Extrait du dossier pédagogique
réalisé par les Grignoux
et consacré au film :
Rain Man
de Barry Levinson
États-Unis, 1988, 2h13
Ce dossier s'adresse aux enseignants du secondaire qui verront le film avec leurs élèves. La première partie aborde la question de la place qui est faite dans notre société aux handicapés. La seconde partie s'intéresse plus particulièrement au film et en particulier à sa réception critique qui oscillait entre "le plaidoyer et la descente aux enfers". Enfin, le dossier propose une analyse originale qui est reproduite ci-dessous.
Il est évidemment impossible de juger de la pertinence d'une critique sans tenir compte du film en cause. Après avoir lu ces textes de Gérard Lefort (paru dans le journal français Libération) et de Dominique Fischer (parue dans la revue de cinéma belge Grand Angle), il faut donc opérer un retour sur le film. [Ces deux articles et leur analyse se trouvent dans le dossier imprimé mais n'ont pas pu être repoduits sur cette page WEB].
On peut partir de l'impression des spectateurs : comment ont-ils trouvé le film ? Quelles sont ses qualités ? ou ses défauts ? Tout le monde est-il d'accord avec le fait qu'il s'agit d'un film relevant d'une «logique commerciale» (au sens que l'on a donné plus haut à ce terme) ? Quels sont les éléments qui expliquent son succès ? Est-ce bien, comme on l'a supposé précédemment, l'emploi de codes narratifs simples, le recours à l'émotion et à l'identification faciles ?
Demander à chacun son impression risque sans doute de faire apparaître une diversité d'appréciations. Il faut donc orienter la discussion à partir d'éléments plus objectifs et apprendre à dépasser les limites de sa propre sensibilité ou subjectivité.
On rappellera pour commencer qu'une analyse critique doit porter sur le film lui-même, c'est-à-dire sur la manière dont il est construit ou agencé, et non sur l'histoire ou les personnages considérés isolément, indépendamment du film dont ils font partie. Il ne faut jamais oublier que le film est une fiction, et que les personnages et les événements narrés ne sont pas réels : le sens du film ne doit pas être cherché dans des éléments isolés de leur contexte mais au niveau de la construction d'ensemble. Ainsi l'on peut discuter pour savoir si Charlie (Tom Cruise), au début du film, est un personnage sympathique ou non : mais une telle discussion ne fera sans doute apparaître que des appréciations subjectives contradictoires. En revanche, on peut facilement montrer que le caractère de Charlie évolue au cours du film, et que cette évolution dépend de sa rencontre avec son frère, Raymond (Dustin Hoffman) : ce que cherche à montrer le réalisateur, c'est le contraste entre les deux frères, entre leurs modes de vie respectifs, et les perturbations que cette rencontre produit chez et chez l'autre. Autrement dit, ce que nous montre le réalisateur à un moment du film (par exemple le train de vie de l'homme d'affaires obsédé par l'argent, qu'est Charlie) n'est jamais indépendant, isolé comme un fait brut, et doit toujours être relié à d'autres éléments qui lui donnent sa véritable signification (ainsi sa rencontre ultérieure avec son frère pour qui précisément l'argent n'a aucun sens).
Il ne faut donc pas aborder un film comme une histoire réelle avec des personnages de chair et de sang dont on pourrait discuter comme d'individus véritables, ayant leur propre personnalité, leur passé et leur futur indépendants du film : analyser un film suppose au contraire qu'on s'attache d'abord à sa construction d'ensemble, c'est-à-dire aux rapports internes existant entre ses différents éléments.
Quels sont dès lors ces différents éléments ?
Pour faire un film il faut :
Pour analyser le scénario, on peut se baser sur
On peut ici s'attacher
(Leur jeu semble-t-il naturel ou excessif, constant ou varié, expressif ou inexpressif ? est-il en outre marqué par certains «tics» récurrents ?)
(Pour rappel, le sujet est généralement le héros qui recherche un objet; cet objet a été désigné à l'attention du destinataire, qui peut se confondre avec le héros, par un destinateur; enfin, dans sa recherche de l'objet, le sujet reçoit l'aide d'adjuvants et doit affronter des opposants.)
(Charlie et Raymond s'opposent comme le jeune et le «vieux», l'élégant et le mal habillé, celui qui se déplace constamment et celui qui ne supporte pas les déplacements Même leur manière de compter les différencie puisque l'un compte son argent et l'autre des cure-dents ! Par rapport à ces oppositions, il est important de repérer aussi les analogies, par exemple le même costume que portent Charlie et Raymond à Las Vegas).
L'analyse peut ici se concentrer sur :
(Comme les personnages, les décors entretiennent entre eux des rapports de similarité et d'opposition : le luxe des palaces de Las Vegas s'oppose par exemple aux motels minables traversés précédemment. Outre cette valeur différentielle des lieux, certains décors sont porteurs d'une signification symbolique : ainsi, la pluie qui tombe dans la piscine vide du père de Charlie symbolise le personnage de «Rain Man», «l'homme de la pluie» que vient d'évoquer Charlie avec sa fiancée. En soi, l'image de cette piscine vide n'a aucune fonction dans l'histoire que nous raconte le film, mais, pour le spectateur attentif, elle évoque immédiatement le personnage dont parlait Charlie quelques minutes auparavant.)
(On peut par exemple comparer les différentes situations où apparaissent des thèmes comme celui des chiffres ou de l'eau. Cette dernière thématique connaît de très riches variations dans Rain Man : il y a la pluie qui est associée au souvenir de Charlie, mais aussi la pluie qui empêche Raymond de sortir, l'eau de la douche qui provoque chez lui une crise nerveuse, les jets d'eau brillant au soleil sur l'esplanade où Raymond conduit la voiture de son père : à chacune de ces situations sont associées des significations légèrement différentes.)
A ces trois axes d'analyse (le scénario, les personnages et les images), on peut en ajouter un quatrième : les rapports entre le film et la réalité. Le film traite en effet d'une réalité très particulière : l'autisme. On peut donc légitimement se demander si le film est en accord ou en désaccord avec ceux qui connaissent bien ce handicap. Grâce à un document comme celui édité par l'A.p.e.p.a. (Theo Peeters, L'Autisme. Bruxelles, A.P.E.P.A., 1988), il est possible de savoir (ou en tout cas de mieux apprécier) si la manière dont on présente l'autisme dans Rain Man correspond à la réalité clinique. (D'autres documents plus récents sont disponibles sur le site de l'Association de parents pour l'épanouissement des personnes autistes, siège social : rue Château des Balances, 3bte27 à B-5000 Namur, Belgique)
Quatre questions permettront d'orienter cette comparaison :
Charlie dirige une entreprise (importation de voitures italiennes) en difficulté : il manque d'argent.
D'un point de vue affectif, on remarquera sa solitude et son refus de toute tendresse, de toute marque affective notamment à l'égard de sa maîtresse (qui lui demande d'articuler trois phrases en guise de préliminaires amoureux).
La mort du père de Charlie fait apparaître la possibilité d'un héritage; mais le testament semble faire disparaître cette possibilité, en laissant l'héritage à un inconnu.
Charlie entreprend de récupérer sa part d'héritage; il recherche le bénéficiaire de l'héritage, découvre qu'il s'agit de son frère Raymond, et décide de l'enlever. A ce moment, Raymond n'est qu'un objet d'échange, un objet monnayable.
Par la suite, lors de la scène du casino à Las Vegas, Raymond devient, grâce à sa science du calcul, un objet d'intérêt spécifique (indépendamment de l'héritage) : cet intérêt reste cependant motivé par une question financière (l'argent étant le thème et le moteur initial du film).Une série de découvertes et de crises vont cependant transformer Raymond, aux yeux de Charlie, en sujet à part entière, c'est-à-dire en être humain digne de respect et de considération (et non plus seulement comme un objet qu'on traite sans se soucier de sa volonté ou de ses désirs) : Charlie reconnaît notamment dans Raymond le «rain man» de son enfance.
La dernière crise de Raymond (lors de l'incendie de la cuisine) révèle à Charlie les vraies motivations de son père et le réconcilie, par delà la mort, avec lui.
Charlie ne récupère pas sa part d'héritage, mais paie sans doute ses dettes grâce à l'argent gagné au casino. Charlie n'obtient pas, comme il le désirait, la garde de son frère, mais il «gagne» sur le plan affectif cette relation désormais privilégiée avec Raymond.
Si l'on considère, comme on vient de le faire, la construction du scénario et les principaux thèmes abordés, on voit que ce film s'inscrit certainement dans les schémas de la production commerciale avec ses transformations claires et tranchées, avec son évolution simple et linéaire vers une fin heureuse : tout le monde y trouve son compte, même si Ray retourne finalement dans son institution. C'est une «machine» à satisfaire le spectateur, destinée à plaire au plus grand nombre.
On remarquera cependant que, même si le jeu des acteurs nous paraît au premier abord, naturel ou véridique, il est cependant légèrement accentué et exagéré : Dustin Hoffman a toujours la tête penchée, il marche toujours de la même manière claudicante, il a toujours les yeux levés au ciel quand il parle à quelqu'un Autrement dit, les personnages sont reconnaissables rapidement à travers quelques traits significatifs : pour faciliter la «lecture» du spectateur, l'acteur isole quelques traits caractéristiques et gomme une multiplicité d'autres traits qu'il estime moins pertinents.
On soulignera également le contraste de jeu entre les deux principaux acteurs (contraste destiné également à faciliter la lecture du spectateur) :
Dustin HoffmanSa démarche est voûtée et mécanique, sa voix monocorde, sa conversation mal ajustée à la situation C'est un sujet autiste, coupé du monde et de ses significations. |
Tom CruiseSa démarche est assurée et décidée, sa voix haute et agressive, ses attitudes combatives et dominatrices : c'est un sujet très bien (trop bien ?) adapté au monde. |
Le père mort constituera, par son testament, le premier destinateur du récit, car il désignera à Charlie (qui devient ainsi le destinataire) son frère Raymond comme l'objet de ses recherches et le but de son action (l'enlever pour obtenir sa part d'héritage).
Mais, par la suite, Raymond va devenir un nouveau destinateur, car il va se désigner lui-même, il va désigner sa propre personne à l'attention de Charlie : petit à petit, il intéresse Charlie (et accessoirement Susanna) qui va alors essayer d'obtenir la garde de son frère (indépendamment de toute considération financière). A ce moment, Raymond est à la fois destinateur, puisqu'il désigne l'objet de l'action, et objet de cette action.
Charlie représente le pôle actif de cette histoire, le sujet ou le héros qui part à «recherche» de deux objets successifs : récupérer sa part d'héritage, puis obtenir la garde de Raymond.
Dans son action, Charlie obtient l'aide (au moins passive) de Raymond qui se laisse kidnapper sans difficulté, mais doit faire face à l'opposition du docteur et de Susanna (qui jouent le rôle d'opposants). Par la suite, lorsqu'il cherchera à obtenir la garde de son frère, le docteur et son collègue représenteront deux opposants, tandis que Raymond, par son attitude ambiguë, passera involontairement du rôle d'adjuvant à celui d'opposant.
On remarquera que la distribution des rôles sur les trois axes change au même moment lorsque Raymond n'est plus seulement pour son frère un objet passif, mais devient un sujet à part entière, capable de susciter l'intérêt.
Charlie est un personnage actif, grand et fort, hyper-adapté, extraverti (tourné vers l'extérieur) et obsédé par ses comptes d'argent. | Raymond est un personnage passif, petit et malingre, inadapté social, introverti (replié sur son monde intérieur) et obsédé par des comptes «dérisoires» (cure-dents, numéros des disques dans un juke-box). |
Dans la scène à Las Vegas cependant, il portent le même costume et partagent temporairement la même obsession : compter les cartes !
En ce qui concerne les personnages, le film fonctionne de manière quasi-géométrique puisqu'il repose sur l'opposition et l'inversion des signes, ce qui facilite évidemment la lisibilité et l'identification du spectateur. En revanche cette simplicité des caractéristiques individuelles est aussi une simplification de la réalité, qui gomme toute subtilité et toute nuance.
Ces quelques exemples (qu'on peut multiplier) montrent que l'image est traitée de façon beaucoup plus subtile qu'on ne pourrait le croire de prime abord. De multiples éléments en apparence accessoires ou secondaires concourent à la signification d'ensemble du film : Raymond, Charlie n'ont pas besoin de parler, d'exprimer leurs sentiments ou leurs états d'âme que traduisent en fait indirectement leurs costumes, ou les décors, ou le climat, ou certains objets habilement disposés (comme les jets d'eau brillant au soleil qui traduisent l'euphorie des personnages quand Ray conduit la voiture sur l'esplanade à Las Vegas).
Tous ces détails convergent cependant dans le même sens pour favoriser la «lisibilité» du film au détriment de toute complexité ou de toute ambiguïté : identification aux personnages, clarté et simplicité des significations font de ce film un produit aisément «consommable».
Le film |
Le document de l'A.P.E.P.A. |
Dans le film, les causes de l'autisme sont en partie d'ordre psychologique (elles semblent liées au décès de la mère de Raymond ainsi qu'à la naissance de Charlie, et étroitement associées à un intense sentiment de culpabilité : il ne faut pas «faire de mal» au petit frère) | Ce document insiste sur les causes somatiques (encéphalites, méningites) de l'autisme et sur l'existence de facteurs génétiques (chromosome X fra-gile). Il récuse en particulier les explications psychiques (comme une influence supposée néfaste des parents). |
Les symptômes sont essentiellement des manies répétitives, des craintes exagérées, des crises aiguës et des défauts de communication. Mais ces «handicaps» sont compensés par une intelligence (en matière de calcul arithmétique) et une mémoire supérieures à la moyenne, ainsi que par une innocence sympathique du personnage (qui contraste avec le visage difforme du premier handicapé que rencontrent Charlie et Susanna dans l'allée qui mène à l'institution qui héberge Raymond). | Ce document relève a peu près les mêmes symptômes pour l'autisme que Rain Man, à savoir un développement anormal du langage et de la capacité à nouer des relations sociales, des activités répétitives et une forte résistance au changement des habitudes. Il souligne cependant aussi que ces symptômes se traduisent aussi le plus souvent (80% des cas) par un quotient inférieur à la moyenne (donc par une arriération mentale). |
La réinsertion sociale de Raymond paraît sans doute difficile sinon impossible, mais, en quelques jours, il aura sans doute fait des progrès (surtout dans le domaine émotionnel) importants. | Il dresse un portrait nuancé de l'évolution des autistes et de leurs chances de réinsertion : il y a plusieurs degrés dans l'autisme et plusieurs formes d'autisme dont le destin sera fort différent. Enfin ce document insiste sur le fait que les difficultés des autistes sont essentiellement d'ordre cognitif (c'est-à-dire dans le domaine des connaissances aussi bien pratiques que théoriques), et que les problèmes émotionnels et affectifs en sont surtout des effets : l'accent est donc mis prioritairement sur l'apprentissage méthodique d'aptitudes (en premier lieu le langage et des comportements sociaux), ce qui suppose des programmes d'enseignement spécialement conçus pour les enfants autistes. Autrement dit, il y a peu de chances de faire progresser un autiste sans l'aide de personnes compétentes. |
On voit au terme de cette brève comparaison que si le thème développé à l'écran comporte une part de vérité, il est loin de restituer la complexité clinique de cette maladie. Mais il est vrai aussi que le réalisateur cherche à raconter une histoire et non à faire un documentaire.
Peut-on à présent tirer une conclusion plus objective que celle manifestée par les deux articles critiques abordés précédemment, quant à la valeur d'un film comme Rain Man ? Il reste sans doute une part irréductible d'appréciation personnelle, mais l'on peut cependant souligner :
Mais il ne s'agit là encore une fois que d'une fiction, et le dernier mot restera sans doute au plaisir ou au déplaisir individuel.