paul et de Lili.
Et puis Marcel Pagnol devenu adulte, écrivain, réalisateur de cinéma, rachète sans le savoir le château au gardien brutal et entêté. Mais celui-ci a disparu bien sûr, et Marcel se contente d'abattre «l'horrible porte noire, celle qui n'avait pas voulu s'ouvrir sur les vacances».
Cet épilogue produit sans doute sur la plupart des spectateurs une impression profonde: en montrant les ravages du temps, il rappelle de manière dramatique que l'enfance est définitivement passée, et que le bonheur qui a été si bien montré dans la Gloire de mon père et le Château de ma mère est irrémédiablement perdu. De l'euphorie, l'on passe sans conteste à un sentiment beaucoup plus sombre.
Si tout paraît perdu, Marcel adulte ne se contente pas cependant de se souvenir: en abattant la porte noire, il venge évidemment son «père humilié», même si bien sûr cette vengeance trop tardive n'a qu'une valeur symbolique. Puis il conclut comme narrateur (en voix off): «Mais de l'autre côté du temps, il y avait depuis des années une très jeune femme brune qui serrait toujours sur son coeur fragile les roses rouges du Roi. Elle entendait les cris du garde et le souffle rauque du chien. Blême, tremblante, et pour jamais inconsolable, elle ne savait pas qu'elle était chez son fils.» Et l'image d'Augustine renaît miraculeusement à l'écran.
Pour sa mère à jamais inconsolable, contre le temps sans pitié, il n'y a donc pas de revanche possible sinon ces mots soigneusement choisis par le narrateur: «elle ne savait pas qu'elle était chez son fils». Ainsi Marcel qui a passé l'épreuve du temps place symboliquement sa mère sous sa protection, et l'on assiste à un singulier changement de rôles puisque c'est l'enfant qui est maintenant l'adulte, tandis que les parents, pâles ombres effacées du passé, sont entièrement dépendants de lui: il venge son père, ce que celui-ci n'avait pas pu faire lui-même, et il «héberge» sa mère.
Le temps écoulé donne ainsi une paradoxale supériorité à Marcel sur ses parents comme le confirment de nombreuses scènes du Château de ma mère et de la Gloire de mon père. Très souvent en effet, le narrateur (adulte) a «profité» de l'expérience que lui donnait le temps passé pour jeter un regard légèrement ironique sur les faits et gestes de son père ou de sa mère qui apparaissaient ainsi comme de grands enfants. On se rappellera par exemple la leçon inaugurale de Joseph vantant à ses élèves en cette année 1900 tous les progrès gigantesques qu'allait connaître le siècle nouveau: comment n'y pas sentir une légère ironie de la part de celui qui cinquante ans plus tard raconte cette histoire tout en pouvant juger sur pièces de ces fameux progrès? Il en va de même de toutes les leçons qu'aimait à faire dans les conversations courantes le petit instituteur et que Marcel Pagnol rappelle avec une condescendance amusée, ou bien encore de ses craintes excessives d'être renvoyé à cause d'une faute qui rétrospectivement apparaît comme une vétille.
Joseph, dans une brève scène après la réussite de Marcel au concours des bourses qui lui donnait accès à l'enseignement secondaire, avait d'ailleurs exprimé sa crainte de voir son fils le dépasser un jour: «Tu auras honte de moi, avait-il dit, j'ai peur de te perdre». Bien sûr, Marcel ne reniera jamais son père, mais il est vrai cependant que lui adulte voit maintenant son père un peu comme un grand enfant.
Et cette attitude est encore plus manifeste à l'égard de sa mère, elle qui tremblait par exemple comme une feuille en parlant du garde et de son chien féroce. L'une des plus belles scènes de la Gloire de mon père souligne fort bien, avec une tendresse émue, l'image de petit enfant que Marcel a conservée ou voulu conserver d'Augustine. Lors du premier voyage à la Bastide, Marcel saisit en effet sur la charrette du père François des espadrilles qu'il tend à sa mère pour remplacer ses bottines à hauts talons qui l'empêchent de marcher, et, la voyant s'éloigner, il s'exclame: «Comme elle était petite maintenant ! Elle avait l'air d'avoir quinze ans».
Cette «supériorité» de l'enfant devenu adulte sur ses propres parents s'accompagne bien sûr d'une grande tendresse, et l'épilogue du Château qui, comme on vient d'essayer de le montrer, a pour but de faire sentir au spectateur le temps écoulé ainsi que l'expérience douloureuse qu'il représente pour le narrateur devenu adulte, traduit la fidélité et l'amour conservé, par-delà ce temps passé, à Joseph et Augustine: Marcel Pagnol, gardien de la mémoire, est devenu le protecteur symbolique de ses propres parents, non pas seulement vis-à-vis d'un gardien brutal, mais pour tout ce qu'ils ont vécu et qu'a préservé ce double récit de la Gloire de mon père et du Château de ma mère.
Cet épilogue douloureux par toutes les morts qu'il évoque laisse ainsi en définitive une impression très mélancolique, car tout ce qui a été perdu est néanmoins sauvé, partiellement bien sûr, comme une ombre fuyante, par la force du souvenir.
S'il est un évident hommage aux parents de Marcel, le film se termine plus précisément par une évocation appuyée de la figure maternelle, ce que confirme d'ailleurs le titre même. Or si l'on analyse la séquence de la traversée des châteaux, rien ne permet vraiment de privilégier le personnage d'Augustine: c'est avec son mari, avec ses enfants qu'elle passe cette épreuve, et, lorsqu'ils doivent affronter le garde, c'est Joseph qui est sans doute le plus humilié et qui craint le plus pour son avenir. Pour le dire simplement en suivant la suggestion du titre, pourquoi ce château serait-il plus à la mère qu'au père ?
La réponse est assez facile. Le film fait partie d'un diptyque dont le premier volet évoquait de manière privilégiée, comme son titre l'indiquait également, le personnage du père. Et naturellement, le second se consacre à la mère de Marcel.
Mais les deux films ne se déroulent pas du tout de la même façon. Le premier justifie essentiellement son titre par la partie de chasse où Joseph qui allait se faire humilier par l'oncle Jules voyait son «honneur» miraculeusement sauvé par l'intervention inopinée de son fils. On a déjà souligné le fait que le geste de Marcel à cette occasion n'était plus celui d'un enfant mais déjà d'un adulte qui se comportait à l'égard de son père comme un égal ou un partenaire. Autrement dit, l'enfant devenu adulte venait au secours de son père, lui venait en aide quand celui-ci se révélait incapable de se sauver seul (ou du moins de sauver seul son honneur). En extrapolant légèrement, l'on pourrait dire que Marcel paie à ce moment à Joseph la dette d'amour, de reconnaissance que tout enfant a peu ou prou envers ses parents.
En revanche, dans le Château, Marcel reçoit énormément de preuves d'affection de sa mère, mais, s'il éprouve bien entendu de l'amour à son égard, aucun geste de sa part ne vient en témoigner de façon décisive ou éclatante (aucun geste en tout cas de la valeur de celui qu'il avait eu pour Joseph dans la Gloire de mon père: «Et dans mes petits poings sanglants, avait-il dit, je haussais vers le ciel la gloire de mon père en face du soleil couchant»). Augustine en effet a pris l'initiative des vacances de Noël au moment où Marcel a ressenti «l'appel des collines». C'est elle encore qui, pour consoler son fils de ses amours malheureuses avec Isabelle, persuadera Joseph de venir chaque fin de semaine à la Bastide, et qui «intriguera» ensuite pour convaincre la femme du directeur d'école de donner congé à Joseph le lundi matin; c'est elle enfin qui le décidera à accepter la clé de Bouzigues.
Or la seule récompense, pourrait-on dire, pour tous ces gestes sera sa peur et finalement son évanouissement lors de la rencontre avec le garde: Marcel, pas plus que Joseph d'ailleurs, ne sera capable à ce moment de poser le même genre de geste qu'il avait eu à l'égard de son père et qui aurait pu la «sauver» face à ce terrible personnage. Pour sa mère, Marcel reste ainsi définitivement un enfant (dont le comportement contraste avec celui de Bouzigues qui réglera tous les problèmes et surtout avec celui du noble qui offre à Augustine, de façon véritablement galante, ces roses rouges du Roi qu'elle serrera contre son coeur pour se protéger de la peur). On remarquera d'ailleurs que, si Bouzigues intervient providentiellement à la fin de l'épisode, cette intervention concerne essentiellement Joseph qui craint pour sa place, et non Augustine dont la peur irrationnelle reste ineffaçable.
Dès lors, l'on voit le rôle indispensable de l'épilogue vis-à-vis de la figure d'Augustine: le geste d'amour, l'acte décisif que Marcel enfant n'a pas pu poser pour sa mère, il doit l'accomplir adulte mais de façon purement symbolique. Ce château qu'elle avait tellement redouté, il le lui offre enfin comme dernière demeure à elle seule qui, de tant d'amour donné, n'avait rien reçu en retour.
1. En fait, le film ne montrera que quatre passages. Mais, d'après les propos des différents protagonistes, l'on peut comprendre que la famille est passée de beaucoup plus nombreuses fois par ce chemin.