Extrait du dossier pédagogique
réalisé par les Grignoux et consacré au film
Le Couperet
de Constantin Costa-Gavras
France / Belgique, 2004, 2 h 02
Le dossier pédagogique dont on trouvera un court extrait ci-dessous s'adresse aux enseignants du secondaire qui verront le film Le Couperet avec leurs élèves (entre treize et dix-huit ans environ). Il contient plusieurs animations qui pourront être rapidement mises en œuvre en classe après la vision du film.
Comme on le sait, un couperet est un couteau à large lame, utilisé pour trancher ou hacher la viande. De manière plus courante et plus spécifique, on emploie ce terme pour désigner le couteau de la guillotine, un instrument de supplice qui servait autrefois à trancher la tête des condamnés à mort. Le titre pourrait ainsi faire allusion à toutes les têtes que Bruno « fait tomber » au long du film. Or sur l'affiche, c'est lui qui apparaît tête renversée, comme tranchée par le couteau d'une guillotine.
Deux hypothèses sont alors plausibles. L'une amène le spectateur à penser que Bruno, l'anti-héros de l'histoire, est lui-même la première et principale victime. Dans ce cas, on se posera alors la question de savoir de qui (ou de quoi Bruno) est la victime. Qui joue le « rôle » de la guillotine dans Le Couperet ? Comme personne ne cherche à liquider Bruno physiquement, il faut donc forcément porter l'interprétation sur un plan métaphorique ou symbolique.
« Le couperet » devient alors une expression imagée qui désigne « quelque chose » qui détruit, qui « tue » moralement l'individu. « En me volant mon travail, on m'a pris ma vie... », répond Bruno au psychologue qui lui demande « Pourquoi la peur ? la colère ? l'amertume ? ». Sans son travail, Bruno n'existe plus ; il est socialement mort. On s'interrogera donc sur la portée générale que cette interprétation permet de donner au film de Costa-Gavras.
Dans le cas de la seconde hypothèse, sans doute moins vraisemblable dans la mesure où elle implique une lecture unilatérale de la fin, intentionnellement laissée ouverte par le réalisateur, le Bruno prédateur dont on a suivi le parcours meurtrier tout au long du film serait naturellement et logiquement amené à devenir lui-même victime de l'un (ou de l'une) de ses semblables, l'ensemble du système concurrentiel devenant de ce fait une sorte d'engrenage sans fin, où il existera toujours quelqu'un de plus fort et de plus vorace pour engloutir les plus faibles, un peu à la manière tentaculaire de ces multinationales mises en cause dans le film. Mais dans les deux cas, c'est bien la politique économique libérale et ses effets destructeurs que dénonce le réalisateur du film.
On peut remarquer le rôle des médias, et en particulier de la télévision, dès les premiers moments du film, quand Bruno s'installe à table avec les membres de sa famille à moment où la télévision diffuse une publicité pour Arcadia, une multinationale puissante qu'il a déjà contactée à deux reprises pour y obtenir un poste. On voit le patron en personne, en train de vanter les performances de son entreprise, qui s'occupe de papier recyclé. La réflexion que formule alors l'épouse de Bruno éclaire dès le départ l'influence que le réalisateur attribue à la représentation du monde sur le comportement humain. « On dirait que c'est toi qui parles... Il suffit de le zapper... et puis t'as sa place ! », dit-elle sur le ton de la blague, un peu comme si faire disparaître quelqu'un de l'image pouvait être assimilé à faire disparaître ce quelqu'un de la réalité, comme si nous vivions dans un monde déshumanisé, sinon désincarné, où il n'existe plus de frontière entre monde virtuel et monde réel. Après son premier meurtre, celui de Monsieur Birch, Bruno s'apercevra que c'est effectivement très facile de tuer quelqu'un qu'on ne connaît pas ; il dira d'ailleurs à ce propos : « Zappé, comme à la télé, c'est bien ça qui m'a foutu dedans... ».
La seconde séquence où la télévision apparaît est également importante. Elle succède au deuxième meurtre commis par Bruno. Alors que la famille est attablée pour le dîner, la télévision diffuse les informations. On parle justement du double meurtre du couple, dont la police attribue la responsabilité à un professeur amoureux de leur fille, un suspect déjà interpellé et en cours d'interrogatoire. On assiste alors en direct au suicide du professeur, qui se jette par la fenêtre du commissariat. Le point de vue critique de Costa-Gavras peut se lire à la fois dans la façon dont est commenté cet épisode tragique (pour la chaîne de télévision, c'est manifestement et simplement un scoop sensationnel) et dans les réactions des téléspectateurs, qui poursuivent tranquillement leur repas : loin d'apparaître comme travaillé par la culpabilité, Bruno semble soulagé par l'issue de cette affaire criminelle désormais considérée comme classée, tandis que son épouse ne formule que quelques réactions d'apitoiement. Cette courte scène montre combien l'effroyable devient rapidement banal et lointain dès le moment où il se limite à sa représentation [1].
Mais dans cette perspective, le plus significatif est certainement l'univers publicitaire qui enveloppe le film. On se souviendra par exemple de l'image gigantesque montrant une voiture de luxe sur le flanc d'un gros camion remorque, qui passe juste au moment où l'homme recyclé dans le domaine de la confection, filé discrètement par Bruno, est en train d'acheter un sandwich et de l'eau à un marchand ambulant. Par ailleurs, tout au long du film, le spectateur ne peut manquer d'avoir l'attention attirée par les affiches publicitaires pour des produits à destination d'un public féminin. Toutes ces affiches ont au moins trois points communs : celui de montrer des morceaux de corps de femme — une main, un mollet, une tête... —, celui de promouvoir des produits de luxe et enfin, celui de ne faire référence à aucune marque.
On peut affirmer avec certitude que le choix du réalisateur d'inscrire ce type de publicités dans le paysage du film relève bien d'une intention délibérée, puisqu'il en a confié la conception à Oliviero Toscani, célèbre photographe qui doit sa renommée internationale aux publicités provocatrices et polémiques qu'il a conçues pour la firme Benetton. En 1995, ce photographe écrivait un livre intitulé La pub est une charogne qui nous sourit (Paris, Editions Hoëbeke, 1995) : invitons les participants à lire quelques extraits de cet ouvrage [voir l'encadré repris dans le dossier imprimé mais pas sur cette page web] et à entamer ensuite une double réflexion à ce propos.
Cette réflexion portera sur d'abord le contenu et le graphisme de ces affiches : pourquoi toujours des produits de luxe ? pourquoi tous ces corps féminins morcelés ? Pourquoi n'y a-t-il jamais de référence à l'une ou l'autre marque, même inventée ? Quel relief cet « encadrement » virtuel donne-t-il à l'histoire ? De quelle façon ces éléments font-ils sens ?
Interrogeons-nous ensuite sur le choix même du photographe Oliviero Toscani (dont les élèves trouveront facilement des exemples de campagnes publicitaires en faisant une recherche sur l'Internet). L'enseignant pourra orienter les élèves par des questions telles que :
[1] Bien que, dans Le Couperet, les jeux informatiques occupent une place décentrée et « invisible » (puisqu'ils font partie de l'univers de Maxime, le fils de Bruno), ils s'intègrent eux aussi dans le paysage virtuel que le réalisateur entend construire autour de ses personnages. L'importance de ce monde insoupçonné par les parents de Maxime se mesure à la quantité de logiciels volés que Bruno découvre à la cave et fait disparaître dans le fleuve avant la perquisition effectuée par les policiers. Tout comme son père, Maxime s'est replié dans un monde parallèle, virtuel, où une réalité illusoire s'est progressivement substituée aux contacts humains et où tous les coups semblent permis.