Extrait du dossier pédagogique
réalisé par les Grignoux et consacré au film
L'esquive
d'Abdellatif Kechiche
France, 2004, 1 h 57
Le dossier pédagogique dont on trouvera un court extrait ci-dessous s'adresse aux enseignants du secondaire qui verront le film L'esquive avec leurs élèves (entre quinze et dix-huit ans environ). Il contient plusieurs animations qui pourront être rapidement mises en œuvre en classe après la vision du film.
En petits groupes d'élèves,
Observer des photogrammes [ces photogrammes sont disponibles dans le dossier imprimé] :
Travailler sur le découpage du film
Quelques éléments d'interprétationDes personnages théâtrauxComme le montrent les photogrammes reproduits pour cette activité [ces photogrammes sont disponibles dans le dossier imprimé], le jeu théâtral des acteurs remarqué dans les répétitions de la pièce de Marivaux s'observe également dans les relations qui se développent entre les personnages tout au long du film. Il se traduit notamment par de grands gestes et des poses et des attitudes souvent ostentatoires. Quant aux mimiques et à l'expressivité des visages, rendues couramment au théâtre par un maquillage outrancier (ou même des masques dans certains cas), elles sont mises en évidence dans le film par un recours systématique au gros plan. Ce procédé cinématographique permet au spectateur de lire les émotions qui se marquent «à fleur de peau» sur les visages et de les lui faire partager. Cette priorité ajoute ainsi une valeur affective aux scènes représentées, dont il renforce l'intensité dramatique. De manière générale, les personnages sont filmés par des cadrages très serrés. Ce parti pris de mise en scène empêche le spectateur de prendre le recul nécessaire pour adopter un point de vue neutre et extérieur. Maintenu à une distance proche et plus ou moins invariable des personnages du film (comme au théâtre), il se retrouve littéralement plongé dans la tourmente de leurs sentiments et de leurs intrigues. Un espace «scénique»Sur un plan plus formel, on remarquera les caractéristiques théâtrales de l'espace. Ainsi l'endroit où répètent les adolescents a tout d'un théâtre antique, avec une disposition semi-circulaire de «gradins» enchâssés dans un talus, qui délimite de ce fait un espace de jeu de nature scénique. De façon moins évidente, on pourra relever que le «théâtre des événements» s'étend à l'espace extérieur de la cité. En effet, Abdellatif Kechiche a choisi de maintenir le spectateur en dehors des appartements où vivent les adolescents, qui apparaissent comme autant de coulisses [1] où des choses peuvent se vivre et se jouer à son insu [2]. À de nombreuses reprises, nous voyons Lydia, Krimo, Fathi, Nanou, Frida... siffler ou crier au pied des immeubles pour héler l'un(e) ou l'autre camarade et le (la) faire descendre. Jamais ceux-ci ne sont invités à pénétrer dans la sphère privée des autres, cette caractéristique venant renforcer l'importance de ce «décor» extérieur et de ses balises. Ce qui intéresse Abdellatif Kechiche, ce n'est pas ce que les adolescents vivent en famille, ni la façon dont cette vie familiale influe sur leur comportement lorsqu'ils se retrouvent en groupe, ni leur intimité. Ces attentes et ces rencontres répétitives au pied des immeubles apparaissent comme les signes incontestables de cette volonté de limiter l'«action» à l'espace extérieur de la cité. Dans les images, les signes de cette division de l'espace sont nombreux: gros plans sur les fenêtres (ouvertes ou fermées) des appartements, champ divisé en deux par une cloison, une porte entrouverte, un pan de mur, un rideau... En toile de fond, on remarquera enfin les blocs qui bouchent l'horizon, empêchant le regard de se porter au-delà du décor circonscrit par le réalisateur. Une comédie de mœurs en trois actesOn remarque de façon assez frappante que les scènes de L'esquive, si elles présentent une continuité narrative évidente, apparaissent comme autant de «tableaux» reliés de manière discontinue d'un point de vue spatio-temporel. Jamais en effet la caméra n'accompagne jusqu'au bout les personnages dans leurs déplacements, chaque scène étant coupée plus ou moins brutalement et rattachée à la suivante par un procédé que l'on appelle «montage sec». Cette forme de discontinuité, qui se traduit par de courtes (et parfois même très courtes) ellipses spatio-temporelles [3], s'apparente à celle qui caractérise la représentation théâtrale contrainte, par la nature figée de l'espace scénique qui est le sien, de morceler l'action en tableaux plus ou moins indépendants. Cette première observation conduit à s'interroger sur la structure même du film, irréductible à une simple succession de saynètes. Il y a évidemment une réelle progression dramatique, et le film est incontestablement «ponctué» d'événements-charnières qui permettent de l'organiser en grandes parties. La question est alors de savoir ce qui fonde l'unité de chacune de ces parties. À l'analyse, on observe que L'esquive est marqué de trois temps forts, qui ont un impact décisif sur le déroulement de l'intrigue amoureuse: l'échange secret du rôle d'Arlequin (qui permet d'établir un contact privilégié entre Krimo et Lydia), l'agression de Frida par Fathi (qui place Lydia dans l'obligation de réagir à la demande de Krimo) et l'intervention musclée des policiers (qui interrompt la discussion entre les deux adolescents et diffère encore la réponse). On peut donc induire que le film est divisé en quatre parties, dont la dernière apparaît comme l'épilogue de l'histoire. En effet, la scène violente de l'intervention des forces de l'ordre est coupée de façon abrupte et suivie d'images montrant les petits en train de monter en scène déguisés en oiseaux. Il y a donc entre ces deux moments une ellipse narrative, spatiale et temporelle importante, qui donne à la dernière séquence ce statut particulier d'épilogue. Restent les autres parties, qui mettent chacune en exergue un aspect de l'intrigue amoureuse et centre l'attention sur l'un de ses acteurs:
La naissance de l'amourDans ce que l'on peut considérer comme le premier «acte» du film, c'est principalement le personnage de Lydia qui est mis en évidence. Après la scène de rupture entre Krimo et Magalie, la jeune fille est présente, et au premier plan de toutes les scènes, vêtue de sa nouvelle robe. C'est elle aussi qui s'exprime le plus: chez le couturier, au cours des répétitions en classe et dans la cité... En somme, elle semble fasciner la caméra comme elle fascine Krimo. À la fin de cette première partie, l'adolescent fait un premier pas vers elle, en prétextant les dix euros qu'elle lui doit. Cette scène permet d'introduire la seconde partie du film, qui sera quant à elle centrée sur le personnage de Krimo. Le marché secretPrésenté comme un garçon timide, Krimo pense qu'un bon moyen d'approcher Lydia est de jouer le rôle de son amoureux dans la pièce de Marivaux. C'est ce qu'il va essayer de faire en demandant à Rachid de lui céder le personnage d'Arlequin. Or les répétitions en tête-à-tête avec Lydia et celles qui ont lieu en classe montrent qu'il est en réalité très mauvais comédien. Il ne retient pas son texte et il n'arrive pas à mettre de l'expression dans son jeu. Ainsi, malgré son travestissement, il n'arrive pas à devenir quelqu'un d'autre, à profiter de son rôle pour sortir de lui-même, ce que son professeur, hors d'elle, lui reprochera à la fin de ce deuxième «acte». L'expérience est un échec pour Krimo, qui quitte la classe en claquant violemment la porte. Les scènes secondaires de cette partie, comme celle où Fathi propose à Magalie de parler à Krimo, celle où il apprend que son ami fait du théâtre et qu'il est amoureux de Lydia, aident le spectateur à mesurer l'ampleur du changement survenu dans le comportement de Krimo en même temps qu'elles annoncent l'«entrée en scène» d'un troisième personnage important. La réponseLa troisième partie s'ouvre sur une scène très violente: l'agression de Frida par Fathi, le meilleur ami de Krimo, qui apparaît par ailleurs aussi comme son antithèse. Tout au long de cette dernière partie, il se substitue à Krimo en prenant des initiatives à sa place. Il devient donc incontestablement le personnage central de ce troisième et dernier «acte», et son intervention va faire de la réponse attendue un enjeu capital pour tout le groupe d'adolescents. Avec l'entrée en scène de Fathi, la tension dramatique redouble et converge vers le climax du film, à savoir la supposée scène de l'aveu qui doit se dérouler dans la voiture. L'irruption des policiers empêchera néanmoins cette scène d'aboutir et viendra annuler, par sa soudaineté et sa violence, l'intensité dramatique de cet épisode. Comme la fin de la seconde partie — Krimo quitte la classe en claquant la porte et abandonne son rôle d'Arlequin —, la troisième partie se clôt sur un événement violent et inattendu: les jeunes sont menottés et emmenés au commissariat (du moins peut-on le supposer). Quant à l'épilogue, il est l'occasion de constater que les choses sont rentrées dans l'ordre et que le spectacle a pu avoir lieu malgré l'interpellation des adolescents, en particulier des deux comédiennes principales (Lydia et Frida), mais que sur le plan de l'intrigue amoureuse, la situation n'est toujours pas éclaircie, du moins pour le spectateur [4]. 1. Au théâtre, les coulisses désignent la partie située sur les côtés et en arrière de la scène, derrière les décors, et cachée au spectateur. 2. Seul l'appartement où vit Krimo est montré à plusieurs reprises: on y ainsi découvre une partie de son histoire familiale (une mère débordée, un père en prison) et de son intimité (son rêve d'évasion), mais jamais ses copains ne pénètrent cet espace privé. 3. Pour illustrer cette caractéristiques, nous citerons les trois premières scènes du film: Krimo tombe sur le groupe des garçons / se rend chez Magalie / et rentre chez lui. On imagine sans peine que ces trois moments isolés en unités indépendantes par le montage font partie d'un même mouvement limité dans le temps (qu'on peut évaluer à quelques minutes) et dans l'espace (les appartements sont situés dans le même quartier). La caméra aurait pu accompagner Krimo dans ce mouvement par un travelling, par exemple. Ce parti pris de mise en scène cinématographique, qui s'affirme tout au long du film, implique le recours systématique au plan fixe, la caméra n'accompagnant jamais les adolescents dans leurs déambulations. Ainsi, comme le choix du traitement de l'espace, le choix de découper l'action en de courtes séquences peut être interprété comme une manière de protéger l'intimité profonde des jeunes tout en recentrant constamment le propos sur les relations complexes qui animent le groupe. 4. De manière plus anecdotique, le portrait de Fathi, caractérisé par l'excès verbal et comportemental, est l'occasion pour Abdellatif Kechiche de souligner une domination masculine non visible jusque-là. Par crainte, les filles se conforment à ses exigences. Quant à Frida, elle panique à l'idée de la réaction que pourraient avoir son père et son grand-frère — les hommes de la famille — s'ils en venaient à remarquer qu'elle n'a déjà plus son nouveau portable. |