Extrait du dossier pédagogique
réalisé par les Grignoux et consacré au film
Stupeur et tremblements
d'Alain Corneau
2003, France, 1h47
Le dossier pédagogique dont on trouvera un court extrait ci-dessous s'adresse aux enseignants du secondaire qui verront le film Stupeur et tremblements avec leurs élèves (entre quatorze et dix-huit ans environ). Il contient plusieurs animations qui pourront être rapidement mises en oeuvre en classe après la vision du film.
Le comportement d'Amélie dans Stupeur et tremblements peut susciter chez beaucoup de spectateurs, notamment les plus jeunes, des réticences ou des incompréhensions: pourquoi se laisse-t-elle ainsi humilier par ses supérieurs? Pourquoi voue-t-elle une admiration sans bornes à mademoiselle Mori? Pourquoi accepte-t-elle des tâches aussi absurdes et inutiles que photocopier des dizaines de fois le même document sans valeur? Comment peut-elle parler de «voluptueux avilissement» à propos de son travail ou rêver que Fubuki lui tranche la tête avec un sabre? Etc.
L'incompréhension à l'égard du personnage se transformera alors facilement en rejet du film dans la mesure où le besoin d'identification du spectateur, qui est généralement très fort, ne sera pas satisfait. Les spectateurs plus avertis sont en revanche conscients qu'il faut dépasser l'étrangeté apparente du personnage et qu'un des plaisirs du film est précisément de suivre ce personnage qui «pousse» à l'excès des tendances (pulsionnelles, affectives...) partagées sur un mode mineur par la plupart d'entre nous.
Pour dépasser les résistances spontanées des jeunes spectateurs (ou de certains d'entre eux), le plus simple est sans doute de leur proposer de juger de manière nuancée (grâce à des échelles d'appréciation) plusieurs attitudes du personnage: un rapide dépouillement mettra ainsi en évidence les comportements les plus problématiques d'Amélie qui pourront ensuite faire l'objet d'une analyse ou d'une réflexion plus approfondie. L'on s'appuiera pour cela sur les différences de réaction entre les participants qui se sentiront chacun plus ou moins proches ou au contraire plus ou moins éloignés du personnage: les échanges à ce propos devraient montrer que le personnage d'Amélie n'est sans doute pas aussi «étrange» ou «aberrant» qu'il n'y paraît de prime abord.
À propos d'AmélieCertaines attitudes d'Amélie dans Stupeur et tremblements peuvent surprendre ou même heurter le spectateur. Parmi les différentes réactions évoquées ci-dessous, pouvez-vous préciser celles que vous comprenez ou dont vous vous sentez relativement proches et celles au contraire qui vous paraissent étranges et très éloignées de votre propre personnalité? |
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Votre avis: | |
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Elle passe son temps à mettre à jour les calendriers | |
Elle imite les samouraïs pour arracher la feuille du calendrier à la fin du mois | |
Elle est d'une admiration sans bornes pour la beauté de sa supérieure, mademoiselle Mori | |
Elle se fait copieusement engueuler par le gros monsieur Saito avec monsieur Tenshi, son «complice» | |
Elle cherche à avoir une explication avec mademoiselle Mori qui l'a dénoncée dans l'affaire du beurre allégé | |
Elle tente obstinément de calculer les notes de frais mais obtient toujours des résultats différents (et faux) | |
Elle fait des heures supplémentaires au point de s'endormir au bureau | |
Elle veut consoler Fubuki quand celle-ci se fait «réprimander» par son supérieur | |
Elle accepte de nettoyer les toilettes et refuse de démissionner | |
Au terme de son contrat, elle remercie, à la manière japonaise, tous ses supérieurs dont mademoiselle Mori en s'accusant de sa propre incompétence | |
Elle rêve à plusieurs reprises devant la fenêtre au bureau qu'elle vole au-dessus de Tokyo |
Pour alimenter la discussion et pour éviter des interprétations trop subjectives, l'on insistera sur les éléments qui sont explicitement donnés par le film et qui éclairent d'une manière ou d'une autre certaines attitudes d'Amélie. L'on peut notamment penser aux points suivants:
Enfin, sans préjuger des réactions des participants, on peut néanmoins proposer quelques pistes d'interprétation comme dans l'encadré qui suit.
Le destin d'AméliePlusieurs éléments éclairent en partie les réactions extrêmes d'Amélie dans Stupeur et tremblements. Ainsi, son enfance japonaise, symbolisée par ce jardin tout en pierres[1], est placée sous le signe de l'idéal, plus proche du rêve que de la réalité: ces souvenirs très anciens peuvent sans doute expliquer les difficultés d'Amélie à affronter une réalité qui ne correspond pas à cette image idéalisée. La figure de mademoiselle Mori, cette incarnation de la beauté nippone, aussi parfaite que le jardin de pierres dont se souvient Amélie, constitue dans cette perspective un véritable piège pour la jeune fille: d'un côté, cette beauté correspond totalement à l'image qu'Amélie se faisait du pays de son enfance - d'où son empressement à partager avec elle leurs souvenirs «communs» -; mais, de l'autre, Fubuki est en fait une concurrente - redoutable - dans le monde du travail. Pourtant, Amélie refuse de renoncer à son idéal rêvé, et, face à l'intransigeance de mademoiselle Mori, elle dissocie complètement l'image de la belle Japonaise - qu'elle continue à contempler comme elle contemplait le jardin de pierres - et la réalité où agit Fubuki, à savoir un monde de hiérarchies et de concurrence. Toute la personnalité d'Amélie, telle qu'elle est décrite dans le film, tient donc dans son rêve, et il lui est extrêmement difficile de renoncer à ce rêve qui est une partie essentielle d'elle-même: le fait qu'il s'agisse de son premier emploi et qu'elle soit vraisemblablement seule au Japon - dont on ne verra que l'immeuble de la compagnie qui l'emploie - contribue d'ailleurs certainement à son enfermement dans cet idéal illusoire, car elle n'a pas d'autre idéal qu'elle aurait précédemment forgé et auquel elle pourrait se raccrocher, sauf celui de devenir écrivain, ce qui constituera précisément sa véritable «porte de sortie». La personnalité d'Amélie se caractérise donc certainement par la grande valeur qu'elle accorde à l'enfance, au rêve, au souvenir, à l'apparence des choses dont on garde l'image en soi, au détriment cependant de la réalité présente. Ce qui lui donne d'ailleurs une certaine distance par rapport à cette réalité: Amélie ne semble pas vraiment souffrir des brimades qu'elle endure (sauf à la fin quand elle se retrouve en pleurs dans les toilettes devant mademoiselle Mori), et elle exprime, principalement par l'humour et l'ironie, son détachement par rapport au triste sort qui est le sien. Pour elle, la vie réelle, le présent contraignant est vu bien plus comme un jeu - ainsi quand elle détache les feuilles mensuelles d'un calendrier à la manière d'un samouraï ou même quand elle se trouve reléguée comme préposée aux toilettes - que comme un monde sérieux dont les enjeux seraient particulièrement importants. Ainsi, il lui importe sans doute moins de «gagner» sur le plan des avantages matériels (comme mademoiselle Mori qui, elle, défend par tous les moyens sa position dans l'entreprise) que sur le plan symbolique et imaginaire: son expérience dans l'entreprise nippone se termine par un échec, un fiasco total, mais elle obtiendra néanmoins une revanche symbolique finale en faisant ironiquement semblant de s'humilier devant ses supérieurs et en particulier devant mademoiselle Mori. Ici aussi, le jeu avec les apparences, la distance intérieure que maintient constamment Amélie, lui permettent d'affronter - presque victorieusement - une réalité qui est par ailleurs insatisfaisante. Cette capacité à maintenir une distance par rapport à la réalité lui permet enfin de saisir ironiquement l'aspect théâtral et artificiel des relations sociales, notamment lorsqu'elles sont extrêmement codifiées comme au Japon. Néanmoins, cette capacité s'exerce essentiellement dans l'après-coup, quand les événements sont achevés et qu'Amélie les retranspose sous forme romanesque ou cinématographique. Ainsi, ce qui pourrait être vu comme un handicap, la difficulté à s'adapter aux contraintes de la vie réelle, se révèle être une qualité pour un écrivain particulièrement apte à déceler l'aspect inconsciemment comique des relations sociales ici et ailleurs. [1] Il s'agit d'un jardin zen à Kyoto, très célèbre, appelé le Ryoan-ji, datant du 16e siècle: faisant partie d'un monastère, il a une forme rectangulaire et une surface de deux cents mètres carrés environ; il est recouvert d'un gravier blanc sur lequel sont disposées quinze pierres réparties en cinq groupes. Un mur de terre l'enserre sur trois côtés. Ce «jardin de paysage sec» à la fois vide et structuré autour de quelques éléments minéraux est une invitation à la contemplation et à la méditation. |