À travers l’histoire de Valentina, chanteuse transgenre, Bénédicte Liénard et Mary Jiménez racontent avec grande finesse une des facettes méconnues du conflit sanglant qui a opposé l’état péruvien à plusieurs groupes marxistes armés dans les années quatre-vingt et nonante
Saor, un jeune Indien aux traits androgynes, accompagne le cercueil de sa bien-aimée, Valentina, jusqu’à son village natal où on la veillera puis l’enterrera. Durant son périple dans une forêt dense et humide, il rencontre quelques-uns de ses anciens compagnons et amants, et redécouvre peu à peu son passé complexe fait de violence, d’amour et de contradictions multiples.
Au lieu de choisir la voie du documentaire conventionnel avec son lot d’interviews et de commentaires explicatifs, les deux cinéastes optent pour une approche hybride du réel qui, servie par une photographie et un design sonore magnifiques, nous expose progressivement aux cicatrices intimes d’un moment de l’histoire contemporaine. Au cœur de cette approche qui mêle avec grande nuance l’écriture fictionnelle et les témoignages documentaires, se trouve Saor, dont la présence, les gestes organiques et les silences font progressivement émerger les récits d’hommes qui ont été persécutés dans un contexte déterminé par un mélange morbide de violence politique et de haine à l’égard de tout ce qui s’éloigne de l’hétéronormativité. Très vite, on comprend alors que la question n’est pas de savoir si Fuga est un documentaire ou une fiction, tant ces deux catégories apparaissent inadéquates au contact d’une œuvre affranchie de tout partage réducteur entre approches normées du réel. En optant plutôt pour un regard libre qui se met tout entier au service d’une appréhension sensible du passé, sans historicisation aucune, Liénard et Jiménez nous font découvrir un chapitre méconnu de la souffrance des communautés queers au vingtième siècle. Ce faisant, elles suscitent aussi en nous une forme douce de révolte intérieure contre toutes les haines homophobes et transphobes qui régissent notre présent.
JEREMY HAMERS, ULiège