Extrait du dossier pédagogique réalisé par
les Grignoux et consacré aux films :
Congo River
de Thierry Michel Belgique, 2005,
2h00
The Road to Guantanamo
de Mat Whitecross et Michael Winterbottom Grande-Bretagne, 2006, 1h35
La Planète blanche
de Thierry Piantanida et Thierry Ragobert France/Canada, 2005, 1 h 14
Le dossier pédagogique dont on trouvera un extrait ci-dessous s'adresse aux enseignants du secondaire qui verront le film Congo River ou The Road to Guantanamoavec leurs élèves (entre quatorze et dix-huit ans environ). Un chapitre est également consacré au film La planète blanche et s'adresse plutôt aux enseignants de la fin du primaire qui verront ce film avec leurs élèves (entre dix et douze ans environ). Le dossier propose une réflexion théorique sur le cinéma documentaire, mais il contient également plusieurs animations qui pourront être rapidement mises en œuvre en classe après la vision de ces différents films.
Le cinéma documentaire utilise l'image comme moyen de communication et/ou d'expression. Comment faut-il alors comprendre, analyser, apprécier, juger cette utilisation de l'image notamment en situation pédagogique? Et existe-t-il en particulier des méthodes d'analyse de l'image, notamment dans le cinéma documentaire?
Sans prétendre proposer une telle méthode, l'on suggérera ici deux grands axes d'analyse: l'on considérera d'abord l'image en elle-même, et ensuite l'image dans le contexte du film où elle prend place.
La réalisation d'un documentaire, comme d'ailleurs d'un film de fiction, comprend généralement deux grandes étapes: le tournage qui comporte une prise de vue et (habituellement) une prise de son, puis le montage qui consiste à sélectionner les meilleurs plans, à couper éventuellement certains moments de ces plans et à les organiser de façon cohérente en y adjoignant des éléments extérieurs comme de la musique, des commentaires, un générique, des documents d'une autre provenance (images d'archives, carte géographique, etc.).
L'image dans un documentaire se présente ainsi d'abord sous la forme d'un plan, c'est-à-dire en fait une suite d'images prises en continu [1] entre le moment où la caméra a été mise en marche et celui où elle a été arrêtée. Chaque plan considéré en lui-même a alors un contenu informatif et affectif.
L'image a un pouvoir informatif spécifique, différent en tout cas de celui du langage (verbal). Elle nous renseigne immédiatement et globalement sur l'apparence des choses, sur leurs caractéristiques visuelles et sonores [2], sur des réalités qui sont saisies dans l'instant et dans leur concrétude. Un documentaire pourra ainsi me montrer l'aspect d'un fleuve comme le Congo que je n'ai jamais contemplé de mes propres yeux, ou les régions du grand Nord qui me sont inconnues.
L'image montre toujours plus de choses que le langage ne peut en nommer: une simple interview ne se limite pas aux propos du témoin mais me renseigne sur son apparence physique, sur ses gestes, ses attitudes, sur l'endroit où il se trouve, me fait également percevoir le ton de sa voix, son accent, ses hésitations éventuelles, toute la dimension non-verbale de son expression. (De façon un peu plus théorique, on dira donc que l'information dans l'image est donnée de manière globale, intuitive et continue alors que l'information verbale est délivrée de manière linéaire, abstraite et segmentée).
Cette dimension informative, qui justifie l'intérêt que l'on peut porter à de nombreux documentaires, ne doit cependant pas être considérée comme essentiellement différente des savoirs qui se traduisent sous une forme verbale, notamment écrite. Entre le langage et l'image, il y a en effet une circulation constante et une interaction complexe qui induisent une large zone de recouvrement. Face à un film, l'attitude du spectateur est globalement la même que celle qu'il adopte face à un livre ou simplement face à la réalité: les informations sont filtrées — on ne retient pas tout d'une image —, organisées en fonction des connaissances antérieures — l'image est comparée avec ce que je sais déjà de la réalité représentée —, synthétisées — le même individu vu sous différents angles est évidemment considéré comme un individu unique, le fleuve à sa source et à son embouchure sont vus comme une même réalité— analysées grâce à nos différents systèmes de savoirs — même si le cinéma n'est pas capable de me transmettre la sensation de froid, la vue d'immenses icebergs suffit à me faire comprendre, sinon percevoir, ce que peut être le froid polaire —. En situation pédagogique, il est cependant intéressant de s'interroger sur l'information propre aux images (visuelles et sonores), même s'il n'est évidemment pas possible de ressaisir la totalité de cette information. A-t-on vu des choses inhabituelles, inédites? Quelle est la réalité montrée? Qu'a-t-on véritablement découvert à travers les images et les sons? Quelle est la part propre aux images par rapport notamment à celle des commentaires et/ou des propos tenus par les différents protagonistes?
L'image semble avoir cependant une capacité spécifique, celle de montrer la réalité «brute» sans «filtre», sans médiation: la caméra (comme l'appareil photographique) enregistre en effet la réalité de façon mécanique (ou électronique) avec une intervention humaine minimale (mise en marche, tenue de la caméra...). En ce sens, elle paraît avoir une valeur d'authenticité que n'aurait pas en particulier le témoignage oral. Tout le monde se souvient des images filmées à la libération des camps de concentration nazis, images qui ont été prises à la demande des autorités militaires alliées précisément pour montrer de façon incontestable la terrible réalité de ces camps.
Il est clair que l'image a un pouvoir d'authentification: il est en effet techniquement plus difficile (mais pas impossible) de manipuler de façon mensongère des images photographiques ou cinématographiques que de raconter ou d'écrire des propos plus ou moins vérifiables (même s'ils paraissent marqués du sceau de la sincérité).
Néanmoins, le témoignage des images doit lui aussi être analysé et confronté à d'autres sources d'information: sans verser dans une attitude hypercritique, il faut s'interroger, notamment en situation scolaire, sur le contenu propre des images, sur ce qu'elles montrent exactement, ce qu'elles prouvent éventuellement, ce dont elles témoignent de façon certaine. Ainsi, l'on constate souvent un écart entre les faits particuliers révélés par les images et le sens général qu'on veut souvent leur donner (une image de gens affamés vaut pour une famine dont l'ampleur ne sera pas réellement vue mais seulement dite dans le commentaire).
Les images informent, les images témoignent, les images authentifient parfois mais jamais de façon absolue. Et d'autres sources d'information peuvent se révéler aussi importantes, aussi pertinentes, aussi authentiques que des images prises «sur le vif» (personne ne nie par exemple la justesse d'un témoignage comme celui de Primo Levi sur son expérience concentrationnaire à Auschwitz dans son récit Si c'est un homme).
Par ailleurs, comme tout autre témoignage, les images ne «disent» ni ne montrent jamais tout. La réalité est nécessairement vue sous un angle limité, et des aspects importants de la réalité échappent (au moins en partie) à l'œil de la caméra: des phénomènes comme les statistiques, les rapports sociaux, les pensées individuelles, les relations éloignées dans le temps ou dans l'espace ne sont pas immédiatement saisissables par le cinéma.
Beaucoup d'observateurs sont souligné l'impact émotionnel des images, qui serait en soi plus important que celui de la parole ou des écrits. Ainsi on parlera facilement d'images «traumatisantes» pour désigner des images dont la violence serait insoutenable.
L'aspect concret des images favorise évidemment l'identification aux individus mis en scène, notamment lorsqu'ils se trouvent plongés dans une situation douloureuse. D'autres images peuvent de la même manière nous impressionner par leur aspect spectaculaire, effrayant ou étonnant.
On remarquera cependant que l'impact émotionnel des images dépend, pour une part importante sinon essentielle, de la réalité représentée: nous réagissons affectivement aux images parce que nous sommes sensibles à une réalité que nous découvrons avec stupeur, effroi, pitié, dégoût ou, au contraire, admiration et émerveillement. La prise de vue peut accentuer cet impact émotionnel mais elle ne le crée (sans doute) jamais intégralement.
Ainsi, l'effet des images est très variable, et, si certaines d'entre elles suscitent des réactions affectives très fortes, d'autres peuvent être perçues comme banales ou insignifiantes. Et d'autres formes d'expression — par exemple, l'écrit — peuvent en certaines occasions susciter des réactions affectives aussi intenses.
Une image spectaculaire de Congo River de Thierry Michel
Enfin, cet impact émotionnel dépend également de la réceptivité des différents spectateurs: en fonction de ses dispositions affectives mais également idéologiques, chaque spectateur réagira de façon plus ou moins importante, et certains pourront notamment neutraliser l'impact des images de la même manière qu'ils peuvent prendre par exemple de la distance par rapport à une réalité déplaisante.
La dimension affective des images ne dépend donc pas d'un pouvoir mystérieux, qui serait propre aux images. Et l'analyse de cette dimension, si elle reste actuellement largement intuitive, n'est pas en son principe différente de celle d'un texte écrit ou d'un autre média.
Avec de jeunes spectateurs, l'analyse passera de préférence par un travail de verbalisation qui visera par exemple à déterminer les scènes les plus «marquantes» et à expliciter les raisons possibles de cet impact.
Même si ces deux dimensions ne sont sans doute pas tout à fait réductibles l'une à l'autre, on peut considérer — au moins dans un premier temps —l'effet esthétique des images comme une part de leur impact émotionnel: la beauté éventuelle des images va susciter, si elle est perçue, l'admiration des spectateurs.
Ici aussi, la dimension esthétique est souvent dépendante des réalités filmées: dans les documentaires sur la nature, il est ainsi souvent difficile de dire si nous admirons les choses elles-mêmes — paysages, animaux, fleurs... — ou la manière de les filmer — en utilisant un éclairage avantageux, en privilégiant des couleurs pures... —. Néanmoins, la réflexion sur l'aspect esthétique conduit rapidement à s'interroger sur le rôle du cinéaste qui a choisi de montrer des choses plus ou moins admirables mais qui a pu également les embellir ou les filmer sous un angle inhabituel.
À l'inverse, l'on comprend également facilement que les choix cinématographiques du cinéaste peuvent produire un effet esthétique «négatif» en accentuant la laideur des choses, leur aspect sombre, misérable ou médiocre.
Une image de La Planète blanche :
beauté des choses et beauté de la photographie sont difficiles à distinguer...
Cette dimension esthétique risque souvent de passer inaperçue par rapport à l'effet de «réalité» que produit généralement le documentaire. Il est en outre difficile pour des non-spécialistes d'analyser les caractéristiques de l'image comme la saturation des couleurs, l'utilisation de la lumière, le grain de l'image ou la profondeur de champ, qui expliquent ces effets esthétiques. Néanmoins, même si une telle analyse reste sommaire, il est intéressant d'attirer l'attention des jeunes spectateurs sur cette dimension par exemple en comparant le documentaire vu avec d'autres films ayant des caractéristiques très différentes.
«L'image», le plan (c'est-à-dire une suite d'images continues) n'apparaît cependant jamais de façon isolée dans un film: les plans se succèdent, accompagnés généralement de commentaires, de musique, d'intertitres parfois. En outre, les paroles des individus mis en scène peuvent également porter sur des images qui précèdent ou qui suivent le plan présent. L'interprétation de ce que nous voyons (et éventuellement des bruits que nous entendons) va ainsi largement dépendre de cette articulation complexe entre différentes dimensions. Loin de parler par elles-mêmes, les images vont être soumises à de multiples procédures d'interprétation à l'intérieur même du film qui vont en indiquer le sens (du moins celui que l'auteur du film entend suggérer).
Mais, pour le spectateur qui subit le déroulement du film sans pouvoir l'interrompre, il est le plus souvent extrêmement difficile de distinguer l'origine exacte des différents éléments d'une interprétation qui est perçue de manière globale et plus ou moins confuse. En outre, l'impression de réalité que produit l'image donne à penser que cette interprétation découle «naturellement» des images vues . Or il y a souvent une hétérogénéité entre ces deux dimensions, et l'image ne fait qu'illustrer le propos du film, parfois de façon superficielle ou illusoire, sans en «prouver» ou en «démontrer» la vérité ou la justesse.
Ainsi, dans une perspective pédagogique, on attirera l'attention des jeunes spectateurs sur la différence souvent essentielle entre ce que montre le film et ce qu'il dit généralement de façon indirecte et complexe.
[1] On sait qu’un film est constitué d’une suite d’images fixes dont le défilement rapide donne l’illusion du mouvement. On pourrait considérer l’image fixe — ce qu’on appelle le photogramme — comme l’unité minimale à analyser, mais cela suppose un appareillage technique et une démarche qui s’éloignent fortement de l’expérience commune des spectateurs (qui voient évidemment le film lors d’une projection et non pas avec des arrêts sur image).
[2] La bande-son doit également être considérée
comme une image: ce que nous entendons, c’est un enregistrement du son original,
c’est-à-dire une image qui, comme l’image visuelle, ne doit pas
être confondue avec la réalité qu’elle représente. Elle
peut elle aussi faire l’objet de transformations, de distorsions et de
manipulations (anodines ou tendancieuses).
La bande-son est cependant extrêmement hétérogène puisque,
outre les bruits, elle comprend (souvent) des paroles enregistrées qui comportent
une dimension langagière irréductible à l’image: les
personnages filmés vont ainsi immédiatement donner une
interprétation (directe ou indirecte, partielle ou globale) de la
réalité représentée. Les paroles enregistrées (sans
même parler de la voix off) sont donc à la fois «image» sonore
(ce sont bien les voix des personnages) mais aussi langage symbolique.