Extrait du dossier pédagogique
réalisé par les Grignoux et consacré au film
Le Cauchemar de Darwin
de Hubert Sauper
Belgique / France / Autriche , 2005, 1 h 47
Le dossier pédagogique dont on trouvera un court extrait ci-dessous s'adresse aux enseignants du secondaire qui verront le film Le Cauchemar de Darwin avec leurs élèves (entre quinze et dix-huit ans environ). Il contient plusieurs animations qui pourront être rapidement mises en œuvre en classe après la vision du film.
Le film propose une vision assez désespérée de la situation à Mwanza, laissant le spectateur démuni, impuissant. D'autre part, les Européens sont montrés comme des acteurs du déséquilibre dans la répartition des ressources. L'exemple le plus flagrant est celui du partage du poisson : les filets pour l'Europe, les carcasses pour les Africains. Le sentiment d'impuissance conjugué à la culpabilité est désagréable et l'on peut chercher à réduire cette dissonance... dans la satisfaction « de ne plus être ignorant désormais », dans la communication à d'autres de ces informations, dans des résolutions comme celle de consommer davantage de produits issus du commerce équitable... Une autre manière de se libérer du sentiment désagréable produit par le film consiste à discréditer celui-ci, à douter de sa valeur.
On peut aussi tenter de prendre de la distance par rapport à ses premières impressions en s'interrogeant sur la méthode utilisée par l'auteur du film. C'est ce que nous voudrions proposer ici. Comment Hubert Sauper s'y prend-il pour nous communiquer ce sentiment de malaise ? Quel est son point de vue sur la situation qu'il décrit ?
Invitons les spectateurs à essayer de dégager quelques procédés utilisés par le réalisateur. Amenons la discussion avec des questions comme :
Voici, par exemple, quelques procédés qui pourraient être relevés.
Hubert Sauper ne s'en cache pas : il a filmé « ce qui allait mal à Mwanza »[1]. Il ne souhaite pas faire un tableau nuancé et « objectif » de la ville, avec des aspects négatifs et des aspects positifs. Par exemple, Hubert Sauper ne donne pas la parole à des ouvriers de l'usine, mais bien à des personnes qui ont des « sous-emplois » : par exemple, les prostituées, ou Raphaël, le gardien de l'Institut de recherche sur le poisson. Il ne nous montre que des enfants des rues, pas d'enfants scolarisés. Le réalisateur choisit de nous montrer presque exclusivement la pauvreté, en tout cas les situations très misérables.
Le choix des personnes qu'il filme, des images qu'il montre, est le premier indice qui permet de déterminer le point de vue de l'auteur. (Après tout, il doit exister des personnes à Mwanza qui ont une vie meilleure. Pensons notamment aux emplois « dignes », directs et indirects qui ont dû être créés autour de l'industrie de la pêche : traitement du poisson, transport, hôtellerie, maintenance, etc. Jonathan, le jeune peintre, par exemple, déclare avoir un travail, payer un loyer, mais on ne saura rien de ce travail : Jonathan ne fait que témoigner de la dureté de la vie des enfants des rues.)
De manière secondaire, on pourra remarquer que le réalisateur tourne beaucoup la nuit : on est frappé par le caractère littéralement sombre des images : les enfants des rues pendant la nuit, Raphaël au travail... De plus, ces images enregistrées pas une caméra vidéo et projetées sur un écran de cinéma contrastent fortement avec les images qu'on a l'habitude d'y voir, léchées, propres et lumineuses...
Enfin, beaucoup de ces images sont « volées » : le réalisateur n'avait pas l'autorisation de filmer. Cette contrainte aussi a dû l'empêcher parfois de filmer de manière « propre », soignée... On a l'impression que les images sont contaminées par la pauvreté, la misère et la saleté...
Hubert Sauper procède par juxtaposition de séquences, sans que celles-ci soient liées par un commentaire par exemple. La tendance naturelle des spectateurs est d'établir des liens entre des images qui se suivent... Le spectateur perçoit donc la situation catastrophique à Mwanza comme une sorte de réaction en chaîne provoquée par la pêche intensive de la perche du Nil.
Le spectateur peut imaginer des liens comme : s'il n'y avait pas de perche du Nil dans le lac, il n'y aurait pas de pilotes russes ni d'hommes d'affaires à Mwanza ; donc il n'y aurait pas de clients pour les prostituées et le sida aurait d'autant moins de chances de se transmettre ; donc il y aurait moins de morts ; donc aussi moins d'orphelins, etc. En réalité, ces liens ne sont pas explicités dans le film (et d'aucuns prétendent même qu'ils n'existent pas) [2].
D'autre part, le spectateur, habitué au cinéma de fiction, a également tendance à généraliser. (Souvent, au cinéma, les personnages « représentent » des idées, des valeurs... les plus caricaturaux étant « le gentil » et « le méchant ».) Dans un documentaire, quand on nous présente le cas d'une personne, on a tendance à penser que cet exemple n'est pas isolé, qu'il est au contraire représentatif. Ainsi, si l'on nous présente une femme, dont le mari est parti vers le lac pour un emploi dans la pêche, et qui, loin de sa femme fait appel à des prostituées, attrape le sida, meurt, et laisse sa femme veuve, sans ressources, qui est obligée à son tour de se prostituer pour survivre, on peut généraliser que tous ces événements liés se reproduisent largement dans la population. Ce qui est sans doute vrai... mais dans quelle mesure au juste ?
L'effet Koulechov est bien connu des étudiants en cinéma. Il a été mis en avant par le cinéaste (Lev Koulechov, 1899-1970) qui lui a donné son nom et qui a révélé les liens implicites qu'établissent les spectateurs entre deux images consécutives d'un film.
Koulechov a démontré « la puissance évocatrice du montage à travers une expérience célèbre au cours de laquelle il utilise un vieil extrait de film mettant en scène l'acteur Ivan Mosjoukine (très populaire et au jeu considéré comme très expressif). Il fait alterner un gros plan sur le visage de celui-ci avec l'image d'un banquet, celle du cadavre d'une femme dans un cercueil et celle d'un enfant. Le public auquel sont projetées ces images interprète à chaque fois l'expression de l'acteur différemment et y voit respectivement la faim, la peur ou la tendresse bien que le visage de Mosjoukine soit impassible. » (http//www.wikipedia.fr/)
Peut-être l'effet Koulechov joue-t-il à plus grande échelle... pas seulement entre des images successives, mais entre des séquences successives ?
La voix de Hubert Sauper ne se fait entendre que lorsqu'il dialogue avec les intervenants du film. La plupart du temps, ses interventions correspondent à des questions. Il ne commente jamais oralement les faits qu'il évoque par l'image. Pourtant, c'est bien lui qui «parle» à travers les intertitres, ces textes courts qui apparaissent sur fond noir à l'écran. Ces intertitres servent à nous présenter les intervenants («Eliza, petite amie de nombreux pilotes») ou à nous présenter des faits («Le lac Victoria, le plus grand lac tropical du monde, source du Nil, considéré comme le berceau de l'humanité»). A priori, ces textes paraissent tout à fait neutres, d'autant plus qu'ils sont écrits et non pas dits. Pourtant, les formules traduisent parfois le point de vue du réalisateur.
Par exemple, un premier intertitre nous présente Eliza, petite amie de nombreux pilotes. Un deuxième dit: «Eliza vend ses nuits à des pilotes et des hommes d'affaires. Pour 10$.» La formule laisse percevoir l'empathie que montre le réalisateur à l'égard de la jeune femme: «vendre ses nuits» nous fait mieux percevoir la réalité humaine du travail d'Eliza que «se prostituer». Le point qui sépare la phrase de son complément «pour 10$» contribue à insister sur le caractère misérable de la vie d'Eliza. Hubert Sauper est nettement «du côté» de la jeune femme, il veut nous faire partager son sentiment, sa révolte par rapport à la situation qu'elle vit.
Voici un autre exemple: un intertitre dit «Le poisson qui vaut des milliards résulte d'une petite expérience scientifique». La formulation laisse entendre que le poisson a été introduit dans le lac, sans raison, sans projet, «pour voir ce qui allait se passer», de manière parfaitement inconséquente. Or, la perche du Nil a été introduite dans le lac Victoria avec plusieurs projets précis, notamment pour améliorer le potentiel nutritionnel du lac (remplacer la masse de petits poissons moyennement intéressants sur le plan nutritif par une masse de poissons de meilleure qualité [3]) et aussi semble-t-il pour fournir aux coloniaux [4] des poissons intéressants pour la pêche sportive qu'ils pratiquaient.
Hubert Sauper veut nous faire croire à l'inconséquence des personnes qui ont introduit la perche du Nil dans le lac, un peu de la même manière que les Européens qui encouragent aujourd'hui la pêche intensive le font sans considérer d'aucune manière les conséquences négatives que cette activité peut avoir sur la population (certes, l'introduction du poisson dans le lac Victoria n'a pas eu que des effets positifs — il s'agit même d'une véritable catastrophe écologique — mais elle a quand même permis un développement économique important).
[...]
[1] «On peut voyager à Mwanza sans rien remarquer d'anormal ni de choquant. C'est une ville quelconque.» (interview d'Hubert Sauper).
[2] Si la plupart des spectateurs quittent la salle avec la résolution de ne plus manger de perche de Nil, c'est bien qu'ils établissent un lien entre cette industrie du poisson et toute la misère qui est décrite dans le film. Le réalisateur lui-même établit des liens « fulgurants » : « On ne trouverait pas de perche du Nil dans nos supermarchés s'il n'y avait pas de guerre en Afrique » (Hubert Sauper, dans le dossier de presse du film).
[3] Une tonne de perches du Nil correspond à beaucoup plus de nourriture qu'une tonne de petits poissons.
[4] La Tanzanie a été créée en 1964, de la réunion du Tanganyika et de Zanzibar. Auparavant, le territoire a été sous domination allemande puis britannique.