Extrait du dossier pédagogique
réalisé par les Grignoux et consacré au film
Fast Food Nation
de Richard Linklater
USA, 2006, 1 h 54
Il n'est pas si courant de voir un film de fiction tiré d'un ouvrage qui ne soit pas un roman. Si l'enquête d'Eric Schlosser (et le succès du livre en librairie!) ont pu faire germer des idées d'adaptation cinématographique, on se serait plutôt attendu à le voir adapté sous la forme d'un documentaire. C'est d'ailleurs ce qui s'est produit: «Beaucoup de personnes m'ont contacté pour réaliser un documentaire basé sur Fast Food Nation et cela semblait une bonne idée» a déclaré le journaliste. Mais il a ajouté: «Je n'ai jamais eu confiance dans les télés ou les studios qui étaient derrière ces projets. Cela sentait la trahison. Vu ce qu'il y avait d'écrit dans mon livre, je préférais qu'il ne devienne jamais un film plutôt que d'avoir le sentiment à l'arrivée d'avoir trahi mon propos.»
Pourtant, Schlosser va finalement donner son accord pour une adaptation de son livre, suite à sa rencontre avec le producteur Jeremy Thomas et le réalisateur Richard Linklater. «Leurs discussions les amenèrent à penser très vite qu'il ne s'agirait pas d'un documentaire mais d'une vision fictionnelle de l'industrie de la restauration rapide» ajoute le dossier de presse. Malheureusement, le contenu de ces discussions nous est à jamais inaccessible! Invitons les jeunes spectateurs à imaginer ce qui a pu être dit lors de ces discussions. En d'autres termes, quels avantages y avait-il à adapter Fast Food Nation sous la forme d'une fiction plutôt que d'un documentaire?
Pour pouvoir répondre à cette question, il faut peut-être s'en poser d'autres... Quelle est exactement la différence entre film de fiction et film documentaire? Comment le propos de Schlosser aurait-il pu être trahi par l'approche documentaire? La fiction ne trahit-elle pas la réalité elle aussi? Comment Linklater et Schlosser s'y sont-ils pris pour tirer une fiction de la somme d'informations que le journaliste avait recueillies?
La distinction entre film de fiction et film documentaire ne coule pas de source. On dira que le documentaire est marqué d'un indice d'authenticité plus élevé que la fiction. C'est un faisceau de caractéristiques qui rattache à l'un ou à l'autre et non pas des conditions nécessaires et/ou suffisantes.
Fast Food Nation est clairement une fiction, qui met en scène des personnages fictifs, joués par des acteurs (dont certains sont même des stars), et des instances fictives, comme la firme Mickey's Burgers.
On voit d'emblée un premier intérêt de la fiction: imaginer une firme de restauration rapide fictive (mais que n'importe quel spectateur pourra associer à une firme bien réelle) permet d'en dire plus, d'être plus critique en évitant des procès en diffamation. Comment une équipe de cinéma documentaire aurait-elle pu aller visiter et filmer des entreprises dont elle souhaite dénoncer les pratiques?
D'autres éléments de réponse seront sans doute amenés, de différents registres.
Par exemple, en choisissant la fiction, on peut mettre en scène des événements que l'on ne pourrait pas filmer: un accident de travail, une ouvrière obligée d'accorder une faveur sexuelle... Des scènes équivalentes dans un documentaire prendraient la forme de témoignages. Ce que l'on perd en authenticité, on le gagne en efficacité de la mise en scène. La scène de l'accident de travail suscite du dégoût, un sentiment d'horreur, là où le témoignage de la victime provoquerait une émotion moins vive: de la tristesse, de la pitié...
Un autre avantage de la fiction est sa capacité à généraliser. On l'a dit, Fast Food Nation dresse un tableau désastreux de l'industrie du fast-food en 1 heure 44. Toutes les pratiques douteuses dont l'essai de Schlosser témoigne sont rassemblées dans un récit qui compte un nombre limité de personnages. En effet, le travail des scénaristes a consisté à imaginer des personnages qui soient emblématiques, qui incarnent certaines valeurs ou qui représentent certains groupes, tout en les faisant apparaître d'abord comme des personnes (auxquelles on peut s'identifier) et non pas comme des symboles.
Ensuite, le récit fait se concentrer sur ce petit groupe de personnages tout ce que l'auteur de l'enquête a voulu dénoncer: la mauvaise qualité de la viande, l'exploitation des plus pauvres, la pollution, etc. Pour témoigner de tout cela dans un documentaire, il aurait fallu donner la parole à de nombreux témoins, qui n'auraient parlé que pour eux-mêmes, sans donner, sans doute, cette impression de désastre total.
D'autres arguments moins essentiels peuvent aussi être évoqués: par exemple, la fiction permet d'engager des acteurs connus, ce qui a l'avantage d'apporter une notoriété au film. Sans compter que la participation d'une vedette à un tel film laisse penser que cette personne adhère au message du film et lui apporte donc un crédit supplémentaire.
On peut supposer aussi qu'un documentaire commandé par une chaîne de télé aurait pu trahir le propos du livre, en l'édulcorant, pour ne pas irriter les firmes de restauration qui font de la publicité sur ces chaînes...
On pourra néanmoins noter que Fast Food Nation se rapproche du documentaire (s'agit-il d'un clin d'œil?) par certains aspects, notamment le fait que le film suive l'enquête de Don Henderson qui va découvrir (et nous avec lui, et comme l'a fait Eric Schlosser avant lui, on peut le supposer) les coulisses de la transformation de la viande. Tel un journaliste, l'indépendance en moins, Don rencontre des témoins: le gérant du fast-food de Cody, Rudy, l'éleveur de bétail, et sa femme d'ouvrage dont le frère travaille chez UMP, et enfin Harry, l'intermédiaire entre Mickey's Burgers et l'UMP. Là s'arrête la comparaison avec le documentaire: la discussion entre Harry et Don n'aurait jamais pu être captée dans la réalité par une caméra ou un enregistreur à moins qu'ils ne fussent cachés...
L'enquête inachevée de Don (ce n'est pas par lui que la vérité sera dévoilée; il ne visitera pas les secteurs les plus rebutants de l'entreprise — «vous n'avez pas vu les bêtes égorgées, vous n'avez pas marché dans des rivières de sang? alors, vous n'avez rien vu» lui déclare Rudy—) pourrait même être interprétée comme l'impossibilité pour un observateur extérieur de transmettre la vraie réalité. Pour se rendre compte du cauchemar, il faut le vivre. C'est avec Sylvia qui travaille là que nous découvrirons l'abattoir et la boyauderie... «Respire par la bouche» lui conseille Mike. Voilà le genre de conseil qui se révèle nécessaire quand on travaille à ce poste huit heures par jour; pas quand on ne fait que visiter.
*
Ce dont la fiction manque par rapport au documentaire (le sérieux, l'authenticité...), elle le compense par ailleurs: en suscitant des sentiments plus vifs, et par d'autres attraits comme l'identification aux personnages, le suspense, le rythme, etc. Finalement, on pourrait dire que la fiction suscite une plus grande participation du spectateur, une plus grande implication, ce qui est important pour l'auteur du film Fast Food Nation dont l'intention est plus de convaincre que d'informer.